23 mars 2011

Sainte-Lucie et Grenadines

(21 mars 2011) L'averse (tropicale, bien sûr) de ce lundi après-midi a rafraîchi et éclairci le temps, nous incitant à sortir iPad et Mac portable sur la table du cockpit. Ils remplacent le cabaret à rhum autour duquel nous venions de rassembler le cousin Daniel et l'ami Raymond, accourus nous souhaiter la bienvenue et prendre livraison des divers lambis et langoustes rapportés pour eux par Azur.
Nous sommes rentrés hier soir d'une semaine aux Grenadines (tous les jours soleil, plages dorées, mer turquoise, vent tiède dans les voiles et langouste ou daurade fraîchement pêchée au menu, arrosée de rhums aux parfums variés selon les îles, la routine, quoi!). Mais pratiquement sans Internet, on ne peut pas tout avoir.
Nous devions quitter la Martinique à bord du Bum chromé le surlendemain du Mercredi des Cendres, mais le retard du skipper à rentrer de Sainte-Lucie nous a repoussés d'une journée, combiné au fait que nous n'avions pas trouvé de remplacement adéquat à notre moteur d'annexe moribond; le lendemain, pluie diluvienne et vents tourbillonnants (non, il ne fait pas toujours soleil aux Antilles) nous ont renvoyés au dimanche, ce qui a permis de trouver un joli hos-bord 6 CV-4 temps Yamaha au capot tout blanc. Par contre, les étagères des épiceries marinoises étaient tristement dégarnies: ni miel, ni mayonnaise, ni citron vert (un comble!), ni lait frais, ni pâtisseries locales, peu de choix de café, etc.
Nous avons quand même mis le cap au large dimanche vers midi, profitant d'un vent d'est assez favorable qui nous a déposés à la marina de Rodney Bay, au nord de Sainte-Lucie, vers les 16 heures. Le port de plaisance, encore en construction lors de notre dernier passage il y a un an et demi, a maintenant fière allure et accueille une jolie collection de grands yachts en plus de deux ou trois cents voiliers de passage.
Pendant que le nouveau skipper Will allait accomplir les formalités de douane et d'immigration, je réservais une table dans un café voisin où toute l'équipe est venue me rejoindre pour un lunch tardif et simple, mais plutôt bon.
Lundi matin, Azur dans son rôle de "la patronne" a décidé qu'elle avait besoin de récupérer et que la journée était donc proclamée "Fêt'Nèg'" -- c'est-à-dire congé pour tous les esclaves, elle comprise! Will et notre cuisinier-homme à tout faire Charles (dit Twiggy vu sa corpulence) en ont profité pour aller faire un tour dans la capitale, Castries, d'où ils sont revenus en début d'après-midi avec le gros de ce qui nous manquait de provisions.
Nous avions envisagé de rencontrer ce soir-là Shirley, la veuve de notre vieil ami guadeloupéen Robert Belaye, et l'ancien de la Vieille Casa Jean-Marie Vatinelle (dit Vati), qui habitent tous deux Sainte-Lucie, mais ça sera pour un autre jour…
Mardi, départ un peu tardif, ce qui nous incite à faire étape à l'une de nos escales préférées, la petite baie nichée entre les Deux Pitons, à l'extrémité sud de l'île, au lieu de continuer jusqu'à Saint-Vincent comme prévu. Je suis vivement partisan d'une grimpette (en taxi) jusqu'à Dasheene, le spectaculaire et délicieux restaurant qui surplombe la baie, mais un coup d'oeil aux vagues qui font danser l'annexe au pied d'une des jupes du cata suscite chez Azur une opposition virulente qui emporte le morceau. Repas à bord.
Assez tôt le lendemain, ayant expédié un abondant petit déj préparé par Twiggy (un cérémonial affreusement bourgeois auquel on pourrait vite prendre goût), nous levons l'ancre vers les Grenadines. Nous avons décidé de contourner entièrement Saint-Vincent, une île que notre capitaine a clairement prise en grippe après un léger accrochage avec des pirates armés de coutelas il y a quelques années. Comme nous y avions déjà fait escale à plusieurs reprises et en avions même fait le tour complet en voiture au moins une fois, nous n'y perdons pas grand-chose.
Atteinte au milieu de l'après-midi, Admiralty Bay, havre principal de la petite île de Bequia (prononcé "Bèkoué" comme tout le monde le sait) et porte d'entrée des Grenadines, est modérément encombrée. Un "boat-boy" nous attache sur une bouée au sud-ouest du gros bourg, puis revient nous prendre, cette fois sous son déguisement de "water-taxi", pour nous amener au restaurant Robby's, l'actuelle "eatery" à la mode. Dans l'intervalle, j'ai réussi à piquer une tête à l'eau à partir d'une des jupes, ma première vraie baignade depuis le départ. Triple hourrah!
Mercredi matin, à ma grande déception, nous ne trouvons que quatre ou cinq modestes langoustes à vendre sur le port. Or, Azur en a promis à gauche et à droite à la Martinique, et le skipper se joint à la frénésie d'achats. Cela nous obligera donc à faire l'assez long détour vers Mustique, île des milliardaires (et d'Elton John) et quartier-général des pêcheurs de crustacés, au lieu de filer tout droit vers mon mouillage chou-chou de Mayreau. Comme je m'y attendais, la recherche et la négociation serrée d'au moins vingt livres de "omars", comme on les appelle aux Antilles, consomme la plus grande partie de trois heures, et ce n'est qu'en milieu d'après-midi que nous pénétrons dans une Saltwhistle Bay (Mayreau) déjà quelque peu encombrée.
Heureusement, Will déniche un ou deux copains équipiers sur des catas déjà en place, qui l'aident à nous trouver un ancrage à la fois calme et assez près de la très jolie plage bordée de cocotiers. Dix minutes plus tard, j'ai déjà plongé dans l'eau turquoise et tiède sur fond de sable blanc, juste le temps de me bâtir un appétit pour le dîner de langoustes et pâtes à l'ail que Twiggy et Azur nous ont comploté.
Re-baignade dès l'aube, mais je suis privé de mon spectacle favori, celui des pélicans plongeant comme des torpilles dans l'eau turquoise rendue presque rose-orangé par le lever de soleil qui se réfléchit sur les vaguelettes de l'autre côté de la barre de sable. Les pélicans sont partis ailleurs nidifier, m'explique le garçon qui prépare les petits-déjeûners au bar rustique caché sous les palmiers.
Après une bonne heure à me laisser flotter dans l'eau tiède, je remonte à bord pour le café et nous appareillons pour la petite virée obligatoire aux Tobago Cays, ce refuge marin paradisiaque composé de cinq minuscules îlets ceinturés d'un fer-à-cheval de récifs coralliens qui créent une extraordinaire zone où l'eau vert d'émeraude est lisse comme un miroir, alors que juste au-dessus souffle une bonne brise. Mais il y a trop de monde pour que nous soyons vraiment tentés d'y rester. "Trois p'tits tours et puis s'en vont", comme dit la chanson. À peine le temps d'apercevoir une tortue.
Le vent de nord-est nous oblige à naviguer au près serré pour remonter vers Bequia. Heureusement, sa force nous permet quand même de filer à sept noeuds et plus, pour jeter l'ancre de nouveau à Admiralty Bay avant le coucher du soleil. Les deux jours suivants, nous remontons par petites étapes vers le nord, sans grands incidents autres que quelques bonnes averses et un charmant ballet d'une quinzaine de petits dauphins café au lait-chocolat dont l'un, véritable acrobate, sautait dans les airs au moins trois fois aussi haut que sa taille, pour le seul plaisir de nous impressionner.
Dimanche au soleil couchant, le ponton du Marin nous attendait, mais seulement pour se faire désirer: un sacré vent de terre nous repoussait au large (et vers la coque des voiliers voisins, fallait faire gaffe), ça nous a pris presque une demi-heure -- et des crampes dans les bras à force de tirer sur les amarres -- pour enfin nous mettre à quai. Ah, la dure vie des pauvres marins!
Ce matin lundi, nous avons découvert avec stupéfaction et par WiFi que la planète n'avait pas cessé de tourner en notre absence: Kadhafi se fait (enfin) bousculer à son tour par quelques Rafales, grâce aux cantonales Sarkozy risque d'être à la retraite bien avant ses 67 ans, Marine Le Pen triomphe sur un air de Guéant -- un peu vite selon moi --, et le "bi-partisme effectif" de la politique française en prend sérieusement pour son rhume! Quant au Japon, tout en compatissant, je suis d'accord avec mon ami Piazza qu'il va retomber sur ses (courtes) pattes, mais notre projet d'aller y passer quelques semaines en touristes d'ici un an est reporté sine die... Enfin, le Québec, si j'en juge par les descriptions des copains, est plongé dans sa sloche printanière annuelle. Et mon beau-frère Jean a franchi en notre absence, mais non sans compagnie, le cap des soixante ans!

09 mars 2011

Mercredi des Cendres marinois

 À six heures et quelque du matin, alors que j'écris ceci par un temps frisquet (pour la Martinique) au lever du soleil, la Fête du Mardi Gras est à peine terminée que celle du Mercredi des Cendres a commencé. Le long de la mer face au marché du Marin, un DJ fait rouler les tambours pour les survivants du Carnaval, costumés de blanc et noir, qui dansent les pieds nus dans le sable d'une discothèque improvisée: "En pyjama, lévé en pyjama"…
Je ne les vois pas, mais je les imagine facilement, entendant le grondement des grosses caisses et le cri des trompettes flotter à travers la baie jusqu'à notre ponton, figé dans le calme de l'aube… Personne ni rien qui bouge autour de nous, ici la trève du Carnaval, c'est sacré!
Revenons à Montréal, où les derniers jours ont été occupés par les préparatifs de départ (banque, comptable pour les impôts, retenue du courrier, bagages…) et interrompus par deux belles fêtes.
Il y a eu d'abord de délicieux homards chez Milos, partagés avec la nièce Geneviève, son copain Yves "Number Two" et l'oncle Jean-Luc Bastien, un vieux-vieux copain des années 60 retrouvé à notre pendaison de la crémaillère, avec qui nous avons échangé des tonnes de souvenirs surtout en revenant à la maison prendre le digestif.
Deux jours plus tard, c'est avec le cousin Claude Aubin et sa Cécile que nous sommes allés déguster un brillant dîner gastronomique proposé au restaurant Nuances du Casino par la chef parisienne Olympe Versini, charmante, qui est venue nous faire la causette à la table. Sept petits services de dégustation, aussi raffinés et savoureux les uns que les autres, en particulier de célestes ravioles de crabe à la vanille et de petites tranches de cerf de Boileau rôti, tendres comme de la guimauve et présentées comme des sushis…
Puis, tandis que Cécile et Claude partaient de leur côté pour le Mexique, nous nous sommes envolés vers la Martinique, via la Guadeloupe. Une longue et épuisante journée dont nous nous sommes bien remis à bord du Bum chromé, qui nous attendait (enfin, presque) au ponton 6 de la Marina du Marin.
Presque? C'est-à-dire que pendant notre absence, on a prolongé le ponton dans deux directions, si bien qu'au lieu de nous retrouver seuls au bout de notre quai comme jadis, nous sommes désormais entourés de voisins, catamarans aussi bien que monocoques.
Le couple Suisse-Montpellié- rain de la Marie-Josèphe, Michel et Florence, plutôt en forme, est désormais en diagonale, c'est la "dame à la pipe" (dont le mari, gravement malade depuis longtemps, a finalement dû être hospitalisé) qui nous fait face à babord.
À tribord, il y a deux couples martiniquais sympa qui partagent le motor-boat "Majesté", et derrière nous une énorme vedette garde-côte (rachetée par un particulier, invisible jusqu'ici), un gentil Hollandais dont le petit sloop impressionne par son excellent état et son pimpant malgré ses cinquante ans d'âge, enfin un couple de retraités polonais de Gdynia, un peu froids, mais qui se dégèlent progressivement. L'environnement typique de ce "village transitoire" qu'est toujours une marina.
Il y a aussi l'envahissement saisonnier des grands yachts qui mouillent parmi nous en attendant de s'embarquer à bord des énormes transbordeurs qui les transporteront pour l'été vers Majorque, Valence ou Cannes. Il y a justement un superbe brick d'acier qui balance ses deux vertigineux mats à vergues au-dessus du ponton voisin du nôtre.
Changement de personnel sur le Bum. Xavier, un technicien de maintenance (qui a travaillé ici avec le Charlevoisien Jean-Seb) a pris en charge l'entretien et les petites réparations -- à cinq ans, un bateau comme le nôtre traverse une phase critique où un tas de détails doivent être revus -- et Will, un skipper quadragénaire souriant, a pris le relais à la barre du rasta Marco, qui nous avait quitté pour tenter sa chance en France. Il reste bien sûr le trio de base, le cousin Daniel aux finances, la Sainte-Lucienne Henrietta au ménage et surtout le vieil ami Raymond (qui, Dieu merci, a pris du mieux sur ses 80 ans) à la supervision.
Clairement, les gens qui avaient loué le bateau pour les Fêtes n'y connaissaient rien en catas (ils avaient pourtant un skipper accrédité), ils ont fait pas mal de dommages: crevé un hublot, raclé la coque sur un quai, perdu ou cassé des pièces d'équipement. Heureusement, tout a été réparé ou remplacé pour notre arrivée.
Avant notre retour, nous songions sérieusement à mettre le bateau en vente cette année; au départ de Montréal, la décision était presque prise. Et puis la lente magie de la vie a bord nous reprend, et il n'en est plus question: "Peut-être l'année prochaine, ou l'année après, ou…", temporise Azur -- qui s'est remise à lancer des invitations pour nos prochains séjours. Bon signe. M'est avis qu'à moins d'accident, la saga du Bum chromé est loin de sa fin. D'autant plus que nous mettons samedi le cap sur les Grenadines, "paradis sur terre" et sur mer d'Azur!
Nous renouons peu à peu avec les copains du bord de mer: Lucille et Nicole au Marin Mouillage, la Mauricienne Julia à l'Indigo, le patron néerlandais du Mango Bay, les frères Jean-Joseph au bureau de la Marina qui vient de déménager dans un centre commercial tout neuf, presque face à notre ponton. Pancho, le vieux pote de Jean-Marie Deschamps, a fini par fermer sa "boutique du Marin-Pêcheur", il y a un bout de temps qu'il en parlait. Va falloir aller le dénicher au Diamant, où il habite près de la Dizac.
Dimanche, justement, Azur tenait à aller saluer sa grand-mère au cimetière de son village natal. Pendant qu'elle faisait la causette à ses morts, je suis descendu affronter les fameuses vagues de la Plage du Diamant -- qui cette fois ont eu le meilleur sur moi. Clairement, j'avais perdu la main, et juste comme je me préparais à franchir la barre des brisants pour me retrouver en eau calme, il y en a une énorme (enfin, deux bons mètres de haut) qui a surgi juste à point pour me soulever et me rouler comme une bouteille vide et me faire avaler une bonne tasse d'eau salée. La baignade n'a pas duré bien longtemps.
Hier après-midi vers 16h30, je suis parti seul comme un grand voir le "vidé", le défilé dansé du Mardi-Gras local, qui descendait du bourg pour suivre le bord de mer. Évidemment, dans un village comme le Marin, ça n'a pas le grandiose quasi professionnel de Fort-de-France ou de Basse-Terre (en Guadeloupe, où nous l'avions vécu avec les Larcher), mais la couleur locale compense amplement.
Face au marché couvert, une foule toute costumée de rouge et noir buvait rhum et bière en dégustant des acras (trop salés, pas assez de piment) et du boudin créole, en attendant l'arrivée du cortège.
Les enfants grimés ou masqués couraient et grimpaient partout, les ados en shorts et bas résille dansaient avec vigueur au son de la discothèque qui s'installait sous un auvent. Une demi-douzaine de "djab" cornus faisaient pétarader une vieille mini-Morris décorée de noir et de flammes, sans portières ni toit, tout le long du parcours.
Les vibrations graves des tambours ont signalé l'arrivée du défilé, composé simplement d'un camion portant musiciens et sono, précédé et suivi d'une foule de danseurs costumés, souvent les hommes en femmes et parfois vice-versa, à laquelle une bonne partie des spectateurs se sont joints avec enthousiasme.
Le tout s'est éloigné dans un joyeux vacarme le long de la mer vers la sortie du bourg, tandis que je suivais quelques familles qui rentraient tout doucement chez elles et des jeunes qui, lassés de courir mais non de danser, revenaient zouker à la discothèque face au marché.
Il est huit heures comme je finis ceci… et la musique vient tout juste de s'arrêter: le fantôme de Mardi Gras cède définitivement la place à la réalité du Mercredi des Cendres…