14 octobre 2020

Cour Suprême et religion

 Il est frappant à quel point la dimension religieuse sous-tend les audiences du Sénat pour la confirmation  de la juge Barrett à la Cour Suprême américaine. Et à quel point les Démocrates s'abstiennent d'y faire allusion, alors que les Républicains font tout pour les attirer sur ce terrain miné. 

Il faut sans doute être à la fois étranger et proche voisin pour saisir les multiples facettes de la question et leur pertinence quant au fonctionnement de la Justice chez l'Oncle Tom. La tendance conservatrice chez les hauts magistrats est à un respect absolu de la Constitution (le «textualisme» ou «originalisme»): les lois doivent respecter non seulement la lettre de celle-ci, mais  la lettre telle qu'elle était comprise au moment où elle a été écrite. Or, la plus grande partie du texte original date des années 1780-90 et n'a pas été modifiée, sauf par quelques ajouts subséquents (esclavage et ségrégation, prohibition, régles électorales, droit de vote des femmes...). Ce qui a pour effet que lorsque la majorité de la Cour est conservatrice, la quasi totalité des interprétations se fonde sur une mentalité de la fin du 18e siècle.

De ce constat, ressortent quatre questions qui mettent directement en cause la laïcité de l'État américain et la capacité de sa Justice de traiter équitablement ses citoyens de cultures et de croyances diverses.


a) La liberté de religion originelle garantie par la Constitution ne porte en pratique que sur les églises chrétiennes. Lorsque l'amendement qui l'affirme a été adopté en 1791, ni les croyances amérindiennes, ni celles des esclaves venus d'Afrique, ni le judaïsme, ni l'Islam, ni le bouddhisme, qui étaient groupés sous l'étiquette de paganisme,  n'étaient reconnus comme de véritables religions. Ce qui implique que n'importe quelle de celles-ci pourrait être mise en cause devant la Cour suprême – et rejetée selon une stricte interprétation originaliste.

b) De même, la Constitution prévoit la liberté de croire, mais ne dit rien du droit de refuser de  croire; la pratique tend à le pénaliser, par exemple il n'existe aucun exemple éminent de politicien ou d'homme public qui se soit proclamé athée ou agnostique sans en payer le prix. Le fait que tout serment d'office doit se faire une main sur la Bible et que tout évènement public important commence par une prière est significatif.

c) Le texte du premier amendement ne précise pas la portée de la liberté de religion: ne couvre-t-elle que la pratique privée, ou protège-t-elle aussi les efforts d'une confession pour imposer ses croyances et pratiques à l'ensemble de la population? L'influence accordée aux diverses sectes chrétiennes dans l'arène politique favorise clairement la seconde hypothèse. Ce qui pose la nécessité  de savoir si une catholique ultra-conservatrice comme Mme Barrett se laisserait influencer par ses principes religieux et ses pratiques morales dans ses décisions de justice – une question à laquelle elle refuse systématiquement de répondre.

d) La Constitution ne fait pas la distinction entre les questions de foi et celles de morale. Dans la pratique, les décisions juridiques ont tendance à faire cette distinction: la loi interdit la polygamie, pourtant un des principes des Mormons, la persécution des homosexuels, l'excision du clitoris chez les filles, etc. Mais rien n'affirme avec certitude que ces coutumes sont bannies pour toujours.


Dans ce contexte, le questionnement des Démocrates sur la position juridique «originaliste» de Mme Barrett prend une tout autre dimension...

13 octobre 2020

Cul-de-sac pandémique

C'est intéressant et profondément inquiétant de constater ce qui se passe dans la plupart des pays «démocratiques» aux prises avec une deuxième vague de pandémie. Presque partout, les populations qui, au printemps, étaient majoritairement disciplinées et confiantes dans la sagesse des mesures d'urgence imposées par les gouvernements, deviennent de plus en plus sceptiques et même délinquantes à mesure que la situation s'aggrave.

Dans chaque pays, province, état, lander ou shire, les observateurs tentent de trouver à cela des explications locales, à faire retomber la faute sur les défauts sociaux et culturels de la mentalité des citoyens («pourquoi les écoles québécoises ont-elles trois fois plus d'infections que les ontariennes, les états américains deux fois plus que les provinces canadiennes, la Belgique plus que la France ou les Pays-Bas, les grandes villes plus que les campagnes...?»). Mais il est difficile, si on fait l'effort de regarder le tableau dans son ensemble, de ne pas y voir, au-delà des spécificités, une crise généralisée. Difficile de ne pas constater la réalité du vieux principe que «les mêmes causes produisent les mêmes effets», même si en apparence les circonstances diffèrent.

En mars et avril, il était gênant mais compréhensible que nos dirigeants aient été pris de court par un phénomène hors-normes, tel qu'il ne s'en était pas produit à cette échelle depuis plus d'un siècle. Dans la plupart des régions du monde, les peuples, quoique déçus du manque tragique de préparation des responsables, ont accepté la nécessité de leurs improvisations, admis que celles-ci connaissent un certain pourcentage d'échecs. Mais aujourd'hui? 


Les gouvernants et les gens d'affaires ont eu six mois et plus pour analyser la situation, avec l'aide des ressources considérables fournies par le savoir de la communauté scientifique et médicale et les statistiques et les observations concrètes des organismes de santé publique. Malgré cela, ils n'ont rien d'autre à nous proposer que les mêmes recettes à l'efficacité douteuse, qu'une même vision régionale ou nationale souvent entachée d'un opportunisme politique décevant, sans une perspective plus vaste à la mesure de la dimension planétaire de la crise? À cela s'ajoute le constat troublant que les dictatures, dans leur ensemble (du moins selon leurs statistiques publiées), paraissent s'en tirer bien mieux que nos élites élues.


Une double tendance se fait jour qu'il est sans doute mal vu de dénoncer, mais impossible d'ignorer: d'une part, les gouvernements, malgré leurs discours populistes, sont trop enclins à risquer la santé de leurs citoyens pour préserver celle d'un système économique et financier dont les failles sont de plus en plus évidentes; d'autre part, chaque clique régionale ou nationale, obsédée par la préservation de ses privilèges régionaux ou nationaux, s'abstient obstinément de collaborer avec ses voisines et le reste de la planète pour définir, réaliser et rendre accessibles à tous des solutions globales à ce qui est une tragédie globale. Nulle part n'avons-nous vu même un brouillon d'accord international sur la mise en commun des ressources, soit pour fabriquer et distribuer les équipements nécessaires selon les besoins et les urgences, soit pour partager les résultats de recherche et d'expérimentation afin de développer et produire à des prix raisonnables et en quantités suffisantes les traitements, médicaments et vaccins dont le besoin est criant.


Dans un tel contexte, la délinquance fréquente chez les jeunes, mais aussi de plus en plus présente chez les aînés, pourtant les plus fragiles et les plus menacés, paraît justifiée. Mais ce n'est pas une solution. À court terme, le bon sens dit que nous n'avons pas d'autre choix que de suivre les mêmes consignes qui, au moins, limitent les dégâts. En espérant que cela nous procurera un répit temporaire au cours duquel de meilleures formules, de meilleurs remèdes pourront être mis au point. 

(ajout tardif en réaction à des amis délinquants: Dans une situation de crise, il faut être réaliste, quelles que soient les réserves justifiées que l'on a.  Quand le capitaine dit "Le navire coule, tous aux canots de sauvetage", ce n'est pas le moment de se plaindre "Attendez une minute, le canot n'est pas propre ou pas assez grand" ... ou même: "Etes-vous sûr que vous ne mentez pas et le navire coule vraiment? ")


Ce que le même bon sens nous dicte, en revanche, c'est qu'à plus long terme la seule façon d'éviter qu'une catastrophe du genre se reproduise est de repenser en profondeur la manière dont nos sociétés et la planète dans son ensemble sont gouvernées. Il n'y a plus de raison valable pour que nous laissions en place un système qui avait été conçu en un temps où les hommes étaient jugés supérieurs aux femmes et les peaux blanches aux peaux noires, rouges ou jaunes, où la majorité des peuples étaient illettrés, où les classes possédantes instruites pouvaient prétendre à un sens civique et responsable qui les rendait dignes de gouverner, où l'information factuelle était réservée à une soi-disant élite. Les citoyennes et citoyens bigarrés d'aujourd'hui ont dans la plupart des pays un niveau d'éducation, de connaissance et d'information qui les rend aptes à prendre les décisions politiques qui affectent leur présent et leur avenir; leur désir de promouvoir leurs intérêts propres n'est pas moins respectable que celui d'actuelles élites étroitement inféodées à des pouvoirs financiers d'une infinie rapacité.

 

Dans un premier temps, il faut donc nous serrer les coudes, à l'échelle de chaque région, province, état ou pays, mais également de la planète dans son ensemble, pour sortir tant bien que mal de cette crise. Mais dans un second temps, il sera tout aussi crucial de nous extraire du cul-de-sac politique dans lequel la cupidité à courte vue de nos élites nous a enfermés pour réaliser une véritable démocratie citoyenne capable de faire face aux défis du 21e siècle.

03 octobre 2020

Un rideau de fumée?

 Mon cybercopain Terry Rose (gauchiste américain) suggère que tout le cirque autour de la santé et de la compétence de Trump n’est qu’un écran de fumée pour cacher le naufrage de l’économie capitaliste amorcé en 2007-2008 et confirmé par la pandémie. Et s’il avait raison? Si tout ce cirque n’était qu’un «son et lumière» destiné à noyer dans un silence ombreux les vrais problèmes que devrait débattre la campagne électorale américaine… et dont elle ne pipe pas mot? 

  Je trouve évident que les assauts du Kremlin contre la «démocratie yankee», le démembrement de l’Obamacare, le virage à-droite-toute de la Cour Suprême, la quarantaine pandémique imposée aux élus du Congrès, le retour en Pennsylvanie ou en Ohio de «bons» emplois industriels souvent sales et ennuyeux depuis la Chine et la Corée, etc., si provocants soient-ils, ne sont que des à-côtés des vraies difficultés qui confrontent le monde (et pas seulement les USA) au cours du millénaire en marche.  

 Comment les comparer à la dégradation de la santé de la planète et aux torts que nos «remèdes» causent aux plus pauvres de ses habitants? Aux conséquences sociales et économiques de la destruction (justifiée) par les technologies de ces fameux emplois que Trump et Biden – et Macron, et Boris, et Angela, et Trudeau – veulent à tout prix rapatrier? À la recherche de solutions humaines mais consensuelles à l’intégration dans les pays riches de l’inévitable tsunami d’immigrants et de réfugiés de couleurs, coutumes, religions et costumes différents venus de régions plus pauvres ou moins paisibles? À la réforme nécessaire d’une mondialisation qui est à la source de ce tsunami et qui accentue les ruptures écologiques et technologiques?  

  Bien sûr que Sleepy Joe est un moindre mal face à Donald Duck. Mais de là à en faire le Messie espéré, pitié! Y a-t-il même un Messie possible? Ou ne faut-il pas réformer le tout pour que retroussant leurs manches, nos concitoyens lucides et mieux informés puissent trouver ensemble à ces problèmes des solutions de bon sens, dictées par la connaissance de leurs besoins et de leurs limites? Avec l’aide indispensable (mais sans l’autoritarisme élitiste) des savants, spécialistes et penseurs des disciplines appropriées?  

  On peut toujours rêver, hein?

02 octobre 2020

Jouer au prophète...

 L'historien Allan Lichtman utilise avec succès depuis quatre décennies une liste de 13 «clés» pour prédire la réélection ou la défaite du Président des États-Unis, sans aucune considération des sondages et prédictions expertes. Si la réponse à six ou plus de ces clefs est négative, le parti au pouvoir sera renversé. Ce test s'est avéré prophétique  à chaque scrutin depuis 1984.

Pour ceux que ça intéresse, voici la liste des clefs:


1) Gains à la Chambre du Congrès: (N)

 Après les élections de mi-mandat, le parti sortant détient plus de sièges à la Chambre des représentants américaine qu'après les élections de mi-mandat précédentes.


 2) Candidature contestée: (O)

 Il n'y a pas de contestation sérieuse pour l'investiture du parti sortant.


 3) Président sortant: (O)

 Le candidat du parti sortant est le président en exercice.


 4) Tiers candidats: (O)

 Il n'y a pas de campagne tierce ou indépendante significative.


 5) Économie à court terme: (N)

 L'économie n'est pas en récession pendant la campagne électorale.


 6) Économie à long terme: (N)

 La croissance économique réelle par habitant au cours de la période est égale ou supérieure à la croissance moyenne au cours des deux périodes précédentes.


 7) Changement d'orientation: (O)

 L'administration en place a effectué des changements majeurs dans la politique nationale.


 8) Agitation sociale: (N)

 Il n'y a pas de troubles sociaux soutenus pendant le mandat.


 9) Scandale: (N)

 L'administration en place n'est pas entachée de scandale majeur.


 10) Échec étranger / militaire: (?)

 L'administration en place n'a subi aucun échec majeur dans les affaires étrangères ou militaires.


 11) Succès étranger / militaire: (N)

 L'administration en place a obtenu un succès majeur dans les affaires étrangères ou militaires.


 12) Charisme du sortant: (?)

 Le candidat sortant du parti est charismatique ou un héros national.


 13) Charisme de l'aspirant: (N)

 Le candidat du parti contestataire n'est ni charismatique ni héros national.


À un mois du scrutin, les clés 1, 5, 6, 8, 9 et 11 sont donc clairement négatives. Les clés 2, 3, 4, 7 et 13 sont positives. Les clés 10 et 12 sont sujettes à débat: les retraits de traités internationaux (Paris, l'Iran, l'Accord du Pacifique), les affrontements avec la Russie et la Chine, la tentative de dialogue avec la Corée du Nord ont une dimension négative, mais non concluante; enfin, l'image charismatique du Président a perdu beaucoup de son lustre au cours du mandat actuel.

01 octobre 2020

Liberté, liberté...

 Quand je vois grimper les chiffres des contagions et des décès au Québec, je ne peux m'empêcher de penser à notre visite avec Francine Grimaldi chez Sonia del Rio et Claude, sur leur cruiser Le Normand dans le Vieux-Port il y a quinze jours; nous avons tous été forcés de côtoyer des bandes de jeunes qui se baladaient sans masque, bras-dessus bras-dessous. Il y avait même quelques hurluberlus qui se moquaient de ceux qui respectaient les consignes et nous enjoignaient de nos démasquer au nom de la «liberté», clamant que la deuxième vague était un leurre. 

Je ne voudrais pas être méchant, mais j'espère qu'ils profitent bien aujourd'hui de leur liberté: pour la plupart, c'est celle d'envoyer des textos de prompt rétablissement à leurs amis infectés, dans certains cas ça doit même consister à regarder une partie de leur jeunesse défiler de l'autre côté des fenêtres d'un hôpital ou d'une zone de confinement (plus de la moitié des nouvelles victimes sont des moins de 30 ans, on peut supposer qu'il y a là-dedans des visiteurs de l'autre jour au Vieux-Port). Ils comprendront peut-être la dure leçon que liberté sans responsabilité citoyenne et sans souci pour les autres, c'est çà le leurre, et qu'il risque d'être mortel.