12 décembre 2020

Un tournant prometteur... mais inquiétant!

 Les deux manchettes quasi-simultanées d'hier provenant de Washington marquent sûrement un tournant positif dans l'évolution de la situation aux États-Unis, mais... La décision catégorique et un peu surprenante de la Cour suprême de traiter par le mépris la tentative texane d'invalider l'élection de Joe Biden met pratiquement fin à tout risque que Donald Trump parvienne à s'accrocher au pouvoir avec l'appui des tribunaux et de ses appuis minoritaires; c'est d'autant plus vrai que Trump avait bien réussi à «paqueter» à son avantage la majorité des juges, qui se sont tout de même prononcés unanimement contre lui. Deuxièmement, le début imminent de la vaccination d'abord des plus-à-risque puis de la population en général est une étape majeure dans la lutte à la pandémie; il fait miroiter la promesse d'un retour partiel mais bienvenu à la normalité. Cependant, dans les deux cas, il faut constater la présence d'un revers de la médaille qui n'augure pas grand chose de bon pour l'avenir. 

  1. Il est clair que les oppositions à la victoire du «grand-papa» Biden sont loin d'être dissipées. Les Démocrates ont vu fondre leur majorité à la Chambre, et peuvent au mieux espérer une fragile égalité qui les favorise au Sénat. Étant donné les profondes divisions entre «libéraux» et «modérés» dans leurs rangs, Joe Biden devra manoeuvrer longuement et savamment pour faire adopter au Congrès les moindres mesures un peu progressistes – dont certaines sont indispensables et urgentes. Et la minorité Républicaine, notamment en appuyant ouvertement la fantaisiste tentative texane d'inverser le résultat du scrutin, a signalé à quel point elle entend saboter tous ses efforts, même ceux avec lesquels elle serait naturellement en harmonie (après tout, le nouveau Président est aussi centriste qu'une bonne partie des élus de l'opposition!). À cela s'ajoute le facteur de l'âge et de la santé, donc de l'énergie d'un homme de 78 ans dont la performance assez médiocre en campagne a quand même soulevé des questions justifiées. Il devra aussi faire face aux nombreuses rumeurs et accusations, avec ou sans fondement, que ses rivaux déçus font flotter à son sujet et à celui de ses proches et qui ne peuvent que semer le doute dans l'esprit de certains de ses partisans les moins convaincus. Au total, cela signifie que l'habituelle «lune de miel» dont jouissent initialement les nouveaux élus (même Donald Trump, Barack Obama et George W. Bush en avaient bénéficié), si elle se produit, sera courte et entachée d'épisodes acrimonieux. On se demande en particulier comment le Congrès, dont c'est la responsablité directe, va parvenir à adopter dans des délais utiles et à un niveau efficace les coûteuses mesures de financement public qui sont nécessaires à une vraie relance économique et à une relative reprise de l'emploi et de la consommation, qui sont aussi les seules prémisses de réponse à long terme à la violence urbaine et à l'insécurité sociale sur fond de racisme larvé qui ont assombri les derniers 18 mois. 
  2. Dès le départ, plus du tiers des citoyens américains sont réfractaires à l'idée de se faire vacciner, eux et leurs familles. Si l'on tient compte du fait que la campagne ne couvrira probablement pas les immigrants illégaux (qui représentent 3 à 5% de la population), cela veut dire que les nécessaires 2/3 requis pour assurer une «immunité de masse» risquent fort d'être inatteignables, et donc que la pandémie, quoique réduite en virulence, va se poursuivre bien au-delà de la prochaine année, au moins aux États-Unis. De plus, une âpre polémique sur la validité des remèdes et des mesures de protection, marquée d'un côté par une bonne dose de mauvaise foi, de l'autre par des arguments d'autorité à saveur parfois méprisante, va sans doute se poursuivre dans la population et sur les réseaux sociaux, viciant le climat général et faisant obstacle à bon nombre d'initiatives utiles.

Dans les deux cas, les opposants au nouveau régime ne se rendent sans doute pas compte d'une triste probabilité: celle que leurs efforts de résistance inconditionnelle empirent presque certainement la situation et plongent plus profondément l'«empire américain» déjà ébranlé qui leur tient à coeur dans une double crise politique et économique. Le tout dans le seul espoir que cela permettra le retour au pouvoir... d'un parti dont les dirigeants ont dramatiquement démontré qu'ils n'ont ni la clairvoyance, ni l'ouverture d'esprit qui sera indispensable pour corriger la situation.

19 novembre 2020

Parents, école et cupidité

L'acrimonieux débat sur la fermeture des classes me fascine moins par ce qu'il contient que par ce qu'il passe soigneusement sous silence. Dans toute autre société et à toute autre époque que les nôtres, je suis convaincu que la discussion serait infiniment moins intense, pour une raison très simple: là où les parents ont la curieuse habitude d'élever eux-mêmes leurs enfants au lieu de les fourguer dans des institutions publiques ou privées pour aller gagner le plus d'argent possible (trop souvent hélas un minimum vital), le problème serait mineur – et pourrait même être vu comme une précieuse opportunité.

Que des parents soient soudain forcés de réduire leurs autres activités, principalement économiques, pour se partager la tâche d'élever leur famille et de lui inculquer eux-mêmes le civisme et l'art de vivre en société, plutôt que d'en charger des fonctionnaires (si dévoués soient-ils), n'a absolument rien de monstrueux. C'est au contraire un retour imprévu à ce qui me semble une normalité que capitalisme et salariat ont tout fait pour nous amener à considérer comme une aberration. 

Personne n'ose proclamer publiquement: «C'est effrayant, c'est injuste, on veut m'obliger à vivre avec mes enfants, pis encore, à m'en occuper!» Mais combien de parents le pensent sans le dire? Oui, j'en parle à mon aise, n'ayant pas d'enfant. Mais j'ai eu l'occasion de voir, dans ma famille, mon frère et sa femme, et ma soeur et son compagnon faire d'importants efforts, souvent des sacrifices méritoires, pour assurer à leurs enfants le même genre d'éducation (dans le plus large sens du terme) que nous propres parents nous avaient assuré. Et j'ai pu comparer le résultat avec ce qui se passsait chez trop de gens avec qui je travaillais, où le soin des petits, sans être négligé, passait loin au deuxième rang derrière des préoccupations de vie professionnelle ou même sociale.

Bien sûr que l'absence de vie scolaire risque d'avoir un impact négatif sur le développement des enfants. Mais comment peut-on prétendre sérieusement que cet manque est comparable à celui que connaissent des générations entières de jeunes qui ne connaissent leur ou leurs parents qu'à demi-réveillés et à la course au lever, puis épuisés et souvent hargneux des suites de journées difficiles peu de temps avant le coucher? Ah oui, il faut aujouter à cela les rares «temps de qualité» qu'ils peuvent leur consacrer quand rien d'autre n'est prévu pour la fin de semaine ou pour les vacances! 


Au lieu de tout tenter pour réduire au minimum cette «perturbation» de nos coutumes, ne serait-il pas approprié et salutaire d'en profiter pour réviser des façons de faire qui sont dictées non par des nécessités, mais par une cupidité individuelle et collective que partagent trop visiblement aussi bien employés qu'employeurs? Par une manière de vivre qui est infiniment plus dommageable pour nous et nos sociétés que toute l'insupportable intimité familiale que nous impose la pandémie...

14 novembre 2020

Êtes-vous démocrate?

Bien sûr, direz-vous. Mais comment réagirez-vous au test le plus simple qui peut confirmer ou infirmer cette affirmation?

Le principe de base de la démocratie, que ce sont les citoyens dans leur ensemble qui doivent décider qui exerce le pouvoir politique, semble incontestable. Mais il se fonde sur une idée si simple qu'on ne l'évoque jamais: la certitude que la plupart des gens ont raison la plupart du temps. En effet, quelle serait la justification d'accorder un tel pouvoir de décision à une masse de gens dont la plupart N'ONT PAS raison la plupart du temps? Ce serait idiot, non?

En d'autres termes, quiconque affirme que l'ensemble des citoyens est trop volatil et émotif, ou qu'il est trop influencé par diverses propagandes ou fausses informations, pour qu'il mérite qu'on lui fasse confiance, conteste de manière fondamentale la validité du principe démocratique. Donc, ou bien cet individu n'est pas vraiment démocrate, ou alors il prétend l'être même en admettant que ce n'est pas une bonne idée. 

Or, cette méfiance à l'égard de la volonté populaire, associée à la conviction qu'il faut s'en protéger, est une des bases de la formule représentative (qu'utilisent la totalité de nos régimes «démocratiques» libéraux) selon laquelle les élus ne sont pas tenus de respecter la volonté de leurs électeurs... et elle inspire aussi le besoin que ressentent beaucoup de groupements de gauche d'une «avant-garde prolétarienne» ayant l'autorité de dicter leur conduite à la masse de leurs membres. 


Si bien que la question se pose: qui, parmi nos élites d'un côté comme de l'autre, peut vraiment se dire «démocrate»?

Et vous-même, l'êtes-vous?

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(ajouté en réponse à Pierre Sormany le 16/11) 

Si l'histoire récente nous apprend  quelque chose, surtout aux États-Unis mais aussi au Canada, en France et en Angleterre, c'est que le consensus permettant une cohérence d'action est de moins en moins réalisable dans le groupe restreint d'une élite de pouvoir, surtout quand les partis ne sont plus des confréries idéologiques, mais des coalitions dont le principal intérêt commun est la recherche du pouvoir. Dans ce cas, il est tout aussi réaliste de chercher le consensus dans une masse de citoyens désormais plus instruits et mieux informés, que dans une «classe politique» dont, de surcroît, on voit de plus en plus que ses intérêts propres divergent de ceux du peuple. 


L'exercice du journalisme, et dans plusieurs pays, m'a appris (malgré certaines réserves) qu'on sous-estime souvent, et parfois volontairement, la capacité des «gens ordinaires» à saisir les grands enjeux et à percevoir au moins aussi bien que les élites où se situe le bien commun. Je crois aussi que des expériences comme celle de la Barcelone d'Ada Colau montrent que le peuple peut parfaitement «apprendre en faisant» et donc améliorer sa capacité de comprendre et de s'unir derrière des objectifs communs valables.


J'oublie le nom du chef d'entreprise brésilien populiste qui avait dit, il y a une vingtaine d'années, que «si la femme de ménage qui nettoie mes bureaux peut gérer un budget domestique dans une inflation à 300%, il n'y a aucune raison de croire qu'elle ne peut pas comprendre un bilan d'entreprise ou le budget d'une province»! Une caricature, mais qui frôle de près la vérité.


En d'autres termes, je suis maintenant convaincu (n'oubliez pas que je pioche sur les entrailles de la démocratie depuis près de trente ans, quand j'écrivais «La Démocratie cul-de-sac») que la formule représentative est non pas un principe durable, mais un pis-aller qui était jadis justifié par les circonstances, mais qui est de plus en plus obsolète. Le temps est mûr pour passer, graduellement et en prenant les précautions qui s'imposent, vers une démocratie directe qui fasse confiance au bon sens et au civisme du citoyen moyen. Et il me semble que le choc causé par la pandémie offre l'opportunité d'entreprendre cette transition.

09 novembre 2020

Un après-Trump sans Donald?

La quasi-totalité des commentateurs, en particulier aux USA, supposent qu'à l'image des politiciens traditionnels, le futur ex-président américain va continuer à jouer un rôle important dans la politique et en particulier dans son parti actuel en tant que «faiseur de rois». Je soupçonne que la réalité sera bien différente.

En premier lieu, l'«attention span» de Donald Trump est notoirement restreint, à la fois dans le temps et dans la portée: il ne s'intéresse vraiment qu'à ce qui l'affecte directement, et encore seulement jusqu'à ce qu'un autre sujet pique son intérêt. J'ai de la difficulté à l'imaginer maneuvrant à long terme pour maintenir ou regagner une majorité au Congrès ou dans un Capitole d'état ou pour faire élire ou réélire tel ou tel sénateur ou représentant, une fois qu'il n'aura plus besoin de l'appui de ces gens pour poursuivre son propre agenda (principalement d'affaires).

Deuxièmement, Trump est loin d'être un idéologue à la pensée cohérente et structurée – il a passé toute sa vie à changer d'idée (et de parti) chaque fois que cela faisait son affaire. Absolument rien n'indique que cette attiude bien ancrée a été transformée par son expérience présidentielle. 


Troisièmement, combien de tmps lui faudra-t-il, une fois que les ténors républicains auront accepté la réalité de l'élection de Joe Biden, pour considérer cela comme une trahison massive à son égard et pour en vouloir autant au GOP qu'il en veut aujourd'hui aux démocrates? 


Enfin, entre la nécessité de reprendre ses complexes magouilles financières pour maintenir en vie son chancelant empire immobilier et médiatique et celle de faire face aux multiples menaces judiciaires que lui ont mérité ses magouilles passées, que lui restera-til comme temps et comme énergie pour revenir aider ses alliés politiques actuels dont il n'aura plus vraiment besoin?


Ce sont ces constats qui me font considérer bien plus probable l'éventualité d'un retrait à peu près total du président actuel de la scène politique, laissant orphelins ses «amis» républicains qui n'en croiront pas leurs yeux. Le seul doute qu'il me reste à cet égard est l'éventualité que, par dépit, il s'implique une dernière fois dans le jeu électoral en 2022, probablement pour «punir» sélectivement ceux des deux partis envers qui il aura gardé une tenace rancune. Mais l'idée qu'il remette ça comme candidat présidentiel en 2024 (à l'âge de 78 ans et après avoir perdu une fois) me paraît bien farfelue.

08 novembre 2020

Une «victoire» à prendre avec un grain de sel?

Pour mieux évaluer ce qui se passe aux États-Unis, il faut savoir que les élections américaines ne sont jamais une affaire de changement majeur d'orientation mais plutôt un choix entre deux équipes généralement similaires de «managers» de centre et de centre-droit, avec de légères différences de pensée et de sincérité.  C'était vrai pour Trump, c'est maintenant vrai pour Biden ... et c'était presque aussi vrai avant pour Barack Obama.  

Tant que le pays restera obsédé par le profit à tout prix, l'individualisme féroce, la vénération pour une Constitution vieille de 230 ans et un système bipartite oligarchique, il y aura peu d'ouverture pour de réels progrès politiques. Tel est le contexte de toute la discussion actuelle sur le résultat; les progressistes peuvent pousser un soupir de soulagement, ils n'ont pas de quoi pavoiser.  

Mais ce n'est pas une raison pour verser de l'huile sur le feu et attiser la méfiance et les troubles sociaux en répandant des rumeurs trompeuses sur l'honnêteté du scrutin ou en les accréditant - la tentation de certains gauchistes de pratiquer une "politique du pire" fonctionne rarement, elle ne l'a jamais fait dans une société aussi rigidement butée dans sa division que celle des États-Unis aujourd'hui.  De toute façon, la réélection de Trump n'aurait certainement pas amélioré les choses pour les peuples, que ce soit aux États-Unis ou dans le monde en général.

J'ajouterai que contrairement à ce qui se dit dans les médias, la «vague bleue» promise par Biden s'est bien produite: il a obtenu près de 10 millions de voix de plus que Hillary Clinton en 2016, soit environ 14% – c'est énorme. Ce que personne n'avait prévu, c'est que Trump a également réussi à galvaniser sa propre base à un niveau imprévu et inédit: la répudiation de ses attitudes et de ses actions n'a touché qu'une faible majorité de la population, répartie très inégalement sur le territoire. 

L'explication que j'y vois est que comme cela s'était produit au moment de la perte d'hégémonie de l'Angleterre avant et surtout après la 2e Guerre mondiale, une importante proportion des citoyens yankees se réfugient dans un repli passéiste et réactionnaire (parfaitement incarné par Donald Trump) plutôt que de faire face objectivement à une nouvelle réalité géopolitique désagréable. La pandémie de la Covid-19, suivant de près l'éclatement de la bulle Internet d'il y a vingt ans, la catastrophe financière des «subprimes» de 2008 et la prise de conscience de la crise écologique, ne  fait qu'accentuer un «déclin de l'Empire américain» que de plus en plus de peuples de la planète se sont mis à souhaiter plus ou moins consciemment, au grand dam des premiers concernés. La poussée constante de la Chine, le maintien tant bien que mal d'un bloc européen relativement riche et cohérent, le retour des ambitions russes et l'échec de l'Occident à éliminer la menace islamiste laissent peu de place au doute à ce sujet.

J'ajouterai un indice supplémentaire: Trump et ses acolytes ont réussi à susciter dans une partie de la population une peur panique d'une montée en force du «socialisme» dans le pays... alors qu'il n'y a en tout et pour tout que deux socialistes avoués sur 535 membres au Congrès: Bernie Sanders au Sénat et Alexandria Ocasio Cortez à la Chambre! 

14 octobre 2020

Cour Suprême et religion

 Il est frappant à quel point la dimension religieuse sous-tend les audiences du Sénat pour la confirmation  de la juge Barrett à la Cour Suprême américaine. Et à quel point les Démocrates s'abstiennent d'y faire allusion, alors que les Républicains font tout pour les attirer sur ce terrain miné. 

Il faut sans doute être à la fois étranger et proche voisin pour saisir les multiples facettes de la question et leur pertinence quant au fonctionnement de la Justice chez l'Oncle Tom. La tendance conservatrice chez les hauts magistrats est à un respect absolu de la Constitution (le «textualisme» ou «originalisme»): les lois doivent respecter non seulement la lettre de celle-ci, mais  la lettre telle qu'elle était comprise au moment où elle a été écrite. Or, la plus grande partie du texte original date des années 1780-90 et n'a pas été modifiée, sauf par quelques ajouts subséquents (esclavage et ségrégation, prohibition, régles électorales, droit de vote des femmes...). Ce qui a pour effet que lorsque la majorité de la Cour est conservatrice, la quasi totalité des interprétations se fonde sur une mentalité de la fin du 18e siècle.

De ce constat, ressortent quatre questions qui mettent directement en cause la laïcité de l'État américain et la capacité de sa Justice de traiter équitablement ses citoyens de cultures et de croyances diverses.


a) La liberté de religion originelle garantie par la Constitution ne porte en pratique que sur les églises chrétiennes. Lorsque l'amendement qui l'affirme a été adopté en 1791, ni les croyances amérindiennes, ni celles des esclaves venus d'Afrique, ni le judaïsme, ni l'Islam, ni le bouddhisme, qui étaient groupés sous l'étiquette de paganisme,  n'étaient reconnus comme de véritables religions. Ce qui implique que n'importe quelle de celles-ci pourrait être mise en cause devant la Cour suprême – et rejetée selon une stricte interprétation originaliste.

b) De même, la Constitution prévoit la liberté de croire, mais ne dit rien du droit de refuser de  croire; la pratique tend à le pénaliser, par exemple il n'existe aucun exemple éminent de politicien ou d'homme public qui se soit proclamé athée ou agnostique sans en payer le prix. Le fait que tout serment d'office doit se faire une main sur la Bible et que tout évènement public important commence par une prière est significatif.

c) Le texte du premier amendement ne précise pas la portée de la liberté de religion: ne couvre-t-elle que la pratique privée, ou protège-t-elle aussi les efforts d'une confession pour imposer ses croyances et pratiques à l'ensemble de la population? L'influence accordée aux diverses sectes chrétiennes dans l'arène politique favorise clairement la seconde hypothèse. Ce qui pose la nécessité  de savoir si une catholique ultra-conservatrice comme Mme Barrett se laisserait influencer par ses principes religieux et ses pratiques morales dans ses décisions de justice – une question à laquelle elle refuse systématiquement de répondre.

d) La Constitution ne fait pas la distinction entre les questions de foi et celles de morale. Dans la pratique, les décisions juridiques ont tendance à faire cette distinction: la loi interdit la polygamie, pourtant un des principes des Mormons, la persécution des homosexuels, l'excision du clitoris chez les filles, etc. Mais rien n'affirme avec certitude que ces coutumes sont bannies pour toujours.


Dans ce contexte, le questionnement des Démocrates sur la position juridique «originaliste» de Mme Barrett prend une tout autre dimension...

13 octobre 2020

Cul-de-sac pandémique

C'est intéressant et profondément inquiétant de constater ce qui se passe dans la plupart des pays «démocratiques» aux prises avec une deuxième vague de pandémie. Presque partout, les populations qui, au printemps, étaient majoritairement disciplinées et confiantes dans la sagesse des mesures d'urgence imposées par les gouvernements, deviennent de plus en plus sceptiques et même délinquantes à mesure que la situation s'aggrave.

Dans chaque pays, province, état, lander ou shire, les observateurs tentent de trouver à cela des explications locales, à faire retomber la faute sur les défauts sociaux et culturels de la mentalité des citoyens («pourquoi les écoles québécoises ont-elles trois fois plus d'infections que les ontariennes, les états américains deux fois plus que les provinces canadiennes, la Belgique plus que la France ou les Pays-Bas, les grandes villes plus que les campagnes...?»). Mais il est difficile, si on fait l'effort de regarder le tableau dans son ensemble, de ne pas y voir, au-delà des spécificités, une crise généralisée. Difficile de ne pas constater la réalité du vieux principe que «les mêmes causes produisent les mêmes effets», même si en apparence les circonstances diffèrent.

En mars et avril, il était gênant mais compréhensible que nos dirigeants aient été pris de court par un phénomène hors-normes, tel qu'il ne s'en était pas produit à cette échelle depuis plus d'un siècle. Dans la plupart des régions du monde, les peuples, quoique déçus du manque tragique de préparation des responsables, ont accepté la nécessité de leurs improvisations, admis que celles-ci connaissent un certain pourcentage d'échecs. Mais aujourd'hui? 


Les gouvernants et les gens d'affaires ont eu six mois et plus pour analyser la situation, avec l'aide des ressources considérables fournies par le savoir de la communauté scientifique et médicale et les statistiques et les observations concrètes des organismes de santé publique. Malgré cela, ils n'ont rien d'autre à nous proposer que les mêmes recettes à l'efficacité douteuse, qu'une même vision régionale ou nationale souvent entachée d'un opportunisme politique décevant, sans une perspective plus vaste à la mesure de la dimension planétaire de la crise? À cela s'ajoute le constat troublant que les dictatures, dans leur ensemble (du moins selon leurs statistiques publiées), paraissent s'en tirer bien mieux que nos élites élues.


Une double tendance se fait jour qu'il est sans doute mal vu de dénoncer, mais impossible d'ignorer: d'une part, les gouvernements, malgré leurs discours populistes, sont trop enclins à risquer la santé de leurs citoyens pour préserver celle d'un système économique et financier dont les failles sont de plus en plus évidentes; d'autre part, chaque clique régionale ou nationale, obsédée par la préservation de ses privilèges régionaux ou nationaux, s'abstient obstinément de collaborer avec ses voisines et le reste de la planète pour définir, réaliser et rendre accessibles à tous des solutions globales à ce qui est une tragédie globale. Nulle part n'avons-nous vu même un brouillon d'accord international sur la mise en commun des ressources, soit pour fabriquer et distribuer les équipements nécessaires selon les besoins et les urgences, soit pour partager les résultats de recherche et d'expérimentation afin de développer et produire à des prix raisonnables et en quantités suffisantes les traitements, médicaments et vaccins dont le besoin est criant.


Dans un tel contexte, la délinquance fréquente chez les jeunes, mais aussi de plus en plus présente chez les aînés, pourtant les plus fragiles et les plus menacés, paraît justifiée. Mais ce n'est pas une solution. À court terme, le bon sens dit que nous n'avons pas d'autre choix que de suivre les mêmes consignes qui, au moins, limitent les dégâts. En espérant que cela nous procurera un répit temporaire au cours duquel de meilleures formules, de meilleurs remèdes pourront être mis au point. 

(ajout tardif en réaction à des amis délinquants: Dans une situation de crise, il faut être réaliste, quelles que soient les réserves justifiées que l'on a.  Quand le capitaine dit "Le navire coule, tous aux canots de sauvetage", ce n'est pas le moment de se plaindre "Attendez une minute, le canot n'est pas propre ou pas assez grand" ... ou même: "Etes-vous sûr que vous ne mentez pas et le navire coule vraiment? ")


Ce que le même bon sens nous dicte, en revanche, c'est qu'à plus long terme la seule façon d'éviter qu'une catastrophe du genre se reproduise est de repenser en profondeur la manière dont nos sociétés et la planète dans son ensemble sont gouvernées. Il n'y a plus de raison valable pour que nous laissions en place un système qui avait été conçu en un temps où les hommes étaient jugés supérieurs aux femmes et les peaux blanches aux peaux noires, rouges ou jaunes, où la majorité des peuples étaient illettrés, où les classes possédantes instruites pouvaient prétendre à un sens civique et responsable qui les rendait dignes de gouverner, où l'information factuelle était réservée à une soi-disant élite. Les citoyennes et citoyens bigarrés d'aujourd'hui ont dans la plupart des pays un niveau d'éducation, de connaissance et d'information qui les rend aptes à prendre les décisions politiques qui affectent leur présent et leur avenir; leur désir de promouvoir leurs intérêts propres n'est pas moins respectable que celui d'actuelles élites étroitement inféodées à des pouvoirs financiers d'une infinie rapacité.

 

Dans un premier temps, il faut donc nous serrer les coudes, à l'échelle de chaque région, province, état ou pays, mais également de la planète dans son ensemble, pour sortir tant bien que mal de cette crise. Mais dans un second temps, il sera tout aussi crucial de nous extraire du cul-de-sac politique dans lequel la cupidité à courte vue de nos élites nous a enfermés pour réaliser une véritable démocratie citoyenne capable de faire face aux défis du 21e siècle.

03 octobre 2020

Un rideau de fumée?

 Mon cybercopain Terry Rose (gauchiste américain) suggère que tout le cirque autour de la santé et de la compétence de Trump n’est qu’un écran de fumée pour cacher le naufrage de l’économie capitaliste amorcé en 2007-2008 et confirmé par la pandémie. Et s’il avait raison? Si tout ce cirque n’était qu’un «son et lumière» destiné à noyer dans un silence ombreux les vrais problèmes que devrait débattre la campagne électorale américaine… et dont elle ne pipe pas mot? 

  Je trouve évident que les assauts du Kremlin contre la «démocratie yankee», le démembrement de l’Obamacare, le virage à-droite-toute de la Cour Suprême, la quarantaine pandémique imposée aux élus du Congrès, le retour en Pennsylvanie ou en Ohio de «bons» emplois industriels souvent sales et ennuyeux depuis la Chine et la Corée, etc., si provocants soient-ils, ne sont que des à-côtés des vraies difficultés qui confrontent le monde (et pas seulement les USA) au cours du millénaire en marche.  

 Comment les comparer à la dégradation de la santé de la planète et aux torts que nos «remèdes» causent aux plus pauvres de ses habitants? Aux conséquences sociales et économiques de la destruction (justifiée) par les technologies de ces fameux emplois que Trump et Biden – et Macron, et Boris, et Angela, et Trudeau – veulent à tout prix rapatrier? À la recherche de solutions humaines mais consensuelles à l’intégration dans les pays riches de l’inévitable tsunami d’immigrants et de réfugiés de couleurs, coutumes, religions et costumes différents venus de régions plus pauvres ou moins paisibles? À la réforme nécessaire d’une mondialisation qui est à la source de ce tsunami et qui accentue les ruptures écologiques et technologiques?  

  Bien sûr que Sleepy Joe est un moindre mal face à Donald Duck. Mais de là à en faire le Messie espéré, pitié! Y a-t-il même un Messie possible? Ou ne faut-il pas réformer le tout pour que retroussant leurs manches, nos concitoyens lucides et mieux informés puissent trouver ensemble à ces problèmes des solutions de bon sens, dictées par la connaissance de leurs besoins et de leurs limites? Avec l’aide indispensable (mais sans l’autoritarisme élitiste) des savants, spécialistes et penseurs des disciplines appropriées?  

  On peut toujours rêver, hein?

02 octobre 2020

Jouer au prophète...

 L'historien Allan Lichtman utilise avec succès depuis quatre décennies une liste de 13 «clés» pour prédire la réélection ou la défaite du Président des États-Unis, sans aucune considération des sondages et prédictions expertes. Si la réponse à six ou plus de ces clefs est négative, le parti au pouvoir sera renversé. Ce test s'est avéré prophétique  à chaque scrutin depuis 1984.

Pour ceux que ça intéresse, voici la liste des clefs:


1) Gains à la Chambre du Congrès: (N)

 Après les élections de mi-mandat, le parti sortant détient plus de sièges à la Chambre des représentants américaine qu'après les élections de mi-mandat précédentes.


 2) Candidature contestée: (O)

 Il n'y a pas de contestation sérieuse pour l'investiture du parti sortant.


 3) Président sortant: (O)

 Le candidat du parti sortant est le président en exercice.


 4) Tiers candidats: (O)

 Il n'y a pas de campagne tierce ou indépendante significative.


 5) Économie à court terme: (N)

 L'économie n'est pas en récession pendant la campagne électorale.


 6) Économie à long terme: (N)

 La croissance économique réelle par habitant au cours de la période est égale ou supérieure à la croissance moyenne au cours des deux périodes précédentes.


 7) Changement d'orientation: (O)

 L'administration en place a effectué des changements majeurs dans la politique nationale.


 8) Agitation sociale: (N)

 Il n'y a pas de troubles sociaux soutenus pendant le mandat.


 9) Scandale: (N)

 L'administration en place n'est pas entachée de scandale majeur.


 10) Échec étranger / militaire: (?)

 L'administration en place n'a subi aucun échec majeur dans les affaires étrangères ou militaires.


 11) Succès étranger / militaire: (N)

 L'administration en place a obtenu un succès majeur dans les affaires étrangères ou militaires.


 12) Charisme du sortant: (?)

 Le candidat sortant du parti est charismatique ou un héros national.


 13) Charisme de l'aspirant: (N)

 Le candidat du parti contestataire n'est ni charismatique ni héros national.


À un mois du scrutin, les clés 1, 5, 6, 8, 9 et 11 sont donc clairement négatives. Les clés 2, 3, 4, 7 et 13 sont positives. Les clés 10 et 12 sont sujettes à débat: les retraits de traités internationaux (Paris, l'Iran, l'Accord du Pacifique), les affrontements avec la Russie et la Chine, la tentative de dialogue avec la Corée du Nord ont une dimension négative, mais non concluante; enfin, l'image charismatique du Président a perdu beaucoup de son lustre au cours du mandat actuel.

01 octobre 2020

Liberté, liberté...

 Quand je vois grimper les chiffres des contagions et des décès au Québec, je ne peux m'empêcher de penser à notre visite avec Francine Grimaldi chez Sonia del Rio et Claude, sur leur cruiser Le Normand dans le Vieux-Port il y a quinze jours; nous avons tous été forcés de côtoyer des bandes de jeunes qui se baladaient sans masque, bras-dessus bras-dessous. Il y avait même quelques hurluberlus qui se moquaient de ceux qui respectaient les consignes et nous enjoignaient de nos démasquer au nom de la «liberté», clamant que la deuxième vague était un leurre. 

Je ne voudrais pas être méchant, mais j'espère qu'ils profitent bien aujourd'hui de leur liberté: pour la plupart, c'est celle d'envoyer des textos de prompt rétablissement à leurs amis infectés, dans certains cas ça doit même consister à regarder une partie de leur jeunesse défiler de l'autre côté des fenêtres d'un hôpital ou d'une zone de confinement (plus de la moitié des nouvelles victimes sont des moins de 30 ans, on peut supposer qu'il y a là-dedans des visiteurs de l'autre jour au Vieux-Port). Ils comprendront peut-être la dure leçon que liberté sans responsabilité citoyenne et sans souci pour les autres, c'est çà le leurre, et qu'il risque d'être mortel.

19 septembre 2020

Ginsburg, laïcité et démocratie

Décidément, les montagnes russes de la politique électorale américaine ne veulent pas nous laisser le temps de respirer.

Après la douteuse gestion des ouragans et feux de forêts liés plus ou moins étroitement à la crise écologique, après celle des vaccins, de la  distanciation et des masques née de la pandémie, après celle des violences infiltrées dans les soulèvements populaires contre le racisme systémique, après les défis à la crédibilité que posent les indiscrétions à Bob Woodward, voici que le décès de la mythique juge Ruth Ginsberg s'ajoute au passage des 200K décès de la COVID-19 pour lancer de nouveaux défis peut-être insolubles aux politiciens et à l'opinion publique. Tout cela crée un coquetel explosif d'agnosticisme scientifique, de confusion entre morale religieuse et laïcité de l'État, de conflit direct entre idéologie exacerbée, opportunisme politicien et respect de la volonté majoritaire... Il est de plus en plus difficile même aux plus inconditionnels apôtres de démocratie à l'Américaine de prétendre que le système «tient bien le coup» face à tant d'assauts imprévus et désordonnés.

Le système, à vrai dire, n'a jamais autant été mis à l'épreuve depuis l'ère profondément troublée qui s'est étendue des luttes contre la discrimination raciale des années 50 jusqu'au drame du Watergate, en passant par l'assassinat des frères Kennedy et de Martin Luther King et aux sursauts anti-guerre au Vietnam; de fait, alors qu'à l'époque les évènements se succédaient de façon presque ordonnée, ils se bousculent aujourd'hui à un rythme dont les seuls précédents seraient les prémisses des deux guerres mondiales de 1914 et 1939. Et dire qu'à la fin de la période modérément progressiste de Barack Obama qui parvenait à juguler la crise des «subprimes», le monde se croyait à l'aube d'une nouvelle période clintonienne de train-train pacificateur!

La mort de Mme Ginsberg remet au premier plan la deuxième faille majeure de l'utopie américaine: après le racisme systémique et hypocrite révélé par BLM, le mensonge flagrant d'une laïcité de façade de l'État face aux influences profondes des sectes «évangéliques» réactionnaires, prêtes à tout pour renverser la légalisation de l'avortement. Paradoxalement, ce qui serait dans la plupart des pays industrialisés un épiphénomène géré sans trop de difficulté s'avère, aux États-Unis, un assaut direct et brutal contre le principe même de la démocratie et du «gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple».

Non seulement il est clair depuis longtemps que la majorité de la population, et des femmes en particulier, est acquise au concept du «droit de disposer de son corps», mais il est tout aussi évident que l'opposition à ce droit n'a aucune autre base qu'une croyance religieuse réactionnaire et relativement minoritaire. Et c'est sur cette base que le Président et la majorité du Sénat s'apprêtent à imposer, probablement pour toute une génération, une orientation à l'ensemble du système national de Justice qui n'a jamais été adoptée par le peuple et que la majorité de celui-ci rejette.

18 septembre 2020

Ma théorie du complot à moi

J'ai passé une partie de ma vie d'adulte à combattre et à dénoncer les théories imaginaires de complot politique. Mais le congé de vérité et de rationalité qui nous est offert par l'ère Trump est bien près de me réconcilier avec ces tendances loufoques: j'offre par la présente à votre jugement ma propre et presque crédible conspiration «Trump-à-AOC».
 Premièrement, Donald Trump, l'actuel président républicain soi-disant conservateur des États-Unis, n'est pas et n'a jamais été un conservateur ni un républicain. En tant qu'homme d'affaires, il était la quintessence du combinard immobilier de tendance libérale financé par l'État, ayant fait fortune en utilisant des subventions publiques pour construire et louer des appartements aux classes moyennes et inférieures. Et il était un électeur et un contributeur démocrate avoué. Il n'est devenu républicain que lorsqu'il a découvert que seul ce parti était suffisamment crédule et avide de pouvoir pour lui permettre de devenir son candidat à la présidence, un fait qu'il a volontiers admis.
 Deuxièmement, alors que le Parti dont il a pris le contrôle a longtemps été d'une droite frileusement centriste, apôtre d'un gouvernement minimal, prudent sur le plan budgétaire, moralement puritain et idolâtre de la loi et de l'ordre et de la Constitution, M. Trump a des liens évidents avec l'extrême-droite, n'hésite pas à exploiter au maximum à son avantage les pouvoirs du gouvernement et à accumuler d'énormes déficits publics, change d'épouses et les trompe avec abandon et enfreint les règles légales et constitutionnelles chaque fois qu'il le juge opportun. Dans le même temps, il a réussi à utiliser la majorité républicaine au Sénat pour concentrer de plus en plus de pouvoir à l'exécutif et à la présidence, tout en réduisant la capacité du Congrès de surveiller et de contrôler leurs actions.
 En contre-partie, pensez à ce qui arrive à son ancienne maison-mère politique, le Parti démocrate. Après des décennies d'un cheminement plutôt fade de centre-gauche, il s'est engagé dans un grand-écart suicidaire entre un corps principal capitaliste Clintonien favorable à Wall Street et une aile Bernie Sanders beaucoup plus clairement de gauche et ouvertement socialiste. La défaite humiliante (et bien méritée) d'Hillary Clinton en 2016 a renforcé cette dernière tendance, donnant notamment une énorme visibilité et beaucoup de pouvoir interne à la jeune, audacieuse, charismatique et éloquente membre latina de la Chambre, Alexandria Ocasio Cortez, que beaucoup voient déjà comme la première femme politique de gauche capable d'accéder à la Maison Blanche.
 Il semble peu probable que dans les cercles de pouvoir américain, enracinés à droite et profondément capitalistes, un courant véritablement socialiste et marxiste arrive à s'affirmer dans l'un des principaux partis; mais supposons que les éructations électorales de M. Trump dans ce sens puissent avoir un semblant de réalité. Dans ce cas, pourquoi agit-il maintenant de manière si provocatrice qu'il retourne contre lui-même la majorité des électeurs de centre et de centre-droit, augmentant la probabilité que les démocrates dirigés par Joe Biden remportent en novembre non seulement la présidence, mais une majorité au Sénat tout en conservant le contrôle de la Chambre?
 Biden aura plus de 80 ans et sera peut-être sénile avant la fin de son premier mandat et n'essaiera probablement pas de se faire réélire, mais il y a de fortes chances qu'étant donné le désarroi prévisible dans un GOP post-trumpien battu à plates coutures, son parti se maintienne au pouvoir pendant au moins une décennie supplémentaire? Dans ce cas, il n'est pas absurde d'imaginer qu'en 2028 ou 2032, une AOC véritablement socialiste devienne présidente des États-Unis, héritant des pouvoirs presque dictatoriaux soigneusement acquis pour elle par Donald Trump dans la période 2016-2020. Elle serait alors parfaitement placée pour imposer un changement majeur d'orientation économique et sociale à l'ensemble du pays, loin de son conservatisme actuel et plus près de Cuba ou du Vénézuéla.
 Ce qui m'amène à me demander: et si cette chaîne d'événements n'était pas un accident mais un sombre complot conçu pendant la crise financière de 2008-2010 par un cercle socialiste secret dirigé par une machiavélique Nancy Pelosi, dont les sympathies de gauche à l'époque étaient bien connues? Dans ce cas, Donald Trump n'aura pas été le populiste de droite qu'il prétend être, mais un cheval de Troie infiltré dans le Parti républicain pour atteindre un objectif gauchiste! Après tout, cette théorie n'est pas plus irréaliste que l'affirmation «birther» contre Barack Obama jadis adoptée et promue par Trump lui-même, ou le complot du Deep State imaginé par le mouvement américain de l'alt-right, ou la cabale pédophile menée dans un sous-sol de pizzeria par des dirigeants démocrates libéraux, telle que dénoncée par QAnon.
 Si vous croyez ce qui précède, surtout ne le dites à personne!!!

28 août 2020

Attention au boomerang!

  Si j'étais un radical de gauche aux USA, je serais probablement ravi de voir le GOP et leur autocrate-en-chef tellement déterminés à bousculer l'équilibre centre-droit de leur pays.  Grâce à eux, on peut prévoir que les États-Unis évolueront bientôt vers un régime socialiste, probablement dictatorial.

  La perversion par Trump du conservatisme et sa tentative d'imposer un pouvoir absolu de droite pousseront éventuellement les citoyens à évoluer dans la direction contraire.  Le réélire ne ferait qu'accentuer cette dynamique.  Ce genre de tentatives brutales ont presque toujours eu un effet boomerang, tôt ou tard.  C'est pourquoi même certains des milliardaires et des Républicains les plus astucieux sont inquiets - et penchent vers Joe Biden, malgré ce qui semble leur intérêt immédiat. Vous pensez que je fabule ou que je m'illusionnne?

  Souvenez-vous de ce qui s'est passé dans tant d'endroits il n'y a pas si longtemps: la Russie, de Staline à la mafia de Poutine, l'Iran, du Shah aux ayatollahs, la Turquie, d'Ataturk à l'islamisme d'Erdogan, le Brésil, de Péron à la junte puis à Bolsonaro, Cuba, du bordel de la mafia au communisme de Castro, la Yougoslavie, de Tito au  chaos actuel, la Chine, des divins empereurs à Mao, etc.

  Bien que je sois fermement progressiste, j'hésite à me réjouir de la situation car je crains que le changement à gauche soit sanglant et moins que démocratique (dans le sens le plus large du terme).  Je me demande également quel impact cela aura sur les affaires mondiales en général...

20 août 2020

Une Drôle d'expérience

 J'étais plutôt sceptique quant à l'intérêt d'une Convention de nomination américaine virtuelle... mais la formule trouvée par les Démocrates est fort convaincante. Il y manque sans doute l'excitation causée par les foules, les banderolles, les ballons, etc. En contre-partie, les trois premières soirées ont été bien plus riches en information pertinente et en perception des personnalités en cause que ne l'aurait permis le format traditionnel. 

 Première remarque: le couple Michelle-Barack Obama est une force politique redoutable, combinant l'émotion sincère de l'une avec l'intelligence aiguë et la savante éloquence de l'autre. Je soupçonne que leur double intervention, l'empathie de Madame contrastant et humanisant la charge féroce de Monsieur, pourrait avoir un effet décisif sur les Démocrates tièdes à l'égard de Joe Biden et les «indépendants» encore indécis. 

 Deuxièmement, Kamala Harris s'est fort bien tirée de l'impossible mission de succéder à l'ex-Président à la tribune. Son choix de jouer sur le sentiment et sur sa propre histoire plutôt que de s'en prendre à l'adversaire (le rôle habituel du candidat à la vice-présidence) était astucieux, surtout après la sortie atypique de BarackObama. 

 Troisièmement, le fait de reléguer le couple ex-présidentiel Hillary-Bill Clinton en marge de l'heure de plus grande écoute montre à quel point leur étoile pâlit et leur influence sur leur parti et sur la politique dans son ensemble est en train de se dissiper... surtout si on compare avec l'importance accordée aux Obama.

 Quatrièmement, l'idée de parsemer les trois soirées de courtes interventions de «citoyens ordinaires» (sans doute soigneusement choisis) était efficace, et a donné lieu à certains des moments les plus ftappants de toute l'expérience. 

 Enfin, les ripostes de Donald Trump sur Twitter et de ses partisans déclarés de FoxNEWS à l'écran sont jusqu'ici d'une faiblesse et d'une mesquinerie navrantes, impossibles à ignorer sauf si l'on est un partisan sourd et aveugle du Président.

 Il n'y manquait qu'un parfum de scandale, généreusement fourni par l'ex-conseiller préféré de la Maison Blanche et champion des théories du complot, Steve Bannon, accusé (et par le Service postal, curieuse coïncidence!) de fraude grossière... avec pour prétexte le financement de la construction du Mur anti-immigrants. Difficile de faire mieux.

12 août 2020

V'là la "Friscocrate"?

Le choix de Kamala Harris pour colistière de Joe Biden n'est pas très surprenant et loin d'être audacieux, mais il est intéressant pour plusieurs raisons, même pour nous les non-Yankees.

 a) Biden s'est basé principalement sur la personnalité plutôt que sur des considérations géographiques, sociales ou ethniques: elle n'est pas de «l'Amérique profonde», d'une petite ville ou d'une famille ouvrière pour aguicher la clientèle de Trump; elle n'est pas la Noire idéale, ni la plus féministe ou la plus libérale de la liste pour plaire à la majorité démocrate. Mais c'est une avocate brillante et agressive, une ambitieuse et éloquente, peut-être vicieuse battante politique.

 b) Bien considérée par la direction du parti et l'oligarchie du Beltway, elle n'est cependant étroitement associée à aucun des deux et n'a aucun lien connu avec Wall Street et la clique financière. Elle a donc peu de squelettes cachés dans le placard que le GOP peut exploiter. Une fille de la grande ville, mais de la Côte Ouest et peut-être une fille propre.

 c) Elle est une figure très "modérée", pour ne pas dire "law-and-order", mais en même temps, sa carrière et son profil de "Démocrate de San Francisco" lui permettent d'entretenir des relations faciles avec la gauche, sans risquer d'être accusée d'en faire partie. Bon pour l'unité du groupe.

 d) Elle n'est peut-être pas aussi connue que Liz Warren, mais elle n'a pas non plus son bagage négatif; d'autre part, elle s'est récemment créé une forte image publique, lors des audiences d'"impeachment" et au début de la campagne des primaires, elle n'aura donc pas à travailler sur sa visibilité comme Susan Rice ou Tammy Duckworth l'auraient dû.

 e) Là où Biden montre un peu d'audace, c'est en choisissant non pas une "yes-femme", mais probablement celle de ses anciens rivaux pour la nomination qui avait le moins peur de le critiquer et de l'attaquer; ils peuvent être assez proches idéologiquement, mais leurs personnalités sont éloignées et mèneront probablement à des affrontements occasionnels, plus âpres pour elle, plus coulants pour lui. En fait, l'affiche des Dems ressemble beaucoup à une image inversée du duo Trump-Pence du GOP.

 f) Enfin, Biden est conscient que Harris sera sous les projecteurs, car son âge à lui, sa santé douteuse et ses pouvoirs mentaux incertains feront d'elle le candidat à la vice-présidence le plus susceptible depuis longtemps d'accéder directement à la Présidence. Ou bien, s'il était élu, il pourrait décider de ne pas solliciter un second mandat et lui ouvrir la porte vers l'emploi dès 2024. Il a donc bien choisi de faire taire les rumeurs et insinuations potentielles dans ce sens en la présentant moins comme une joueuse d'équipe que comme un remplaçant valide.

 L'aidera-t-elle à gagner? Pas tant que ça, puisqu'elle ne lui apporte pas une clientèle captive qui lui manquait, et qu'à sa manière calme, il a déjà bâti ce qui semble une solide avance sur Trump. Ce qu'elle peut lui apporter, c'est un mordant nécessaire à une campagne qui semble plutôt fade et banale.

 La grande question qui reste est "À quoi ressemblerait une Présidente Kamala Harris, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des États-Unis?" Et c'est probablement la plus pertinente pour nous qui ne vivons pas dans son pays.

29 juillet 2020

Naïveté politicienne

J'ai suivi cet après-midi la séance du Congrès américain où témoignaient les grands patrons des géants technologiques. Et j'ai été abasourdi par l'incroyable naïveté des élus des deux camps qui «découvraient» en 2020 que la concurrence dans le secteur des technologies n'a rien à voir avec celle des industries traditionnelles. 

Pourtant, dès le milieu des années 1980 dans mes chroniques «Demain l'an 2000» de La Presse, je soulignais cette évidence que le monde de l'information numérique n'est pas un champ de bataille d'entreprises compétitrices à armes plus ou moins égales, mais le territoire fluctuant d'un peloton de quasi-monopoles disposant de clientèles captives et de parts de marché variant souvent entre le tiers et les neuf-dizièmes de la clientèle, qui soit confortaient massivement leurs positions, soit s'avalaient les uns les autres, soit disparaissaient au profit de successeurs du même acabit. 

Parler de «concurrence» dans l'acception classique du terme est un non-sens quand on traite d'Amazon, Microsoft, Facebook, Google ou même Apple. Il est ridicule de dire que ces béhémoths sont «trop puissants» (comme le répétaient à la chaîne et ab absurdo les archéo-capitalistes du Congrès), alors qu'une quasi-toute-puissance est leur nature même et la condition de leur survie! 

Ah! Si au moins les politiciens américains avaient lu La Presse dans leur jeunesse!

22 juillet 2020

Test décisif?

Si je croyais en une quelconque divinité, je serais sûr que l'épisode du coronavirus a été spécifiquement conçu par un être suprême malicieux comme test infaillible pour notre civilisation occidentale, au moment où elle émigre de l'ère industrielle de production matérielle vers une ère virtuelle à base de données. Et je ne vois pas comment nous pouvons être fiers de notre réaction, quelle que soit la manière dont nous interprétons l'événement: accident, affreux complot ou intervention divine.

 a) Social: le credo individualiste quasi-sacré que nous avons hérité du siècle des Lumières a été poussé à un tel extrème qu'il nous aveugle au besoin absolu de solidarité humaine qui n'est pas seulement un impératif moral, mais aussi un facteur crucial pour la survie de notre espèce en période de profonds changements et de turbulences. La pandémie à laquelle il n'y a encore aucun remède médical ne peut être affrontée qu'en prenant des mesures sociales impliquant des sacrifices personnels; notre large rejet de cette nécessité démontre clairement à quel point chacun de nous est guidé non pas par le souci du bien-être d'autrui, mais par ses propres désirs, plaisirs et préjugés égoïstes, au point de risquer la mort pour soi et pour les autres. L'un des pires cas est celui de gens intelligents qui s'accrochent à la notion que tout cela est une conspiration destinée à leur nuire; même s'ils avaient raison, le risque pour les autres est tel que leur choix de mettre tout le monde en danger en promouvant ce concept serait indéfendable. L'effort désintéressé louable d'une petite minorité de travailleurs de première ligne ne fait que souligner l'égoïsme féroce de la majorité. 
 b) Économique: Nous avons approuvé, plus ou moins volontiers, un système impérialiste axé sur le profit et la croissance, qui étend ses tentacules à travers le monde dans une mondialisation purement commerciale. Cela a curieusement faussé un mécanisme local ou régional de production et d'échanges qui tendait à limiter la portée de catastrophes telles que la pandémie. Le résultat est un système planétaire de distribution incroyablement fragile de biens et de services que toute perturbation sociale, sanitaire ou naturelle de grande ampleur met à genoux. La méthode de répartition des richesses communes par le salariat universel ne fait qu'aggraver le problème: elle prive à la fois les individus et les États de revenus nécessaires au moment où ils en ont le plus besoin, assèchant simultanément le flux de trésorerie que la consommation apporte au commerce et à l'industrie. Enfin, le recours excessif à une économie privée qui rejette (à juste titre) les investissements non rentables empêche les communautés humaines de mettre de côté des réserves suffisantes en cas de pénurie et de développer des redondances pour pallier aux services défaillants. 
 c) Politique: Notre démocratie «représentative» a été conçue à une époque où la grande majorité des adultes étaient analphabètes et mal informés des réalités sociales et économiques; restreindre le pouvoir de décision à une petite minorité de bourgeois instruits n'était guère «démocratique» au sens littéral du terme, mais était un compromis valide pendant un certain temps. Les perturbations provoquées par la pandémie révèlent à quel point cette approche a perdu son utilité. Nos élites autoproclamées ont été incapables de saisir l'ampleur et l'urgence du problème, elles ne pouvaient concevoir que des «solutions» improvisées et hasardeuses à ses effets néfastes. Il est clair que dans tous les pays développés, la masse des citoyens est désormais presque aussi bien éduquée et informée que ses dirigeants, et aurait probablement pris de meilleures décisions laissée à elle-même. Nos dirigeants élus ont été aveuglés par leurs propres intérêts et ceux de leurs amis et maîtres de la finance. Leur adhésion aux partis politiques rivaux créés par le système les a poussés à des querelles de clocher et à un refus tragique de s'unir entre eux-mêmes et avec la masse du peuple pour faire face à une adversité commune. 
 Nous échouons clairement au test, et Dieu-la-Mère doit grommeler derrière son masque sombre.

15 juin 2020

Une Surprise multiple

La décision par 6 voix contre 3 de la Cour suprême des États-Unis en faveur des droits des homosexuels et des transsexuels me semble avoir une signification encore plus grande que son statut de «référence historique» sur l'orientation sexuelle.
1. Cela montre que la stratégie de Trump de nommer des juges strictement conservateurs n'est pas infaillible. Une fois en fonction, les membres du plus haut Tribunal peuvent affirmer une indépendance garantie par leur mandat à vie ... et dans ce cas, au moins deux d'entre eux l'ont fait, mettant leur conscience et leur science juridique au-dessus de l'idéologie et de la partisanerie.
2. C'est une autre fissure dans le rempart défensif impitoyablement construit du Président contre toute opposition, après celle exposée chez les hauts gradés militaires, et un présage possible d'une faille semblable et encore plus dévastatrice au Congrès, en particulier au Sénat républicain.
3. Le fait qu'elle va à l'encontre de l'opposition exprimée par à peu près toutes les hiérarchies religieuses (catholique, protestante, juive, musulmane) du pays est une affirmation inattendue de l'indépendance laïque de l'État et du système judiciaire contre les pressions sectaires.
4. Cette tendance juridique pourrait bien s'étendre à d'autres domaines, tels que les droits raciaux, les questions de citoyenneté et d'immigration, la nature fondamentale des droits à la santé et au soutien social, non seulement pour les personnes défavorisées mais pour tous les citoyens.
5. Sur la scène mondiale, cela marque un revers imprévu dans le récent encouragement massif du pouvoir américain aux mouvements de droite racistes et sexistes ultra-conservateurs, en particulier en Europe et en Amérique latine.

10 juin 2020

Démos et Élites

Une correspondante du forum freeDiEM25 sur Facebook a articulé récemment une remise en question radicale (dans le meilleur sens du terme) de ce qu'est le mouvement DiEM25 (et la gauche), ce qu'ils devraient être et ce qu'ils sont devenus en fait. Les réactions de certains membres du groupe m'encouragent à développer un thème apparenté – celui de la relation entre Démos et élites.
Bien sûr, tout mouvement progressiste, en particulier au 21e siècle, doit prendre racine dans la base populaire - et la plupart de ceux qui ont eu au moins un certain impact dans la dernière décennie ont satisfait à cette condition, qu'il s'agisse des Printemps arabes tunisien et égyptien, des Indignés espagnols, des Américains d'Occupy Wall Street, des Carrés Rouges du Québec, des Français de Nuits Debout puis des Gilets Jaunes...
Mais il faut admettre qu'ils ont presque tous fini par bafouiller et s'effacer sans obtenir de résultats pratiques, sauf parfois sur des revendications locales spécifiques. Nous devons nous demander pourquoi et ce qui peut être fait à ce sujet.
Ma propre explication, que j'avoue sujette à débat, est que ces succès limités ont deux causes principales: l’absence d’un cadre idéologique solide offrant de l’espoir et des réponses positives cohérentes (pour prolonger des protestations essentiellement négatives et critiques), et l’absence de structure durable pour coordonner l'action et regrouper les sujets de plainte restreints en demandes plus larges répondant à des besoins plus généraux.
Dans les deux cas, un facteur commun semble avoir été la faiblesse ou l'inexistence d'un lien organique et consensuel entre les peuples et les élites intellectuelles. Il est évident que le progrès social doit être basé sur les besoins et les problèmes de la masse des gens. Mais quelqu'un, à un moment donné, doit intervenir pour les articuler en un programme clair, attrayant et convaincant, orienté vers une action efficace, et quelqu'un (d'autre, probablement) doit concevoir les moyens de diffuser ce programme et de le concrétiser. Et ce sont là des tâches qui nécessitent à la fois un talent et une expertise que l'on ne peut pas espérer voir apparaître par lui-même dans la masse contestataire.
Hélas, l'expérience passée de la gauche n'est pas d'une grande utilité ici: ses élites ont été conçues et développées dans un contexte très différent, le 19e et le début du 20e siècle, où une majorité écrasante du peuple se composait de travailleurs illettrés, mal payés ou de paysans misérables; de plus, une grande partie de l'action progressiste devait se faire clandestinement, hors de la vue de gouvernements tyranniques. La nécessité d'une direction compacte instruite et bien entraînée («l'avant-garde du prolétariat») pour dicter des slogans et des actions directes était donc très logique, ce qui n'est plus le cas dans la plupart des pays «avancés».
D'un autre côté, le besoin d'expertise demeure (et a probablement même augmenté dans notre société beaucoup plus technique), mais il doit être dissocié de celui des commandements autoritaires, car les peuples dans leur ensemble sont beaucoup mieux éduqués, mieux informés, et aussi beaucoup plus hétérogènes que lors des siècles passés. Cela suggère un besoin nouveau et urgent de compenser l'orientation positive «de bas en haut» des gauches au 21e siècle par la constitution d'un lien efficace entre les Démos et les différentes «élites» de spécialistes qui peuvent, dans un esprit coopératif et égalitaire, montrer la voie vers les meilleures idées, les meilleures techniques de propagande et de publicité, les meilleurs modes d'action pour atteindre des objectifs sociaux pertinents au profit de tous.

04 juin 2020

COVID-19 et voyages

Un phénomène risque d'affecter la vie sociétale, dû à la pandémie de COVID-19: la brusque et profonde rupture dans les voyages internationaux, en particulier dans les airs et sur les mers. Déjà, les menaces terroristes des deux dernières décennies avaient compliqué les choses à cet égard, imposant de dérangeantes et coûteuses mesures de sécurité dans les aéroports et les gares, à bord des avions de ligne; la piraterie en haute mer et l'insécurité à terre forçaient les compagnies de croisière à éviter certains itinéraires, à annuler un nombre croissant d'escales populaires en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Mais cela n'était rien comparé à la paralysie quasi totale de la circulation aérienne et au maintien à quai de la flotte de plus en plus imposante des navires de passagers de toutes tailles depuis la fin mars 2020.
Même avec une reprise timide des transports aériens, la réduction drastique du trafic passager pousse les grandes lignes internationales au bord de la faillite, obligeant les gouvernements à les inonder de secours d'urgence, quand ce n'est pas à envisager leur nationalisation. Au moins jusqu'à ce qu'un vaccin efficace et économique soit développé, testé et produit en grandes quantités, les mesures de distanciation sociale nécessitées par la contagion extrême réduisent la capacité d'accueil des appareils et le confort des trajets, même là où la clientèle retrouve le goût du voyage, ce qui est encore loin d'être évident. Pendant ce temps, les croisières commencent à peine à envisager un retour à ce qui ne sera peut-être jamais une véritable normale, dû aux conditions de proximité forcée qu'impose l'aménagement courant des paquebots. Certains pays, comme le Canada, ont même complètement interdit les activités de croisière pour le reste de l'année 2020.
L'effet n'est pas que strictement économique. Bien sûr, le manque à gagner est sérieux, mais on ne peut pas négliger l'élimination presque complète, et pour une durée inconnue, des effets sociaux et culturels du tourisme et des vacances à l'étranger qui, pour un nombre croissant de citoyens ordinaires des pays riches et des classes aisées des moins riches, devenait une pratique courante. Il en découlait des échanges multipliés et parfois libérateurs à travers les cultures, les langues, les moeurs des habitants de la planète, résultant souvent en des réseaux durables d'amitiés à travers les frontières et les océans (Azur et moi pouvons en témoigner, ayant plusieurs fois eu ce plaisir qui, dans quelques cas, dure encore). Sans compter les effets plus directement financiers d'un tourisme d'affaires devenu florissant.
Même une fois la contagion maîtrisée et les remèdes rendus disponibles à la pandémie en cours, combien faudra-t-il de temps pour retrouver la mobilité insouciante qui est indispensable à la reprise de ce mouvement de populations?

19 mai 2020

Une occasion qui se perd?

Je suis les débats dans au moins quatre pays quant aux effets de la pandémie du COVID-19 sur l'emploi... et je me demande si nous ne sommes pas en train de rater une occasion exceptionnelle de «réparer» au moins un volet du système économique qui en a le plus pressant besoin. Que ce soit au Canada, en France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les politiciens de toutes obédiences sont unanimes dans un plaidoyer pour «rétablir l'emploi» dans l'état où il était au début de 2020... sans même se demander si c'est réalisable, et surtout si c'est une bonne idée.
Pourtant, avant la crise, il était de plus en plus clair que nous vivions un phénomène d'atrophie de l'emploi et de réduction de la main d'oeuvre active dû à plusieurs facteurs: les restrictions à la croissance imposées par la dégradation de l'environnement, les multiples possibilités d'automatisation (informatisation, robotique, virtualisation...) offertes par les technologies, enfin à court et à moyen terme les délocalisations facilitées par la mondialisation. En conséquence, les grandes entreprises (et beaucoup de moins grandes) profitaient de toutes les opportunités qui leur étaient offertes de réduire le personnel qu'il fallait pour maintenir et même pour augmenter leur niveau de production.
Je comprends qu'en période de prospérité, il serait mal perçu par l'électorat que les élus applaudissent cette tendance et encouragent un «dégraissage» de l'économie et du marché du travail qui multiplierait le chômage (et la charge qu'il impose à l'État) tout en engraissant les profits des sociétés. Mais dans un contexte où le marché de l'emploi se contracte sans que ni le public, ni le privé en soient responsables, n'est-il pas opportun d'examiner lesquels des millions d'emplois disparus méritent d'être recréés à grands frais, et s'il ne serait pas plus efficace d'en éliminer une certaine proportion en consacrant plutôt les ressources nécessaires à assurer la survie des ex-travailleurs retranchés?
Après tout, les statistiques (pour les États-Unis, mais je doute que les pourcentages soient bien différents ailleurs) montrent que les trois-quarts au moins des postes effacés par la pandémie et les confinements sont parmi les moins payés, les plus salissants, les plus dangereux et les moins socialement désirables. J'ai peine à croire qu'il n'est pas possible de se passer d'un grand nombre d'entre eux, soit par une réorganisation du travail, soit par l'exploitation intelligente des technologies. En même temps, on pourrait démarrer une transition par étapes vers un régime de revenu universel garanti qui rendrait plus aisée et moins douloureuse la poursuite d'une «destruction créative» dans ce domaine.
Qui aura le courage de lancer un véritable débat social et politique (et non seulement économique) sur ce thème?

16 mai 2020

Envies nostalgiques

Je regarde et écoute à la télé mes confrères et successeurs à RDI, LCN, France 24, FranceInfo, CNN, MSNBC et même, à la limite, FOXnews, et je ressens exactement le genre de passion incrédule que j'ai vécue comme eux à quelques reprises. Ce que nous traversons est une étape unique dans l'histoire, et le fait d'être au coeur même de ce qui s'y passe comme journaliste est un sentiment quasi indescriptible.
Je me revois reporter presque débutant à Radio-Canada en novembre 1963, quand avec mon défunt ami et collègue Jean-Claude Devirieux, nous avons assumé pendant près de trois semaines la couverture principale de l'assassinat de John F. Kennedy et de ses séquelles, puis en parallèle, l'écrasement d'un DC-3 d'Air Canada à Sainte-Thérèse. Des périodes de trois et quatre jours sans sommeil, à peine de nourriture, portés par de fabuleuses poussées d'adrénaline à travers un incessant tourbillon d'incidents, de paroles, d'images.
Onze ans plus tard, en avril 1974, j'ai débarqué à Washington après quelques jours d'une épuisante cavalcade de Paris par Barcelone et Montréal, pour vivre six mois de l'invraisemblable aventure des enquêtes et batailles juridiques et politiques du Watergate, de la démission du Président Nixon et de l'accession au pouvoir de Gerald Ford. Heureusement que Marie-José (avec nos deux chats Angkor et Croquemort) est venue me rejoindre dans une suite d'hôtel non loin de la Maison blanche, sinon j'oubliais probablement de manger et dormir des semaines durant!
Et l'année suivante, suivant un appel confidentiel d'un ami diplomate espagnol, je m'installais dans un hôtel près du Prado de Madrid juste à temps pour être témoin en première ligne de la fin du franquisme et d'une des plus durables et féroces dictatures du 20e siècle, parcourant avec un mélange d'inquiétude justifiée et d'audace naïve les dédales d'une périlleuse transition vers la démocratie, d'un chaud septembre castillan à un novembre pluvieux et frisquet.
Je n'aurais certainement plus l'énergie et la résistance de faire face aux tensions et de suivre le rythme frénétique que les évènements du genre imposent à notre métier, mais ça ne m'empêche pas d'envier ceux qui les vivent... et de regretter de me retrouver confiné devant l'écran, simple spectateur et victime potentielle.

12 mai 2020

Le Verdict du coronavirus

La pandémie de COVID-19 révèle une inquiétante série de faiblesses et d'erreurs dans le fonctionnement de la société américaine.
- Une idéologie néolibérale favorisant à la fois la méfiance à l'égard de l'autorité publique et un état d'esprit «moi d'abord» entrave tragiquement un mouvement national nécessaire de coordination et de solidarité.
- Les affrontements hostiles qu'un système politique bipartite dysfonctionnel a favorisés entravent tous les efforts visant à mettre en place une réponse nationale efficace à une crise urgente.
- Une façon de penser trop conservatrice, à la Maison Blanche, au Congrès et dans le public, incite à un scepticisme dangereux face à la science et paralyse les tentatives sérieuses de développer des mesures sociales innovantes et progressistes pour faire face à une situation sans précédent.
- Un système économique strictement axé sur la croissance et le profit s'effondre face à la nécessité d'un ralentissement de l'activité comme seule stratégie disponible pour lutter contre une maladie à laquelle il n'existe aucun remède immédiat.
- Un système de santé principalement privé, assoiffé de revenus et basé sur l'emploi est incapable de faire face à une crise sanitaire nationale associée à un chômage élevé.
- Un mécanisme électoral obsolète oblige les citoyens à choisir entre deux vieillards blancs presque séniles et dépassés en tant que Président pour sortir le pays d'une situation médicale, sociale et économique dramatique qui nécessitera une action décisive, énergique guidée par un esprit ouvert et agile.

08 mai 2020

Désirs et besoins

Un facteur majeur de la crise actuelle est la confusion amenée par l'idéologie libérale capitaliste entre les notions de «besoin» et de «désir». La philosophie héritée du Siècle des Lumières veut que les deux soient pratiquement synonymes: c'est à chaque individu de déterminer ses propres besoins, à partir de la perception qu'il en a par ses désirs. Mais pour la collectivité, ce raisonnement interdit pratiquement de fixer un ordre objectif de priorité entre les besoins (à l'exclusion des désirs), sur lequel fonder des choix difficiles en cas de crise.
Dans un état de relative prospérité et au sein d'une communauté assez homogène de taille réduite, il est possible que cet ordre se détermine raisonnablement par la seule action du marché, les besoins les plus pressants étant les désirs pour lesquels la majorité est le plus disposée à payer et les producteurs le plus motivés à produire. Mais la situation se gâte déjà lorsque la population grossit et se diversifie: d'une part, des inégalités apparaissent entre les moyens et le nombre des divers groupes de consommateurs, d'autre part les fournisseurs trouvent avantage à influencer à leur profit les choix du plus grand nombre par la publicité, les primes, les réductions qui toutes causent des distorsions sensibles dans les désirs, donc dans le fonctionnement du marché.
Cela devient pire encore lorsqu'une crise quelconque, naturelle ou artificielle, crée des pénuries et des interruptions dans la disponibilté des denrées: il est alors tout à fait possible qu'une majorité impose comme priorités communes des désirs qui ont peu à voir avec les besoins réels de l'ensemble de la population. Il est de plus en plus clair que c'est ce qui est en train de se produire, avec des effets déplorables, dans le déroulement de la pandémie du COVID-19. En particulier aux États-Unis, où l'idéologie est le mieux enracinée, mais aussi à des degrés moindres ailleurs, il existe une pression croissante pour sacrifier la santé et la vie de diverses catégories (aînés, malades et infirmes, travailleurs de première ligne dans la santé, la sécurité et la distribution) pour préserver le bien-être même superficiel du plus grand nombre. Pire encore, le système économique est devenu si dominant dans la vie des peuples que son maintien ou son rétablissement prend le pas même sur les mesures les plus élémentaires de santé publique visant à protéger les plus menacés: c'est la rémunération de l'emploi qui est de loin le conduit principal de la redistribution de la richesse commune, laquelle a le profit comme moteur premier de sa création. Or ce système attribue dans les décisions un poids plus important à ceux qui ont le plus d'influence sur l'enrichissement. En même temps, il n'accorde que peu de valeur à la nécessité de prévoir des réserves, des solutions de remplacement des structures et des services pour faire face à des ruptures qui ne soient pas prévues, puisque de telles mesures sont par leur nature même non-rentables et incapables de générer des profits; il n'a pas non plus de mécanismes pour pallier à une baisse brusque et temporaire de l'activité économique.
Il en résulte une extraordinaire fragilité de l'ensemble de la structure sociale, la seule réduction ou interruption du fonctionnement du capitalisme paralysant plus ou moins complètement nos sociétés aux prises avec une crise majeure de santé et, pour beaucoup, de simple survie. En effet, cela a pour effet de tarir en même temps les moyens des familles et des individus et la capacité matérielle et financière de l’autorité publique (qui dépend des mesures de prévention déjà adoptées et de la fiscalité aussi bien des vendeurs que des acheteurs) pour faire face aux problèmes et aux urgences.
Ce n'est pas seulement une crise économique que nous vivons, c'est une crise de système et de société.

05 mai 2020

Il faut jeter les vieux?

J'ai bien peur que la sortie effective de la pandémie causée par le coronavirus soit destinée à se faire sur un énorme amas de cadavres - principalement ceux des personnes âgées. Ce qui veut dire ma propre génération, bien sûr. Quatre facteurs pointent dans cette direction.
a) Il n'existe pour l'instant aucun remède efficace contre la maladie; la seule chose vraiment utile est le remdevisir, qui retarde et réduit les effets du COVID-19, mais ne le guérit en rien. Aucun autre médicament le ciblant spécifiquement n'est visible à l'horizon. Un vaccin confirmé par des essais ne sera pas disponible avant au moins la fin de cette année - la certification et la production de masse ne peuvent raisonnablement pas être attendues avant le milieu de 2021.
b) Le segment de la population le plus "à risque de mort" est de loin les personnes de 70 ans et plus. Les plus jeunes peuvent attraper la maladie, mais ont beaucoup plus de chances d'en sortir vivants.
c) Les scientifiques et la population en général craignent de plus en plus que ceci ne soit que la première vague de la pandémie - des sursauts aussi graves ou pires pourraient bien se produire cet automne et même au printemps de l'année prochaine, avant que de véritables remèdes ne soient largement disponibles.
d) Même si la science et la plupart des gouvernements ont défini et veulent imposer des codes de comportement économiques et sociaux qui réduisent considérablement le risque de contagion, il est évident qu'un nombre croissant de personnes, pour la plupart les plus jeunes, ne veulent pas sacrifier leur confort et leur mode de vie en se conformant. La pression monte sur les autorités pour abaisser ces barrières et rouvrir l'économie, quel qu'en soit le coût en vies humaines. Ce sentiment est le plus évident et le plus brutal aux États-Unis, mais il grandit dans de nombreux autres pays et risque de devenir dominant, par exemple, dans l'Union européenne.
Le résultat final logique de ces quatre tendances est qu'une grande partie de la population de la planète pourrait bientôt être prête à sacrifier de larges segments des générations plus âgées, si cela leur permet de s'en sortir avec un minimum de dommages de la pire menace à la santé (et de ses effets secondaires sur l'économie) en plus d'un siècle.
Inquiet, quelqu'un? Ou dégoûté?