27 avril 2025

Le Mauvais exemple?

Les dangereuses lubies du Président Trump ne sèment pas seulement le chaos dans l’économie mondiale, les échanges commerciaux et industriels et le coût de la vie, elles créent une distorsion dangereuse dans notre vision du monde, principalement dans les pays «avancés» de l’Occident: l’impression que l’affrontement en cours est essentiellement une lutte pour la suprématie mondiale entre les États-Unis et la Chine. Ce n’est pas faux, mais c’est loin d’être toute la vérité, il s’en faut de beaucoup.

Plus j’y réfléchis (notamment suite à une discussion fascinante avec ma nièce Geneviève), plus je suis convaincu que la confrontation la plus significative, celle qui doit focaliser notre attention, a lieu entre deux modes de gouvernement et de gestion de la société, la démocratie libérale représentative d’origine occidentale et l’autocratie du parti unique désormais représentée presque exclusivement par la Chine. Et que celle-ci est en train de l’emporter sur presque tous les plans… et dans un nombre croissant de pays du monde. Si on essaie de comparer objectivement l’état des deux camps, les différences sont frappantes.

Dans les pays phares du camp «démocratique», on voit trop souventl des élites inefficaces, désemparées, souvent vérolées de scandales de toutes sortes, flottant comme dans une bulle étanche à l’écart de populations insécurisées, inquiètes, victimes de profondes scissions politiques, sociales et culturelles, parfois en conflit ouvert avec leurs dirigeants élus: l’écart est presque partout croissant entre des «élites» de plus en plus privilégiées et des masses stagnantes. Les États-Unis sont évidemment l’exemple le plus frappant de cette situation, mais à des degrés divers on peut faire la même lecture en France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, au Brésil, en Argentine, au Maghreb…

Dans la Chine de Beijing, par contre, on est forcé de constater une progression impressionnante non seulement de l’économie d’ensemble, mais du niveau de vie qui se propage dans une majorité de plus en plus importante d’une population dont (malgré quelques poches inquiétantes de discrimination et d’oppression) tout indique un niveau de satisfaction, de cohésion et d’optimisme nettement supérieur

Pour s’en rendre compte, il suffit de visionner (par exemple sur YouTube) une collection impressionnante de reportages sur les divers aspects de la vie en Chine, non pas issus d’une propagande d’État (clairement présente et d’une objectivité douteuse), mais produits par des étrangers indépendants, vivant depuis plus ou moins longtemps dans le pays ou qui y sont venus pour participer à divers projets et programmes. À ces témoignages, j’ajoute l’avantage d’avoir accès à quelques sources personnelles supplémentaires qui peuvent me parler librement, notamment deux médecins français (un à Wuhan, l’autre à Shanghai) et la fille d’un vieil ami qui a épousé un Chinois et qui enseigne dans une université de la région de Beijing. Complété par un sens de la perspective qui me vient d’une rencontre il y a 45 ans déjà: l’éclairante conversation que j’avais eue à Tokyo avec un observateur critique mais perspicace et visionnaire de ses gênants «voisins», le fondateur japonais de l’empire Honda, qui m’avait fortement incité à mettre de côté mon admiration (compréhensible à l’époque) pour le «miracle nippon» pour plutôt suivre de près une progression de la Chine qu’il prédisait avec clairvoyance tout en soulignant qu’elle n’aurait rien de miraculeux, mais serait au contraire fondée sur un ensemble de facteurs objectifs.

Dans la conjoncture actuelle, mettez-vous à la place de la majorité des pays du monde, en particulier dans l’hémisphère sud et en Asie, qui sont en voie de développement et se trouvent à la croisée des chemins quant au choix d’un modèle de gouvernance de leurs sociétés. Lequel des deux modèles seriez-vous le plus tentés d’adopter pour votre propre avenir? La réponse est hélas trop évidente.

Par ailleurs, il me semble aussi que notre propre attitude est sérieusement à repenser. Au lieu de condamner globalement et sans analyse rationnelle des faits le système chinois sur la base de quelques zones de persécution indéniables mais affectant au maximum un vingtième de la population et sur la foi de condamnations suspectes provenant de puissances rivales qui ne sont ni impartiales ni dénuées de défauts (notamment en termes de corruption et de rapacité des dirigeants), il est impératif pour la santé et l’avenir du monde que nous nous mettions à étudier avec un esprit critique, mais avec un minimum de préjugés ce que ce système peut avoir qui à la fois le distingue du nôtre et produit des résultats en grande partie souhaitables.

Cinq différences me viennent immédiatement à l’esprit: (a) Une direction politique et économique qui privilégie clairement la compétence et l’efficacité de ses membres plutôt qu’une «représentativité» formelle qui ne garantit ni l’une ni l’autre. Comparer aussi à l’élimination des programmes DEI par la Maison Blanche. (b) Une ouverture d’esprit qui s’efforce d’intégrer à l’intérieur d’un parti officiellement «communiste» les éléments positifs du rival «capitaliste» tout en évitant ses pires excès, alors que dans le camp démocratique libéral, on rejette de plus en plus aveuglément tout ce qui relèverait d’une pensée socialiste, que ce soit bon ou mauvais. (c) Une stratégie volontariste de prévision et de planification à long terme, alliée à un degré impressionnant de souplesse dans les ajustements, qui contraste vivement avec la vision de plus en plus myope à court terme des gouvernants «libéraux» contaminés par une approche capitaliste axée sur le prochain trimestre, la prochaine année fiscale, la prochaine élection. (d) Des choix explicites de priorités qui semblent trouver un équilibre surprenant entre deux objectifs souvent en conflit. D’une part une répartition acceptable de la richesse commune dans une population qu’il est nécessaire de satisfaire pour préserver sans violence le statut dominant du parti unique. D’autre part des stratégies pratiques de développement économique et social qui, au lieu de vouloir tout faire d’un coup, tiennent compte de l’évolution de contextes particuliers, incontournables dans un pays d’une taille et d’une diversité hors normes, quitte à maintenir ou même à accentuer temporairement certains déséquilibres et inégalités. (e) Un accent systématique sur une scolarisation intense (parfois excessive) de la masse du peuple tout en privilégiant la qualité de la recherche scientifique et de l’éducation supérieure pour créer une méritocratie de haut niveau au service des objectifs nationaux. Aucune comparaison possible avec les privilèges accordés aux écoles privées de luxe et la guerre ouverte de Trump contre Harvard aux USA.

En d’autres termes, j’ai bien peur qu’en tentant, probablement en vain, de «réformer» la Chine dans ce qu’elle a de mauvais plutôt que de lui emprunter ce qu’elle a de bon, nous nous faisons plus de tort que de  bien, à nous mêmes et au reste du monde.

13 avril 2025

Le Sort du monde… et moi?

 À un moment dans la belle soirée qu’elle et son compagnon François m’ont ménagée jeudi, ma nièce Geneviève a noté l’espèce de tension dont je n’arrivais pas à me dégager et m’a posé la question sur son habituel ton autoritaire: «Dis donc, tonton, c’est quoi ton problème?» Je l’ai regardée de travers sans répondre… mais ça m’a fait réfléchir.

Et tard samedi soir, tandis que j’examinais l’état du monde sur ma quinzaine de sources d’information habituelles (chaînes de télé canadiennes, américaines, anglaises, françaises, arabes et italiennes, balados de droite et de gauche, vidéos YouTube…), la réponse m’est venue: mon problème, c’est qu’à l’âge (bientôt 84 ans) où je devrais me contenter et me délecter d’une retraite étonnamment confortable, entouré d’une famille atypique et serviable et d’une bande de bons amis, j’ai l’irrésistible impression de porter sur mes épaules… le sort du monde.

Non pas que j’aie la prétention de pouvoir y changer quoi que ce soit par moi-même, mais à cause d'une sorte d’héritage coupable de mon métier et de ma jeunesse: j’ai grandi dans un après-guerre intensément politique où mon entourage était directement impliqué – à 13 ans, au lieu de photos de pin-ups ou de vedettes du sport, je tenais un scrap-book d’articles sur le putsch de Nasser et l’invasion franco-anglaise du Canal de Suez; à 19, je suis devenu écrivain puis journaliste dans la fièvre d’une Révolution tranquille québécoise où nous avions l’impression, en partie inculquée, en partie instinctive que non seulement nous pouvions changer le monde, mais que c’était la responsabilité, l’obligation même de notre génération de le faire. L’ennui, c’est que je ne suis jamais parvenu à m’en débarrasser.

Ou plus précisément, alors qu’à plusieurs reprises au cours d’une longue vie j’y ai échappé brièvement pour diverses raisons et de diverses façons (une femme adorable et captivante, la passion du jeu et des voyages, un voilier aux Antilles…), ça m’a rattrapé peu à peu, en particulier au tournant de la cinquantaine,  alors même que beaucoup de mes contemporains abdiquaient ou du moins devenaient plus sereins à cet égard. Ça m’apprendra, direz-vous.

Ça a débuté par un questionnement sur les effets sociaux-culturels et économiques de technologies de l’information dont j’ai très tôt senti l’émergence: reportages et chronique «Demain l’an 2000» à partir de 1978-80 dans La Presse, multiples publications techniques, création de logiciels, bouquins de vulgarisation…

Le tout d’abord entrecoupé d’un court engagement politique et littéraire pour l’indépendance (avec Parizeau et Bernard Landry et par la publication du «Simple bon sens» à Québec-Amérique), puis élargi dans une préoccupation durable pour l’avenir de nos sociétés («La Démocratie cul-de-sac» à l’Étincelle, 1994, manifeste «Changer le monde» vers 2012, groupe de discussion «Démocratie citoyenne» depuis un mois). 

Parallèlement, sous la pression de plusieurs amis et (en particulier) de ma soeur Marie, je m’inquiétais de l’effacement graduel de nos mémoires du volet social et culturel d’un moment unique de notre histoire, la Révolution tranquille des années 1960 (base de données «Papa Pedro et le Printemps cosmique» et textes épars depuis 1990, vaine tentative de diffusion avec l’aide de mon neveu Vincent récemment). Cette question était, et est toujours, rendue plus pertinente par la disparition de la plupart des acteurs et témoins clés de cette époque – la brillante et souvent gênante Denise Boucher le mois dernier! Plus on avance dans le 21e siècle, plus je sens le poids et la précarité des souvenirs directs, vivaces dont je suis un des de plus en plus rares porteurs. En même temps que le niveau d’énergie et de concentration qu’il faudrait pour leur donner une forme plus durable me fait de plus en plus défaut.

Et comme si ça ne suffisait pas, je suis pris d’un soudain et presque violent retour de flamme pour une filière qui m’avait un moment intrigué dans ses balbutiements des années 1980, mais qui est en train de s’imposer comme un des phénomènes à la fois les plus menaçants et les plus prometteurs du présent immédiat et du proche avenir, l’intelligence artificielle. Et par l’immense question qu’elle pose: va-t-elle servir à remplacer l’esprit humain, ou au contraire à en multiplier le potentiel et la portée? Je résiste de peine et de misère ces jours-ci à la tentation de me lancer dans une expérimentation à ce sujet. À mon âge!

Pour qui je me prends, dis-donc?

05 avril 2025

Bulles de mémoire...

 «J'ai mis par un beau soir d'hiver Mon patin à l'envers. 
Gauche-droite, comme à la guerre, Oui mais tant mieux car on est deux
Gauche-droite, frisson de glace, Fine surface des amoureux...»

Ou alors: 
«Mets ton chapeau de rêve et de conquête
Et prends le bras de ton pire ennemi,
Mais n'oublie pas de ranger dans ta tête
Et tes projets et ta boîte à outils...»

Qui se souvient de ces chansons aux mélodies faciles mais chantantes qui faisaient d'Hervé Brousseau l'idole des adolescents romantiques du Québec des années cinquante? 

Ou encore mieux de ses yeux bleus étonnés quand, main dans la main avec une délicieuse Louise Marleau de 15 ans, il débarquait de sa soucoupe volante dans un des paysages inquiétants mais jamais fatals des planètes fantaisistes de notre toute première série télévisée (à Radio-Canada, voyons!) de science-fiction, «Opération mystère»?

Tout ça m'est revenu à l'esprit hier soir dans un des rares «temples de la mémoire» qui subsistent à Montréal (hors des salons funéraires, merdre!), l'étroit et surchauffé mais irremplaçable «P'tit Bar» de la rue Saint-Denis, voisin de l'Institut d'Hôtellerie. Où on a la rare chance de rencontrer parfois d'authentiques incarnations de notre jeunesse. 

Cette fois, c'était une frêle madame grisonnante assise au comptoir qui, entre deux chansons d'un auteur-compositeur sûr de lui mais un peu néophyte, m'a interpellé, sans doute inspirée par ma tête et ma barbe blanches: «Je m'appelle Francine, et vous? Hervé Brousseau, ça vous dit quelque chose? J'étais sa dernière compagne...»

C'était la troisième et dernière de trois belles et nostalgiques mais différentes «bulles de mémoire» qui ont rythmé cette semaine, la première où je sortais enfin de deux mois de convalescence après un remplacement de la hanche.


D'abord dimanche dernier, un efficace co-voitureur haïtien m'a pris à l'angle Sainte-Catherine et Berri et déposé à Québec sous le crachin du campus de l'Université Laval, où m'ont ramassé Jean et ma soeur Marie pour rejoindre la veillée funèbre en l'honneur de ma chère et merveilleuse cousine Hélène Legendre de Koninck. C'était une archéologue savante et raffinée, fouilleuse des tréfonds des pyramides d'Égypte et des temples d'Angkor au Cambodge et une talentueuse poétesse, mais surtout, sous l'apparence trompeuse d'une très jolie bourgeoise frêle et délicate, une aventurière exploratrice qui ignorait la peur et faisait toujours preuve d'une chaleur humaine et d'une bonne humeur terriblement infectueuses; sa santé énergique, son sourire éclatant et sa brillante intelligence ont été  tragiquement détruits petit à petit par l'Alzheimer. 


Nous avons retrouvé là d'autres membres de la famille, en tout premier lieu son mari Rodolphe, géographe réputé et remarquable professeur (dont le frère aîné Thomas, qui fut aussi mon professeur de philosophie, est soupçonné d'avoir dans son enfance servi de modèle à Saint-Exupéry pour son « Petit Prince»). Il nous a notamment rappelé un épisode caractéristique du tempérament d'Hélène: quand elle l'a retrouvé après avoir échappé de peine et de misère aux terreurs des Khmers Rouges de Pol Pot en 1977, au lieu d'exprimer un soulagement compréhensible, elle s'est exclamée en riant «Tu ne peux pas savoir comme j'ai vécu une expérience extraordinaire!». Il y avait aussi sa fille Sophie – qui nous a rappelé que son indomptable maman lui avait, plutôt que la couture ou le tricot, enseigné la plongée sous-marine autour des récifs des côtes de la Malaysie quand elle était gamine – et sa petite-fille, en perpétuel mouvement et portrait craché blond aux yeux bleu clair de sa grand-mère au même âge. 


Jeudi matin, c'était au tour de mon ami Claude Normand, veuf de l'irremplaçable Sonia del Rio, Abitibienne devenue star mondiale du flamenco décorée par le roi d'Espagne, de me prendre en charge pour m'emmener (encore sous la pluie) avec un vieux mais énergique monsieur que je n'ai pas tout de suite reconnu, vers le magique manoir, niché au bout d'un chemin tortueux et valloneux de l'Ésterel, où nous accueillent à l'occasion le peintre Jacques Léveillé et sa charmante Marylin. En cours de route, je me suis rendu compte que notre compagnon n'était autre qu'un personnage quasi mythique du Montréal de la Révolution tranquille, sous sa double personnalité de joallier imaginatif et audacieux et de journaliste sportif, défenseur passionné et précurseur d'une discipline mondiale mais alors inconnue en Amérique du nord, le football ou «soccer» comme on l'appelle ici. Georges Schwarz, qui va vers ses cent ans, a encore bon pied, bon oeil, le regard et l'esprit vifs. Quel plaisir de se retrouver pour échanger de précieux souvenirs d'une jeunesse plus que dorée, bourrée d'optimisme et d'espoirs, et d'une brochette d'amis aux talents éclatants et originaux, peintres et artisans, musiciens et chanteurs, dramaturges et poètes, acteurs et danseurs...

En particulier, l'excellent dîner qui nous attendait (avec un trio d'autres invités intéressants et volubiles) nous a offert l'occasion de rendre hommage à une autre récente disparue, l'écrivaine, poétesse, dramaturge et féministe parfois dérangeante mais toujours inspirante Denise Boucher. Qui fut, à notre arrivée quasi simultanée à Montréal (moi de Québec, elle de Victoriaville), une de mes premières consoeurs à l'éphémère Nouveau Journal de Jean-Louis Gagnon et une amie complice, indispensable et fidèle pendant plus d'un demi-siècle ensuite...


Et pour clore le tout, il fallait hier soir que je tombe sur cette diminutive Francine qui, à son tour, a ressuscité pour moi toute une tribu improbable de sept frères et une soeur cadette, tous de taille modeste mais énergiques, originaux et différents: les Brousseau étaient originaires du quartier populo de Limoilou (comme leur presque voisin Sylvain Lelièvre); je les ai d'abord connus dans le bohème Quartier Latin du Québec des années 1950 pour les retrouver peu après dans la Métropole. L'aîné Jacques était peintre, le second Jean et la soeur Odette comédiens, Hervé auteur-compositeur, d'autres encore fleuriste ou recherchiste. 

C'est avec celui-ci, Camille et son frère Pierre, que j'ai partagé un temps un appartement sur Décarie, mais surtout une mémorable virée dans leur Morris minor toute neuve au long de l'été 1961 ou 62. Nous faisions le saut d'une à l'autre des alors toutes récentes boîtes à chansons qui squattaient des granges campagnardes le long de la route, de Drummondville jusqu'à la Piouke de Bonaventure et la Maison du Pêcheur de Lucien Gagnon à Percé, en passant par le Pirate de Raoul Roy à Saint-Fabien. Nous y retrouvions au hasard, ensemble ou séparément, des copines et copains qui s'appelaient Renée Claude, Monique Miville-Deschênes, Monique Leyrac, Jacques Blanchet et André Gagnon, Tex Lecor et Bill Wabo, Claude Gauthier, Robert Charlebois... Sans compter Pierre Calvé, surgi soudain d'Halifax sur un scooter poussiérieux! Tu parles d'une époque!

21 mars 2025

Un Signal d'alarme à bien évaluer

Je termine la lecture du surprenant «Les Ingénieurs du chaos» de Giuliano da Empoli, sur les manoeuvres des experts technologues en exploitation de l'opinion publique à des fins personnelles.

En premier lieu, le livre est extrêmement bien documenté et trace le portrait d'un danger réel de manipulation sociale et politique des masses citoyennes en utilisant les outils d'analyse et de diffusion ciblée offerts par l'Internet. Il décrit en détail ce qui se cache derrière le populisme «virtuel» d’extrême-droite qui est né en Italie avec le mouvement Cinque Stelle, puis s’est étendu notamment à l’Angleterre du Brexit, au Brésil de Bolsonaro et aux USA de Donald Trump et Steve Bannon (c'était avant l'irruption d'Elon Musk), où il a connu ses plus grands succès et réalise aujourd’hui ses plus grands ravages.. 

L’auteur défend avec beaucoup de crédibilité la thèse que ces mouvements ne sont pas spontanés, mais orchestrés cyniquement par des manipulateurs experts qui ont trouvé la recette pour combiner les peurs souvent justifiées des peuples face à l’avenir, leur rejet des élites traditionnelles et l’absence de contraintes éthiques sur l’Internet et les réseaux sociaux, trois fortes tendances que les progressistes n’ont pas su ou voulu voir à temps. Il souligne que les manipulations n'ont souvent pas d'objectif idéologique ferme, et font au contraire flèche de tout bois (et de toute opinion et son contraire) pour atteindre un objectif principal concret, qu'il soit financier ou politique, sans souci de cohérence ou de vérité.

Ce qui ouvre une nouvelle piste à ma réflexion, celle d’une réforme en profondeur de l'information publique comme condition cruciale d’une nécessaire refondation politique, idée déjà suggérée par mon ami Pierre Sormany… Le livre ne mentionne cependant pas ou très peu deux autres aspects du problème global de l'information politique et sociale qui me paraissent pertinents: les manoeuvres occultes des spécialistes russes pour influencer, cette fois dans un sens spécifique, les décisions électorales ou administratives des USA et de certains pays occidentaux, et la curiosité intrusive de la Chine sur les échanges virtuels de toutes sortes, qui à la différence des deux autres phénomènes n'a qu'accessoirement et rarement pour but et pour effet d'influencer l'opinion. 

Parmi les conclusions de l'auteur, deux me frappent particulièrement: (a) Ce ne sont pas les recettes classiques de la démocratie représentative qui vont offrir une réponse efficace à ces dangers; au contraire, les atermoiements, les erreurs d'analyse des élites en place et leur tendance à infantiliser les électorats favorisent les manipulations même les plus irréalistes des «faiseurs de chaos». (b) Une vraie réponse implique nécessairement de lutter contre les peurs du citoyen moyen en lui proposant, plutôt que de simples sauvegardes et un retour au statu quo, un projet porteur d'espoir et une image plus optimiste d'un avenir réalisable malgré les défis que cela pose.

J'ajouterais qu'à cette exigence, à laquelle je souscris entièrement et qui est d'ailleurs un des points de départ de mon projet de «Démocratie citoyenne», un autre élément essentiel de solution est la responsabilisation de chacune et chacun quant à son propre sort et à celui de sa collectivité. À partir du moment où une personne doit envisager les conséquences réelles des choix qu'implique son bulletin de vote (au-delà de la simple sélection de «représentants» qui seront ensuite libres de gouverner comme ils veulent), il est probable qu'elle verra le besoin de donner moins d'importance à ses réactions affectives et à ses préjugés personnels pour acquérir une vision plus réaliste et plus objective de la décision à prendre et de ses effets. 

Trois cas spécifiques me donnent au moins partiellement raison sur ce plan: la désaffection majeure et la perte de confiance qui ont frappé l'électorat français après le refus méprisant par ses élus du rejet par référendum de la Constitution européenne de 2005; le retournement de l'opinion publique britannique face aux effets négatifs d'un Brexit très mal documenté; la révolte rapide et vigoureuse des électeurs de Donald Trump devant la réalité catastrophique (pourtant prévisible) du début de son second mandat.


06 mars 2025

Trump trouillard et brouillon, mais qui en profite?

Depuis six semaines, Donald Trump se montre à la fois peureux et mal préparé. Lui et ses adjoints divers, notamment Elon Musk, adoptent sans avertir ni réfléchir des mesures administratives ou financières improvisées à l'emporte-pièce puis reculent dès qu'on s'aperçoit qu'elles ont des effets directs ou secondaires nuisibles, ou qu'une opposition publique forte se développe à leur encontre. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de son obsession, les tarifs douaniers: ses constants changements de cap (envers Canada, Mexique, Chine, Europe...) créent une incertitude généralisée autant dans les entreprises et chez les consommateurs des USA eux-mêmes que des pays visés. 

Je m'étonne que ses adversaires et critiques n'exploitent pas cette incohérence par des tactiques originales et efficaces soit pour le mettre en contradiction avec lui-même, soit pour semer la bisbille dans son camp, en particulier dans les milieux d'affaires conservateurs; ils ne font souvent que réagir au coup par coup et sans se coordonner à chaque divagation de sa part. 

La Chine, en position de force face à lui, est sans doute l'État qui a les réactions les plus cohérentes et les mieux pensées jusqu'ici... et elle sera probablement celui qui profitera le plus du chaos qu'il crée, aussi bien économiquement que politiquement. L'Europe, aux prises avec ses contradictions internes, et le Canada, où la prochaine échéance électorale joue dans ce dossier un rôle nuisible, s'en sortent nettement moins bien. Le Mexique, bizarrement et malgré la fragilité de sa situation, tire mieux son épingle du jeu en réservant prudemment ses gestes pour profiter ensuite rapidement des ouvertures qui s'offrent inévitablement.