Les dangereuses lubies du Président Trump ne sèment pas seulement le chaos dans l’économie mondiale, les échanges commerciaux et industriels et le coût de la vie, elles créent une distorsion dangereuse dans notre vision du monde, principalement dans les pays «avancés» de l’Occident: l’impression que l’affrontement en cours est essentiellement une lutte pour la suprématie mondiale entre les États-Unis et la Chine. Ce n’est pas faux, mais c’est loin d’être toute la vérité, il s’en faut de beaucoup.
Plus j’y réfléchis (notamment suite à une discussion fascinante avec ma nièce Geneviève), plus je suis convaincu que la confrontation la plus significative, celle qui doit focaliser notre attention, a lieu entre deux modes de gouvernement et de gestion de la société, la démocratie libérale représentative d’origine occidentale et l’autocratie du parti unique désormais représentée presque exclusivement par la Chine. Et que celle-ci est en train de l’emporter sur presque tous les plans… et dans un nombre croissant de pays du monde. Si on essaie de comparer objectivement l’état des deux camps, les différences sont frappantes.
Dans les pays phares du camp «démocratique», on voit trop souventl des élites inefficaces, désemparées, souvent vérolées de scandales de toutes sortes, flottant comme dans une bulle étanche à l’écart de populations insécurisées, inquiètes, victimes de profondes scissions politiques, sociales et culturelles, parfois en conflit ouvert avec leurs dirigeants élus: l’écart est presque partout croissant entre des «élites» de plus en plus privilégiées et des masses stagnantes. Les États-Unis sont évidemment l’exemple le plus frappant de cette situation, mais à des degrés divers on peut faire la même lecture en France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, au Brésil, en Argentine, au Maghreb…
Dans la Chine de Beijing, par contre, on est forcé de constater une progression impressionnante non seulement de l’économie d’ensemble, mais du niveau de vie qui se propage dans une majorité de plus en plus importante d’une population dont (malgré quelques poches inquiétantes de discrimination et d’oppression) tout indique un niveau de satisfaction, de cohésion et d’optimisme nettement supérieur
Pour s’en rendre compte, il suffit de visionner (par exemple sur YouTube) une collection impressionnante de reportages sur les divers aspects de la vie en Chine, non pas issus d’une propagande d’État (clairement présente et d’une objectivité douteuse), mais produits par des étrangers indépendants, vivant depuis plus ou moins longtemps dans le pays ou qui y sont venus pour participer à divers projets et programmes. À ces témoignages, j’ajoute l’avantage d’avoir accès à quelques sources personnelles supplémentaires qui peuvent me parler librement, notamment deux médecins français (un à Wuhan, l’autre à Shanghai) et la fille d’un vieil ami qui a épousé un Chinois et qui enseigne dans une université de la région de Beijing. Complété par un sens de la perspective qui me vient d’une rencontre il y a 45 ans déjà: l’éclairante conversation que j’avais eue à Tokyo avec un observateur critique mais perspicace et visionnaire de ses gênants «voisins», le fondateur japonais de l’empire Honda, qui m’avait fortement incité à mettre de côté mon admiration (compréhensible à l’époque) pour le «miracle nippon» pour plutôt suivre de près une progression de la Chine qu’il prédisait avec clairvoyance tout en soulignant qu’elle n’aurait rien de miraculeux, mais serait au contraire fondée sur un ensemble de facteurs objectifs.
Dans la conjoncture actuelle, mettez-vous à la place de la majorité des pays du monde, en particulier dans l’hémisphère sud et en Asie, qui sont en voie de développement et se trouvent à la croisée des chemins quant au choix d’un modèle de gouvernance de leurs sociétés. Lequel des deux modèles seriez-vous le plus tentés d’adopter pour votre propre avenir? La réponse est hélas trop évidente.
Par ailleurs, il me semble aussi que notre propre attitude est sérieusement à repenser. Au lieu de condamner globalement et sans analyse rationnelle des faits le système chinois sur la base de quelques zones de persécution indéniables mais affectant au maximum un vingtième de la population et sur la foi de condamnations suspectes provenant de puissances rivales qui ne sont ni impartiales ni dénuées de défauts (notamment en termes de corruption et de rapacité des dirigeants), il est impératif pour la santé et l’avenir du monde que nous nous mettions à étudier avec un esprit critique, mais avec un minimum de préjugés ce que ce système peut avoir qui à la fois le distingue du nôtre et produit des résultats en grande partie souhaitables.
Cinq différences me viennent immédiatement à l’esprit: (a) Une direction politique et économique qui privilégie clairement la compétence et l’efficacité de ses membres plutôt qu’une «représentativité» formelle qui ne garantit ni l’une ni l’autre. Comparer aussi à l’élimination des programmes DEI par la Maison Blanche. (b) Une ouverture d’esprit qui s’efforce d’intégrer à l’intérieur d’un parti officiellement «communiste» les éléments positifs du rival «capitaliste» tout en évitant ses pires excès, alors que dans le camp démocratique libéral, on rejette de plus en plus aveuglément tout ce qui relèverait d’une pensée socialiste, que ce soit bon ou mauvais. (c) Une stratégie volontariste de prévision et de planification à long terme, alliée à un degré impressionnant de souplesse dans les ajustements, qui contraste vivement avec la vision de plus en plus myope à court terme des gouvernants «libéraux» contaminés par une approche capitaliste axée sur le prochain trimestre, la prochaine année fiscale, la prochaine élection. (d) Des choix explicites de priorités qui semblent trouver un équilibre surprenant entre deux objectifs souvent en conflit. D’une part une répartition acceptable de la richesse commune dans une population qu’il est nécessaire de satisfaire pour préserver sans violence le statut dominant du parti unique. D’autre part des stratégies pratiques de développement économique et social qui, au lieu de vouloir tout faire d’un coup, tiennent compte de l’évolution de contextes particuliers, incontournables dans un pays d’une taille et d’une diversité hors normes, quitte à maintenir ou même à accentuer temporairement certains déséquilibres et inégalités. (e) Un accent systématique sur une scolarisation intense (parfois excessive) de la masse du peuple tout en privilégiant la qualité de la recherche scientifique et de l’éducation supérieure pour créer une méritocratie de haut niveau au service des objectifs nationaux. Aucune comparaison possible avec les privilèges accordés aux écoles privées de luxe et la guerre ouverte de Trump contre Harvard aux USA.
En d’autres termes, j’ai bien peur qu’en tentant, probablement en vain, de «réformer» la Chine dans ce qu’elle a de mauvais plutôt que de lui emprunter ce qu’elle a de bon, nous nous faisons plus de tort que de bien, à nous mêmes et au reste du monde.