05 novembre 2024

Surprises en vue

La campagne américaine n’est pas seulement atypique par les personnalités en présence. Elle se distingue aussi par des phénomènes inédits qui risquent fort de rendre tous les savants calculs et sondages sans pertinence… sinon carrément folkloriques. 

a) Il est vraisemblable que plus de la moitié des citoyens voulant voter l’auront fait avant la date prévue pour l’élection… donc avant même que le discours des candidats soit complété: plus de 79 millions de bulletins ont déjà été déposés, comparé à 74+81 millions (155 millions) tout compris en 2020, ce qui était déjà un  record. Ce qui veut dire qu’une majorité probable de votants s’étaient fait leur idée à une étape précédente d’une campagne chaotique qui a rebondi de gaffes absurdes en accidents violents et mensonges grossiers.

b) C’est la première fois dans l’histoire qu’un ex-Président défait se représente, et la première fois que sa rivale, vice-présidente en exercice, n’est entrée dans la course qu’à moins de quatre mois d’avis. L’un arrive clairement à bout de course épuisé et hagard, l’autre frénétique face au manque de temps.

c) C’est la première fois que les deux candidats ont aussi à défendre ce qu’ils ont réalisé (ou raté) dans une précédente présence à la Maison Blanche, au cours d’une pandémie hors-normes qui a grièvement affecté les deux mandats.

d) C’est la première fois, au moins depuis Nixon contre Kennedy en 1960, que l’essentiel de la campagne des deux côtés a porté non pas sur des programmes et des promesses, mais sur des thèmes complètement étrangers l’un à l’autre: préservation des libertés et des principes démocratiques d’un côté, culte de la personnalité et goût d’un retour au «bon vieux temps» de l’autre. Kamala a bien tenté de parler programme mais personne ne l’écoutait, alors que Trump refusait d’en parler malgré les efforts désespérés de son entourage.

e) Il existe une variété de clivages brutaux qui s’interpénètrent et se contredisent: masculin/féminin, blancs/minorités visibles, villes côtières/campagnes du centre, nord/sud, croyants/laïques, pro-Israël/pro-Palestine, etc. Bien fin qui peut deviner dans quel camp finiront par aboutir les millions de personnes qui se trouvent tiraillées entre plusieurs de ces appartenances…

À ces facteurs troublants s’ajoute le fait que la publication des résultats, à cause non seulement de la taille du pays mais de l’abstruse complexité du système électoral, s’étirera vraisemblablement sur plusieurs jours marqués d’une inquiète imprécision et de probables tentatives pour brouiller encore plus les cartes

30 octobre 2024

À courte vue…

Il reste moins d’une semaine jusqu’à une élection américaine qui risque d’avoir des effets nocifs sur l’ensemble de la planète. Clairement remise en cause est la validité d’une «démocratie» dont, à tort ou à raison, les États-Unis sont considérés un des trois pays fondateurs (avec la Grande-Bretagne de la Magna Carta et la France de la Prise de la Bastille), probablement son promoteur le plus important et le plus constant dans son parcours.

Si j’étais Américain, je n’aurais pas d’autre choix que de choisir le camp Démocrate, le plus respectueux des idéaux de ce système, le plus étranger aux pulsions dictatoriales qui motivent Donald Trump et le MAGA; pas d’autre choix que de taire des réserves que le contexte justifie pourtant. Mais en tant que voisin sans pouvoir d’intervention dans le scrutin (même celui, microscopique, d’un bulletin de vote), j’ai le luxe de pouvoir jeter sur ce qui se passe un regard plus critique, inspiré par des considérations à plus long terme. Un luxe qui me fait considérer comme un devoir, en tant que citoyen de la planète et bénéficiaire de près de quatre générations d’expérience, de faire part des profondes inquiétudes que la situation m’inspire.

En premier lieu, le seul fait que le résultat anticipé soit chaudement contesté et relativement incertain doit être perçu comme un signal d’alarme dans tous les autres États qui se prétendent démocratiques. Un signal qui s’ajoute à ceux déjà émis en moins d’une décennie par les deux autres «ancêtres» du régime: le Brexit britannique provoqué par l’hubris des dirigeants des grands partis, la faillite des «partis de gouvernement» et le chaos résultant en France. Ce sont les trois piliers historiques de la formule dominante du «pouvoir du peuple» exercé par des élites élues qui s’avèrent d’une navrante fragilité. Je trouve plus que risqué, irresponsable, de considérer comme une simple coïncidence que dans les trois cas, le principe même d’une alternance pacifique entre camps rivaux ne soit plus une certitude.

De plus, comme dans plusieurs autres pays «avancés», deux tendances opposées (populistes d’extrême-droite, contestataires et manifestants de gauche) se rejoignent sur un seul point: leur méfiance, pour ne pas dire leur rejet, de la capacité et de la volonté des élites dirigeantes de prendre leurs décisions en faveur du bien commun. C’est le «contrat social» de Jean-Jacques Rousseau, ce fondement du système démocratique dominant, qui est remis en cause.

Une des causes de cette convergence des extrêmes est mon troisième motif d’inquiétude: le manque évident de vision des castes dirigeantes élues face aux défis nouveaux que présente le 21e siècle. Ce sont en premier lieu la crise de l’environnement de plus en plus évidente et urgente (catastrophes naturelles imprévues, dépérissement lent mais continu des ressources vitales…), les ruptures sociales et économiques causées par la croissance explosive des nouvelles technologies (intelligence artificielle, entorses à la vie privée, capitalisme «virtuel», impact sur l’emploi…) et les effets explosifs d’une mondialisation purement préoccupée de résultats commerciaux (conflits internes sanglants, inégalités croissantes, migrations désordonnées et perturbantes des persécutés et des démunis…).

Il faut évidemment espérer que le danger réel d’une seconde présence de Donald Trump à la Maison  Blanche sera écarté la semaine prochaine… mais l’avènement du tandem Kamala Harris-Tim Walz ne fera pas disparaître ces problèmes: le programme Démocrate y offre peu de solutions à moyen et à long terme.

03 octobre 2024

Le Paradoxe du papier-cul

Dans une campagne présidentielle USA qui ne manque pourtant ni de piquant ni d’imprévu, un dernier sursaut est vraiment hors-norme: appelons ça le paradoxe du papier-cul. Terrifiées par le souvenir des pénuries dues à une Covid-19 mal maîtrisée et par le spectre d’étagères de supermarché dégarnies par une grève inopinée des débardeurs, les ménagères américaines se précipitent dans les centres d’achat pour créer une pénurie totalement artificielle – celle du papier de toilette, qui ne vient certainement pas au pays par bateau et n’a qu’un lien bien ténu avec la santé publique.

Pourtant, cet incident ubuesque est extraordinairement significatif, car il est symptomatique de presque tout ce qui cloche dans le fonctionnement social et les mentalités: la mondialisation, l’emploi et l’automatisation, la consommation, la vision politique. Si le papier-cul américain était récolté par des immigrants latinos ou haïtiens dans les champs du Midwest, le tableau serait complet.

D’abord, la grève sur les ports de l’Atlantique n’a pratiquement rien à voir, pour une fois, avec le manque à gagner et tout avec l’évolution globale du marché de la main d’oeuvre. Les débardeurs sont motivés bien moins par le besoin d’augmentations que par un maintien de leur emploi… qui est hélas aussi justifié que celui des cochers de fiacre et maréchaux-ferrants l’était à l’arrivée de l’automobile. Non seulement les grands ports d’Asie et d’Europe, mais ceux de la Côte Pacifique américaine démontrent abondamment les avantages du traitement automatisé et robotisé des cargaisons: efficacité, économie, rapidité, absence presque totale de vol et de contrebande de marchandises. Les armateurs, les consommateurs et la société dans son ensemble y gagnent. Les seuls perdants sont les travailleurs (syndiqués) peu instruits que la technologie met au chômage. Et la solution est non pas de leur préserver des emplois devenus inutiles, mais de leur permettre de survivre autrement… vraisemblablement dans bien des cas sans boulot rémunéré. Vous me direz que ceci a peu à voir avec le papier-cul, et vous auriez bien raison, n’était de la suite.

Le deuxième ingrédient de ce chaudron des sorcières est l’erreur (compréhensible) des consommatrices, qui ne peuvent imaginer qu’une pénurie quelle qu’elle soit n’est pas causée par la malice de fournisseurs mondialisés à l’autre bout du monde; en réalité, le produit en manque est essentiellement de fabrication locale, au pis originaire des forêts canadiennes voisines et transporté par camions. La courte vue des médias ne peut qu’encourager ce malentendu: ils sont si braqués sur l’au-jour-le-jour et la passion de compter les points de sondage dans une campagne présidentielle aux règles absurdes et désuètes qu’ils sont incapables de distinguer ce qui est un vrai problème de société… et donc ne font qu’exacerber la recherche par Mme Tout-le-monde de stocks inépuisables de papier-cul. Et cela est aussi vrai de CNN et MSNBC à gauche que de FOX à droite, et presque autant du discret réseau public PBS.

Troisièmement, comment un système politique à l’ancienne, rigoureusement bipartite et où un camp défend les patrons et l’autre les travailleurs, peut-il arbitrer un conflit où ni l’un ni l’autre n’a raison (ou les deux à la fois?). Kamala-Walz vont donc prendre le parti d’un syndicat qui résiste à une évolution à la fois utile et irréversible, alors que Trump-JD vont férocement défendre le droit des employeurs de créer des chômeurs, que seule la récupération de boulots sans intérêt jadis transférés vers les pays plus pauvres permettrait de réintégrer dans la main d’oeuvre active. 

Sauf que les rapports annuels d’IBM (qu’on peut difficilement taxer de marxiste) montrent que les deux pays du monde les plus affamés d’automation et d’informatisation sont… la Chine et l’Inde, comme par hasard les deux plus grands réservoirs mondiaux de main d’oeuvre à bas prix. Tous deux voient donc sans doute le siphonnage des emplois manuels de l’Occident comme une mesure de transition temporaire — et on peut supposer qu’ils seront bien contents de les renvoyer à terme, notamment aux USA, en échange d’un clair gain de productivité et des parts de marché qu'il leur procurera. Y’a quelque chose qui cloche sérieusement dans tout notre raisonnement, non? 

S’cusez, mais tout ça me donne furieusement envie d’aller à la toilette!

15 septembre 2024

De la paëlla qui joue les madeleines

La mémoire est vraiment un machin bizarre. Je suis assis en maillot de bain de vieux célibataire, torse nu sur mon balcon montréalais du 9e, par un dimanche de septembre quasi caniculaire. Après avoir expédié avec plaisir mais sans surprise une fort bonne tortilla à la mode catalane, j’enfourne une première bouchée de l’excellente paëlla que j’ai fait venir de chez Ibericos, avec une lampée de pinot grigio. Et pouf! je me retrouve instantanément transporté à l’autre bout de la rue Sherbrooke, dans la pénombre interlope de la Vieille Casa d’une nuit de novembre 1964, face à mon copain Henri Bernard, dit «Enrique», et à une superbe créole dont je ne connais pas encore le nom jusqu’à ce que le patron Papa Pedro me la présente. C’est, bien évidemment, Azur qui sera ma femme pendant les 58 années suivantes… 

Qu’est-ce qui vient de se produire au juste? En me triturant les méninges, j’en arrive à la conclusion que le riz aux fruits de mer parfumé de safran a dû se prendre pour une madeleine de Marcel Proust. Vous savez, celles-là même dont la texture, le goût et l’odeur replongeaient le narrateur du «Temps perdu» dans son passé le plus profond.

Les ficelles de l’intrigue menant à ce résultat ne sont pas évidentes à démêler. Allons-y quand même. En premier lieu, c’était mardi dernier le 2e anniversaire de la mort de ma compagne… et en même temps son 94e anniversaire. Deuxio, je viens de lire un remarquable bouquin (A Brief History of Intelligence, de Max Bennett) sur la façon dont l’étrange organe qu’est notre cerveau s’est développé par sauts et par bonds depuis les premières amibes il y a 600 millions d’années jusqu’à Einstein, Elon Musk et ChatGTP. Et tertio et plus tordu encore, il se trouve qu’Enrique — grâce à qui j’ai rencontré Azur — était non seulement un remarquable chef et professeur de cuisine, mais aussi un précurseur génial de l’étude scientifique des effets de la cuisson sur les aliments, ouvrant sans le savoir la voie à la gastronomie moléculaire des Adria et autres Berasategui… chez qui justement le chef vénézuélien du resto de la rue Saint-Denis Souki Tamayo avait fait ses classes avant de venir chez nous se reconvertir aux recettes ibériques plus traditionnelles. Tu parles d’un détour!

Décidément, mes neurones vieillissants ont fait du temps supplémentaire sans m’en aviser.

12 septembre 2024

Ça se gâte aux USA

 Il fallait sans doute s’y attendre. Au lendemain d’un débat télévisé catastrophique pour Donald Trump, mais de la subséquente publication de sondages montrant que cela n’avait pratiquement aucun  effet sur l’opinion publique, les deux camps se lancent à des degrés divers dans des barrages d’insultes et d’affirmations mensongères. Ceci rend encore plus toxique un  climat politique américain déjà malsain, malgré les efforts personnels louables (qu’il faut reconnaître même s’ils ont une dimension opportuniste) de Kamala Harris, Tim Walz et Joe Biden pour rendre l’atmosphère plus joyeuse et plus optimiste.

D’une part, les partisans de Trump, notamment par la voix de ses copains de FOX News, en particulier Sean Hannity et Jesse Watters, accusent, en grande partie à tort, la vice-présidente de «mensonges» sur les positions de l’ex-Président et de volte-faces opportunistes sur certains dossiers économiques. D’autre part, les Démocrates et leurs amis de MSNBC et (moins flagrants) de CNN, se lancent dans une campagne de «guilt by association» en répertoriant les personnages douteux qui gravitent dans l’entourage de Trump et en assimilant son programme au désolant et réactionnaire «Project 2025».

Dans un cas comme dans l’autre, il y a un grain  de vérité dans ces attaques. D’une part, même si Trump fait l’impossible pour se distancer des positions du Project 2025 et d’affirmations racistes et sexistes anciennes ou récentes de son colistier JD Vance, il fait peu de doute que ses proches ont effectivement contribué activement, avec son accord au moins implicite, aux travaux du manifeste d’extrême-droite. Il devait aussi connaître les opinions de Vance avant de le choisir comme partenaire – ou alors il a fait preuve d’une ignorance coupable. Quant à son  entourage, «the  Donald» a toujours été attiré par les théories conspirationnistes et leurs promoteurs… mais il  ne s’est pas gêné pour les répudier dès qu’il voyait que cela ne servait pas ses intérêts. Ce qu’il fera sans doute encore cette fois-ci.

De son côté, Harris a effectivement affiché par le passé des opinions nettement à gauche de la majorité de son parti, mais d’une part ses actions comme procureure ont toujours été dans la droite ligne du «law and order» à l’Américaine, à tel point que l’aile gauche démocrate gardait ses distances avec elle. Par ailleurs, à partir du moment où elle a été choisie comme vice-présidente par Joe Biden, elle a dû faire la part des choses entre ses positions de principe et un nécessaire réalisme social et électoral. Les Trumpistes sont d’ailleurs mal placés pour lui reprocher des changements d’avis compréhensibles et généralement raisonnables, alors que leur propre candidat en a fait de plus nombreux et souvent de plus douteux – au premier chef celui de se transformer de Démocrate en Républicain par pur opportunisme.

Cela dit, il est intéressant de rappeler que la «campagne raccourcie» pour la Maison Blanche est le double ou le triple de la longueur des démarches comparables dans la grande majorité des autres États «démocratiques»… ce qui s’explique en partie par la taille du pays, bien sûr, mais encore plus par le très bizarre régime électoral figé dans le béton d’une Constitution dont les principes sont sans doute admirables, mais dont les mécanismes sont à la fois désuets et d’une complexité byzantine.