15 novembre 2015

Au surlendemain du Bataclan

Je reprends plus posément ma réflexion «à chaud» sur les attentats de Paris en la précisant et en l'enrichissant de quelques idées qui me sont suggérées par vos commentaires et par les débats entendus notamment à la télévision française et américaine.

Toutes les croyances sont égales, y compris l'incroyance 

Aucune doctrine qui persiste à faire une distinction qualitative entre «croyants» et «incroyants» ne devrait être tolérée, encore moins encouragée par les États: la proclamation solennelle par un clergé que toute autre foi — y compris le rejet de la foi — sera respectée par ses membres doit être un préalable au droit d'exercer dans un pays. 
Ce disant, je suis parfaitement conscient que cela pose une difficulté énorme aux Musulmans, à qui leur acte fondamental d’adhésioni impose d’affirmer que seul leur dieu est Dieu et que tous les autres sont à rejeter; mais je n’y peux rien, et je leur souligne que les courants majeurs des deux autres grandes religions monothéistes, christianisme et judaïsme, ont déjà franchi ce pas. 
Non seulement la critique et la remise en question des croyances quelles qu'elles soient doivent être admises par tous, elles doivent être activement soutenues par les autorités comme un élément essentiel du débat démocratique. Les accusations de blasphème ou de persécution contre une ou l'autre confession (je pense plus spécifiquement à l'islamophobie) ne sont plus recevables tant qu'on s'en tient à une discussion rationnelle, sans faire appel à la haine ou à l'action violente — les «risques de débordement», s'ils existent, peuvent très bien être gérés par l'action normale de l'État et les saines réactions de la société civile. 
«Les Identités meurtrières» d'Amin Maalouf ne vont pas assez loin à mon sens, mais la dénonciation qui s'y trouve du danger de discrimination inhérent aux religions monothéistes est un point de départ incontournable en ce sens. 

Dénoncer les terroristes ne suffit pas 

Ce ne sont pas les seuls terroristes que les évêques, rabbins, imams et autres lamas doivent dénoncer, c'est la mouvance entière des intolérances religieuses de tout poil, même pacifiques en apparence. C'est elle qui constitue le terreau qui donne naissance aux activistes de la mort, qui les nourrit et les protège. D'une part, j'ai une réserve sérieuse sur la réalité d'une «guerre de religion». Le caractère sectaire des islamistes radicaux est indéniable mais pas uniforme: Daech, Al Qaida, Taliban, Hezbollah, Hamas sont non seulement distincts mais souvent ennemis entre eux ou alliés purement conjoncturels. Mais de notre côté, il est essentiel de préciser que nous ne sommes pas en guerre contre une religion, mais contre des organismes terroristes spécifiques. 
En revanche, «ne pas faire d'amalgames» ne doit pas signifier s'aveugler à une caractéristique fondamentale des adversaires, leur croyance en un dieu bien précis, ni refuser de fouiller les liens qui peuvent les rattacher à des groupes de la même foi, non violents mais plus ou moins ouvertement opposés au laïcisme et à la dimension permissive et moralement tolérante des sociétés et des États occidentaux. Ces groupes peuvent à bon droit être soupçonnés de tolérer en secret les terroristes et de leur permettre de se noyer dans la masse de leurs adhérents, voire de contribuer indirectement à leurs efforts de recrutement. 
S'abstenir d'examiner et de tenter de comprendre cet aspect du conflit, c'est se handicaper sérieusement dans la lutte. Si on ne s'attaque pas de l'intérieur à ce qui est la racine profonde du mal, la «guerre au terrorisme» se poursuivra sans fin, car la cohorte des «guerriers de Dieu» ne cessera d'être renforcée par de nouveaux-venus radicalisés par les circonstances ou par des prosélytes dissimulés dans la masse des naïfs innocents. 
Il faut aussi mentionner que la foi aveugle, partagée par toutes les grandes religions, dans une vie après la mort et un Paradis promis aux croyants sacrifiés pour leur foi est l'ingrédient principal du cocktail mortifère permettant le recrutement et l'activation de terroristes kamikazes. Dire que «la religion n'a rien à voir avec cette horreur» est donc une contre-vérité manifeste ou une façon de jouer à l'autruche. 

Croire en Dieu ou croire en l'homme? 

Je pense que nous arrivons à un carrefour majeur dans l'histoire humaine, où il va falloir choisir entre croire en Dieu et croire en l'Homme. L'évolution du dernier tiers de siècle indique fortement qu'il y a incompatibilité entre les deux. En particulier depuis la montée des Taliban et d'Al Qaida en Orient, le lent génocide des Palestiniens par les Juifs d'Israël, le démembrement sur des lignes de fracture «confessionnelles» de l'ex-Yougoslavie. 
La liberté de conscience religieuse en tant que principe absolu a été un compromis inévitable pour accéder à la laïcité de l'État; il est temps de la remettre en cause, face à des doctrines qui s'érigent ouvertement comme autorités devant avoir préséance sur la souveraineté du peuple et comme seuls juges de ce que les autres ont le droit de penser et de faire. La laïcité passive et superficielle des États n'est plus un rempart suffisant contre l'intransigeance religieuse et l'obscurantisme. 
«La Peste» de Camus et «Le Rhinocéros» d'Ionesco sont à relire d'urgence. 

Une faute grave de logique 

Assis complaisamment sur des principes qu'il ne respecte même pas dans la pratique (liberté de l'individu, égalité des sexes, démocratie politique...), l'Occident est tombé dans le piège d'un capitalisme totalitaire dont le seul moteur efficace est la rapacité et l'enrichissement personnel à tout prix. Cette dynamique l'amène à pactiser avec (et donc à enrichir et renforcer) les puissances qui financent et encouragent ses ennemis les plus acharnés, ceux-là justement qu'il dépense des fortunes à combattre militairement. 
Le leitmotiv qu'on entend de plus en plus, du côté américain d'abord mais aussi en Europe, que le remède au terrorisme est d'aller le combattre encore plus fort «sur son territoire» ne résiste pas à l'analyse. En premier lieu, tant qu'on ne mettra pas fin à la pratique qui consiste à enrichir les riches pour qu'ils soutiennent les djihadistes de toutes obédiences et à appauvrir les pauvres pour que le désespoir les pousse au martyre, il n'y a pas de victoire possible. 
Deuxièmement, il me semble que les leçons de deux guerres en Afghanistan et de deux autres en Irak depuis 35 ans montrent assez clairement que cette recette ne fonctionne pas. Nous nous trouvons face à un ennemi qui n'a pas, sauf accessoirement, de territoire propre mais qui peut resurgir n'importe quand et n'importe où et qui recrute de plus en plus ses combattants dans nos propres populations, grâce au phénomène que je décris ci-dessous, dont notre capitalisme égoïste est directement responsable. Il est même tragiquement ironique de constater que le fait même de porter la guerre dans de soi-disant territoires ennemis a pour conséquence la création d’un flux gigantesque de réfugiés… parmi lesquels l’ennemi a tout loisir d’infiltrer des combattants aguerris vers nos propres pays! 

La mort des idéaux laïques 

À plus long terme, en diabolisant les diverses variantes du progressisme social et économique (notamment le marxisme qui en était la forme la plus structurée et la plus radicale), l'Occident capitaliste a concédé de facto aux superstitions religieuses le monopole crucial des idéaux inspirants. Or c'est là un élément clé dans la nécessaire formation d'une élite de jeunes curieux et altruistes, dévoués au bien commun et à l'amélioration du sort des peuples. 
Le peu d'impact concret des vagues récentes et prometteuses de contestation (Printemps arabe, Indignados, Occupy Wall Street) a démontré qu'il n'y a plus pour les jeunesses du monde, et par la faute surtout des conservateurs occidentaux, de cadre intellectuel positif laïque et donc d'exutoire pratique et pacifique à leur soif de «refaire le monde», un monde qui en a pourtant bien besoin. 
Au lieu d'être motivées par la joie de s'atteler à cette tâche, elles se trouvent face à l'alternative absurde de s'inscrire au MBA ou de se ceinturer de dynamite. Ce constat, que j'avais déjà fait au lendemain de l'écroulement du Wall Street Center, conserve toute sa désolante pertinence. 

Pas de solution simple 

Face à tout cela, on fait quoi? Tout d’abord, je n’ai pas de solution toute faite… et je me méfie de tous ceux qui préfacent leurs interventions par «La réponse, évidemment, c’est…». Le problème est complexe et multiple, nous l’avons laissé croître et foisonner pendant plus d’une génération; il est donc tout aussi simpliste de croire qu’on va le résoudre par des actions immédiates et directes que de s’imaginer qu’il va suffire de faire preuve de tolérance et de compréhension pour implanter des mesures à long terme. Je me contenterai d’indiquer un certain nombre de pistes qui ne sont pas exclusives les unes des autres, mais au contraire devraient obligatoirement être poursuivies simultanément et conjointement. 
Il est clair qu’il faut parer au plus pressé par de meilleures dispositions de sécurité interne non seulement là où des attentats ont déjà eu lieu mais partout où ils sont envisageables… et ces mesures auront forcément une dimension extra-territoriale, impliquant une collaboration parfois malaisée entre des États de tradition et de mentalité différente, et notamment ne partageant pas la même conception des libertés civiques qu’il demeure essentiel de préserver. Prenons garde de vouloir fabriquer des «forteresses» repliées sur elles-mêmes et fondées sur l'exclusion de l'autre (en Europe, aux USA, au Canada ou en Australie...); c'est peut-être un réflexe naturel face au danger perçu, mais c'est surtout faire le jeu de l'ennemi. Si on veut vraiment éliminer le terrorisme, il faut le voir aussi abject, aussi urgent à combattre quand il se produit à Beyrouth, Sousse, Mombasa ou Bombay qu'à New-York ou Londres ou Paris. Pas seulement parce qu'un être humain est un être humain, peu importe sa langue ou sa couleur. Mais aussi parce que rien n'aide plus les terroristes que de distinguer nous-mêmes deux classes de victimes, deux «solidarités sélectives» dont une seule serait importante... et dont l'autre se sentira forcément diminuée, laissée pour compte et donc nettement moins motivée pour prendre part à une lutte qui ne peut être que globale.
À moyen terme, il faut réexaminer la logique et les méthodes de «porter la guerre chez l’adversaire», notamment la possibilité de fermer le robinet du financement des extrémismes, sanguinaires ou non, et l’importance d’impliquer les voisins immédiats des territoires visés, dont les forces armées parlent la ou les langues, connaissent les coutumes et les spécificités du terrain… et ont la capacité de verrouiller les frontières contre l’entrée ou la sortie de combattants ennemis et d’équipements militaires. Il faut aussi réfléchir à l’après, à ce que deviendront ces pays et ces populations, non pas en fonction de nos seuls voeux pieux et de notre propre conception de ce qui est souhaitable, mais en tenant compte des réalités et des volontés locales. Les leçons de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Lybie à cet égard sont à méditer très sérieusement. 
Parallèlement, il faut s’attaquer au problème du flux de réfugiés, non seulement pour le gérer et reloger les millions d’individus qu’il charrie, mais encore pour trouver des manières de le réduire et idéalement d’y mettre fin, par exemple en aménageant dans les régions belligérantes des zones de sécurité – ce qui sera loin d’être facile, puisque chacune des guerres dont je parle comporte non pas deux, mais plusieurs camps souvent mutuellement hostiles. 
Sur le plan économique, on devrait sans doute s’inspirer de la grande leçon de la Deuxième guerre mondiale, où pour faire face à une menace commune, des camps auparavant opposés ont trouvé des zones importantes, souvent imprévues de coopération, quitte à mettre de côté certains de leurs principes les plus chéris. Aussi bien les régimes communistes que les démocraties capitalistes ont adopté des «économies de guerre» où leurs méthodes habituelles de fonctionnement ont été transgressées, résultant d’un côté dans une production à la demande pratiquement sans intervention de Moscou, dans l’autre à des économies planifiées directement par Washington ou Londres. 
Je ne vois pas comment on peut faire efficacement «la guerre au terrorisme» si on tient mordicus à préserver tel quel le fonctionnement égoïste et contre-productif des institutions financières publiques et privées. 
Enfin, pour tarir le recrutement des jeunes idéalistes désabusés, il faut que les penseurs laïques non seulement de l’Occident mais de toute la planète se mettent à la tâche de concevoir une vision renouvelée, plus ouverte et plus solidaire du monde. Je précise que «laïque» ici est utilisé dans son sens purement politique: il ne veut pas dire non-croyant, mais capable de subordonner ses croyances au bien commun et à la souveraineté des peuples. Il est indispensable et urgent, mais pas suffisant, de mettre fin aux dérives ultra-matérialistes et égoïstes qui ont perverti le cadre intellectuel hérité du Siècle des Lumières. Aussi bien l’individualisme libéral que nos conceptions de la démocratie et de l’économie ont des vices intrinsèques qui sont apparus à la longue et qui nous obligent à repenser en profondeur certains des principes fondateurs de la civilisation moderne. 
L’émergence des technologies de l’information à l’échelle mondiale, combinée à la crise écologique qui bouleverse les règles du développement et les axiomes du progrès, impose une réflexion nouvelle dans laquelle l’individu cesse d’être la mesure unique de la société et la culture européenne le centre intellectuel de la planète. Il ne s’agit pas d’une «guerre des civilisations», mais au contraire de leur fusion, indispensable à la survie de notre monde. 

Salut, les copains!

14 novembre 2015

Au lendemain du Bataclan

Il y a bien assez d'«experts» pour disséquer les causes à court terme et les remèdes immédiats aux attentats terroristes, assez de bonnes âmes pour compatir avec les victimes et leurs proches, assez d'amis de la France pour proclamer leur solidarité, que je me permets de faire l'impasse sur ces formes d'intervention tout à fait honorables. Mon tempérament libre penseur et iconoclaste me pousse plutôt vers des thèmes de réflexion encore un peu confus mais à plus longue portée — et sans doute plus dérangeants. Je m'en excuse d'avance auprès de ceux dont je heurterai ici la sensibilité.

Toutes les croyances sont égales, y compris l'incroyance

Aucune religion qui persiste à faire une distinction qualitative entre «croyants» et «incroyants» ne devrait être tolérée, encore moins encouragée par les États: la proclamation solennelle par un clergé que toute foi — y compris le rejet de la foi — sera inconditionnellement respectée par ses membres doit être un préalable au droit d'exercer dans un pays. Non seulement la critique des croyances quelles qu'elles soient doit être admise par tous, elle doit être activement soutenue par les autorités. J'ajouterai que sans le mythe de la vie après la mort et du Paradis pour les croyants que véhiculent toutes les grandes religions, le recrutement des terroristes-kamikazes serait impossible. Les Identités meurtrières d'Amin Maalouf ne vont pas assez loin, mais la dénonciation qui s'y trouve du danger inhérent aux religions monothéistes est un point de départ incontournable en ce sens.

Dénoncer les terroristes ne suffit pas

Ce ne sont pas les seuls terroristes que les évêques, rabbins, imams et autres lamas doivent dénoncer, c'est la mouvance entière des intolérances religieuses, même pacifiques en apparence. C'est elle qui constitue le terreau qui donne naissance aux activistes de la mort, qui les nourrit et les protège. Si on ne s'attaque pas de l'intérieur à ce qui est la racine profonde du mal, la «guerre au terrorisme» se poursuivra sans fin, car la cohorte des «guerriers de Dieu» ne cessera d'être renforcée par de nouveaux-venus  radicalisés par les circonstances ou par des prosélytes dissimulés dans la masse des naïfs innocents.

Croire en Dieu ou croire en l'homme?

Je pense que nous arrivons à un carrefour majeur dans l'histoire humaine, où il va falloir choisir entre croire en Dieu et croire en l'Homme. L'évolution du dernier tiers de siècle indique fortement qu'il y a incompatibilité entre les deux. En particulier depuis la montée des Taliban et d'Al Qaida en Orient, le lent génocide des Palestiniens par les Juifs d'Israël, le démembrement «confessionnel» de l'ex-Yougoslavie. Une laïcité passive et superficielle des États n'est plus un rempart suffisant contre l'intransigeance religieuse et l'obscurantisme. La Peste de Camus est à relire d'urgence.

Une absence d'idéaux

Assis complaisamment sur des principes qu'il ne respecte même pas dans la pratique (liberté de l'individu, égalité des sexes, démocratie politique...), l'Occident est tombé dans le piège d'un capitalisme totalitaire dont le seul moteur efficace est la rapacité et l'enrichissement personnel à tout prix. En diabolisant les diverses variantes du progressisme social et économique, il a concédé aux superstitions religieuses le monopole crucial des idéaux inspirants. Or c'est là un élément clé dans la nécessaire formation d'une élite des jeunes curieux et altruistes, dévoués au bien commun et à l'amélioration du sort des peuples. Le peu d'impact concret des vagues récentes de contestation (Printemps arabe, Indignados, Occupy Wall Street) a démontré qu'il n'y a plus pour les jeunesses du monde de cadre intellectuel positif et donc d'exutoire pratique à leur soif de «refaire le monde», un monde qui en a pourtant bien besoin. Au lieu d'être motivées par la joie de s'atteler à cette tâche, elles se trouvent face au choix absurde de s'inscrire au MBA ou de se ceinturer de dynamite. Ce constat, que j'avais déjà fait au lendemain de l'écroulement du Wall Street Center, conserve toute sa désolante pertinence.

13 novembre 2015

Du neuf avec du vieux...

J'ai fini par lire la déclaration de François Legault sur le «virage nationaliste» de la CAQ. Curieuse idée que celle de vouloir refaire un parti autonomiste de droite ayant pour objectif de maintenir le Québec dans le Canada, comme s'il n'y en avait pas déjà eu un. 
Ma première question est: pourquoi s'arrêter en si bonne voie et ne pas donner au parti un «nouveau» nom plus explicite, par exemple Union Nationale, avec comme devise «Rendez-moi mon butin»?
Et ma deuxième question: sur quelle planète était François Legault quand Brian Mulroney a démontré hors de tout doute, par l'épisode du Lac Meech, l'impossibilité de modifier de l'intérieur le carcan rigide de la Constitution canadienne telle que conçue et imposée par Trudeau père? 
J'avais écrit en 1992 (Le Simple bon sens, Éditions Québec-Amérique, préface de Pierre Vadeboncoeur) que le seul espoir du CANADA lui-même de sortir de ce piège était que le Québec vote OUI à un référendum sur la souveraineté puis négocie avec le reste du pays un nouveau pacte... et à ma surprise plusieurs experts constitutionnels (et au moins un sénateur libéral, sous le sceau du secret) ont alors pris la peine de m'écrire ou de m'appeler pour me confirmer que j'avais raison. 
Si M. Legault s'imagine qu'il pourra obtenir l'accord unanime de dix provinces, trois territoires et je ne sais combien de Premières Nations (sans compter deux ou trois ratons-laveurs) pour arracher à Ottawa quelques miettes de droits, et cela sans avoir le moindre moyen de pression ni le moindre allié extérieur ou intérieur, je lui suggère un pélerinage à Ste-Anne de Beaupré ou à l'Oratoire St-Joseph comme préalable à sa négociation! Ou, à défaut, une bonne douche froide...

12 novembre 2015

Un bémol à la néo-Trudeaumanie

Je suis d'accord qu'il faut donner la chance au coureur et que l'arrivée au pouvoir à Ottawa de Justin Trudeau fait souffler sur la politique fédérale canadienne un vent bienvenu de fraîcheur et de décontraction. C'est pourquoi j'ai attendu quelques semaines avant de publier une réflexion post-électorale critique. Mais il y a des limites à l'euphorie qui semble gagner le pays. Il ne faut tout de même pas nous aveugler sur certains reculs évidents que ce résultat comporte pour l'ensemble du Canada et pour le Québec en particulier. J'en citerai deux dans chaque cas.
Pour le Québec:
1. Imaginer que les positions et les droits du Québec seront bien défendus parce que nous avons sept ministres au Cabinet et une cinquantaine de députés libéraux est d'une extrême naïveté. Comment le fédéraliste acharné Stéphane Dion, la carriériste Mélanie Joly, la députée d'un comté fortement bilingue Marie-Claude Bibeau (ministre de la Francophonie!) et la figure de proue westmontaise Marc Garneau peuvent-ils être vus comme des défenseurs du Québec francophone? Aucun, de surcroît, n'est à la tête d'un ministère économique majeur ou d'un secteur crucial pour nos aspirations. Quant au premier ministre et ministre des Affaires intergouvernementales, le seul fait d'être québécois lui interdit de se montrer partial en notre faveur, sans compter que sa priorité sera sans doute de favoriser Philippe Couillard et les libéraux locaux, ce que je trouve très difficile de voir comme un avantage pour le Québec.
2. De même, le retour en force du parti de PET, responsable de la Constitution de 1982, du scandale des commandites et de la «Loi sur la clarté» référendaire est un évident recul pour le mouvement nationaliste, non seulement souverainiste mais même autonomiste. Mes amis du Bloc ont eu beau critiquer violemment Mulcair sur ce plan, il reste qu'objectivement les libéraux sont bien plus férocement opposés à l'affirmation nationale québécoise que ne peut l'être le NPD — d'autant plus que la totalité de leurs députés québécois sont solidement fédéralistes, alors que la majorité des néo-démocrates qu'ils ont remplacés étaient au pire neutres ou ambivalents à cet égard. Ce n'est pas le retour par la porte d'en arrière d'une dizaine de bloquistes sans pouvoir ni budget qui va compenser pour ce qui ne peut être considéré que comme un revers majeur pour l'idée même de Nation.
Pour le Canada:
1. Paradoxalement, la position multiculturaliste et rigidement droits-de-l'hommiste de Justin Trudeau a été beaucoup plus catégorique et sans la moindre réticence dans l'affaire du niqab que celle de Thomas Mulcair... et alors que ce dernier a dû faire face à une grogne manifeste de ses députés sur la question, on n'a pas entendu même un soupir de protestation chez les libéraux. Pas un mot sur l'accroc à la laïcité de l'État, aux droits des femmes et à l'égalité de tous les citoyens devant la loi. L'espoir que des correctifs soient apportés à une situation prometteuse de conflits et de discrimination, particulièrement dans un pays d'immigration cosmopolite comme le nôtre, est désormais bien mince pour ne pas dire inexistant.
2. Les belles déclarations sur l'environnement et le respect de la planète et le pélerinage médiatisé à Paris d'une ministre photogénique ne doivent pas faire oublier que Justin Trudeau s'est prononcé en faveur de la poursuite des politiques pétrolières et des oléoducs, avec quelques réserves mineures. L'épisode de la démission forcée de son coprésident de campagne et proche conseiller Daniel Gagnier pour accointances trop étroites avec cette industrie ne peut pas être balayé comme un incident isolé, face à une longue histoire de copinage entre le parti et les pétrolières depuis la proclamation par Trudeau père de la politique d'autonomie énergétique il y a bientôt 40 ans. On peut aussi douter que le fils va sacrifier pour les beaux yeux de la planète la possibilité de faire des gains électoraux importants dans les provinces de l'Ouest en flattant leurs ambitions pétrolifères et de consolider son hégémonie sur les Maritimes en y renvoyant à travers la moitié du pays des flots  de pétrole «sale» à raffiner.
En conclusion, je rappelle que les prédictions pessimistes sur l'évolution de l'économie et du budget fédéral risquent de mettre à mal la promesse phare d'une relance de l'économie grâce à des déficits restreints et judicieux. Il est raisonnable de s'attendre dans les prochains mois à des coupures sévères dans les beaux projets annoncés.
Cela ne veut pas dire que l'élection de Trudeau est un mal en soi, au contraire: ne serait-ce que l'élimination de Stephen Harper et de sa bande de conservateurs néolibs et leur remplacement par des troupes et des idées fraîches ne peut être qu'un progrès notable. Mais cela veut dire que nous avons intérêt à modérer nos attentes... et à conserver un regard critique, surtout en l'absence du frein aux excès et aux instincts d'apprenti-sorcier du beau Justin qu'aurait constitué un régime minoritaire.

02 novembre 2015

Contre un Canada guerrier

Je vois au Téléjournal un jeune combattant canadien qui fait campagne pour l'envoi de troupes canadiennes au sol avec les Kurdes contre Daesh et Al Assad. Je sympathise avec son engagement, mais y répondre serait une erreur géopolitique majeure.
Avec l'Inde et la Suède (et Cuba à un degré moindre), le Canada est un des rares pays dont le pacifisme et la neutralité (ou du moins l'attitude non menaçante et libre de tout colonialisme) se combinent avec une expertise militaire reconnue. Ce curieux alliage en fait un des quelques acteurs mondiaux capables d'intervenir dans les zones de conflit pour séparer les belligérants et calmer le jeu, puis servir de «courtier honnête» sans parti-pris dans d'éventuelles négociations de paix.
D'autres — États-Unis, Angleterre, France, Russie — ont un profil différent, celui de «pays guerriers» entraînés et enclins à intervenir de façon agressive et partisane dans les conflits. Je ne les condamne pas, au contraire: je crois que les deux types sont indispensables à l'équilibre du monde.
Mais le premier est beaucoup plus rare et, en conséquence, plus précieux. C'est pour cette raison, et non par pusillanimité ou calcul égoïste, que le Canada doit retrouver son vrai rôle de non-combattant sur la scène mondiale, après le désastreux épisode harpérien.