30 septembre 2017

Frustration flamande

(Écrit lundi) Pas de chance cette semaine: je me suis étiré ou déchiré un muscle du mollet gauche en promenade à Rotterdam, le médecin me condamne à trois jours et plus de repos sans excursion. Du haut du bar Galileo, après avoir annulé in extremis la virée prévue à Bruxelles, j'ai été forcé de contempler avec dépit le superbe vieux centre-ville d'Anvers. Il y a le beffroi, la bourse, la cathédrale, les belles maisons à pignon comme dans un tableau de Vermeer... et surtout la façade presque à portée de la main du «Maritime», reconnu comme le divin temple anversois de la moule-frite-bière, où je m'étais juré d'aller faire mes dévotions ce midi. Il va falloir nous contenter de l'ordinaire de bord, avec de l'autre côté du hublot toutes ces jouissances. Merdre!
(Ajouté aujourd'hui) Même frustration le lendemain à Douvres, où nous n'aurons admiré les fameuses falaises de craie que du pont-promenade, à travers un brouillard diffus qui les a rendues encore plus blanches que nature. Moi qui m'étais juré d'aller visiter le puissant château-fort et le Prieuré en haut du cap, des merveilles que je n'avais jamais vues qu'en passant, lors de traversées de Paris à Londres en train.
Heureusement, nous nous sommes repris ensuite à Honfleur où, bravant les ordres du toubib, j'ai franchi en boitillant les 200 mètres qui séparaient notre échelle de coupée de la gare maritime. Là, un agent d'immigration (pourtant français et fonctionnaire!) dont la  barbichette frivole soulignait une gentillesse pleine d'humour a poussé la marchette d'Azur à bon port (aller-retour) jusqu'au stand de taxi voisin, où il nous a fait venir un chauffeur jovial et sa luxueuse Lexus.
Apprenant que c'était ma première visite en Normandie, celui-ci nous a pointés vers l'Absinthe, excellent restaurant en terrasse face au port; Azur s'y est délectée de délicieux rognons en crème aux fèves vertes et champignons (un genre de cuisine qu'on ne trouve jamais à bord, où les abats semblent tabous) et moi d'une somptueuse sole... de Douvres, bien sûr, mais dans une cuisson meunière raffinée dont les Anglais d'en face sont bien incapables. Ont suivi un soufflé au Grand Marnier aux airs de chapeau haut-de-forme et une petite assiette de bleu d'Auvergne, époisses, deauville et reblochon sans peur et sans reproche. Et comme je faisais remarquer au patron qu'il avait oublié d'inscrire sur l'addition la jolie bouteille de gewurstraminer, il nous a remerciés par un chaleureux calva du coin. Dont je me suis par la suite procuré une bouteille chez le premier caviste rencontré.
Le chauffeur est venu nous reprendre à la minute près, pour nous balader au tour d'un bourg de Honfleur grand comme un mouchoir de poche, mais dont le vieux port de pêche incrusté dans la ville et les petites rues tortueuses sont d'un charme fou, avec leurs façades ici de brique, là de bois plein ou de bardeaux (notamment le rustique clocher de l'église Sainte-Catherine), plus loin encore de pierre surmontée de torchis à colombages apparents et aux toits hérissés de pignons fantaisistes.
Je reviens sur la Scandinavie, la Baltique et Saint-Pétersbourg, de manière un peu paresseuse. Ce sont des pays où nous étions passés précédemment avec grand plaisir, mais où nous avions de telles attentes que la déception était sans doute inévitable. J'avais déjà arpenté à satiété les quelques rues d'Alesund à la saveur quasi-victorienne, et même si par exception la célèbre pluie de Bergen s'est fait attendre jusqu'en fin de journée, je m'y suis contenté d'une courte trotte du côté du marché aux poissons, face aux sévères façades des vieilles maisons de bois, vestiges du passé hanséatique de la ville. Ni concert de Grieg, ni téléférique cette fois-ci, et Azur est restée à bord. À Oslo, je rêvais de retourner voir le Parc Vigeland et ses centaines de nus de granit et de bronze, un de mes émerveillements de notre premier passage il y a une dizaine d'années, mais les deux heures de marche (au minimum) que cela demandait m'en ont découragé.
Des trois jours à Saint-Pétersbourg, ne ressortent qu'une très agréable promenade en bateau-mouche à travers les paisibles canaux et les bras de rivière fourmillant d'activité et une bizarrerie reconstatée: Ce n'est pas n'importe où qu'on peut prendre son petit-déjeuner face-à-face avec un sous-marin. Saint-Pétersbourg est sans doute une des seules villes au monde à offrir ce plaisir. Comme je savourais  mon café au miel et mes oeufs au miroir, juste de l'autre côté du hublot de la salle à manger du 7-Seas Navigator, un submersible noir à tourelle allongée, très style «guerre froide 1970», se prélassait au flanc d'un petit navire de guerre rouillé. Et pour ne pas être en reste, un autre sous-marin tout gris, beaucoup plus grand mais d'un genre plus ancien (tourelle à hublots et canon de pont) était amarré au bout du quai flottant où nous étions  accostés, en pleine ville! Lors de notre premier passage ici, je croyais que les sous-marins de Saint-Pétersbourg (j'en avais compté au moins cinq) étaient une bizarrerie temporaire, mais dix ans plus tard, ils y sont toujours... et je soupçonne même que certains sont les mêmes que jadis..
Riga, capitale de la Lithuanie, aura été une des belles surprises du voyage. Ne sachant comment faire venir un taxi au port de croisières, nous avons joué d'astuce en allant prendre un verre à bord d'un restaurant flottant voisin, dont le barman polyglotte et fanatique de jazz classique nous a ensuite fait venir un sympathique jeune chauffeur qui parlait un anglais fort acceptable. Paavel nous a trimballés pendant près de deux heures dans tous les coins d'une ville de taille moyenne animée et chaleureuse, à l'architecture variée (mélange étonnant de slave médiéval, de germanique de la Hanse, d'art nouveau élégant du tournant du 20e siècle, de soviétique stalinien et d'ultra-moderne), des deux côtés de la large rivière que franchissent trois ponts. Tout cela pour moins de trente euros au compteur — plus un pourboire bien mérité!
Nous avons à regret fait l'impasse sur Szczecin la Polonaise pour cause de mauvais temps et de fatigue intermittente, nous sommes contentés d'un tour de taxi dans l'allemande Bremerhaven, et nous sommes risqués dans une excursion officielle du bateau à Rotterdam. Laquelle est surtout remarquable comme exemple d'une reconstruction à peu près totale après sa destruction à 95% d'abord par les Allemands puis par les Alliés entre 1940 et 1945. Ville presque toute contemporaine, donc, où ne surgissent ici et là que quelques pâtés de maisons et quais de pêcheurs «oubliés» par les multiples bombardements. C'est justement dans un coin du pittoresque vieux port que je me suis bousillé le mollet gauche. Je me demande si ça en valait vraiment la peine!

14 septembre 2017

L'attrait des plaisirs gratuits?

Les prédictions «sérieuses», généralement faites par des experts financiers et industriels, sur les avancées des technologies et notamment de l'intelligence artificielle me paraissent constamment faussées par un défaut de vision bien plus important qu'on ne le reconnaît: celui de ne considérer comme facteurs incitatifs à l'innovation que les avantages économiques.
Ma propre expérience, et celle d'un nombre considérables de mes connaissances, y compris Steve Jobs et quelques autres innovateurs de tout premier ordre en informatique et en télématique, est qu'on sous-estime constamment l'influence du simple plaisir de créer de nouveaux mécanismes matériels ou logiciels, de défricher des territoires peu connus aux difficultés provocantes, de trouver des solutions à des problèmes d'intérêt personnel, peu importe leur faible potentiel de profit et de rendement.
Pourtant, les exemples dans ce domaine ne manquent pas. Le micro-ordinateur individuel lui-même en est un. Apple, Commodore, TRS-80, Atari, Sinclair sont apparus longtemps avant qu'on ne perçoive leur intérêt dans le monde des affaires, essentiellement à cause de la passion de leurs créateurs et alors qu'on ne leur prédisait qu'un marché marginal à titre de jouets et d'accessoires un peu exotiques. IBM elle-même, avant de se résigner à inventer le PC individuel à tout faire, avait fait de gros (et souvent vains) efforts pour utiliser cette technologie dans des machines spécialisées «rentables» comme les traitements de texte ou les caisses enregistreuses. Et elle a laissé Microsoft, Lotus, Word Perfect et cie s'emparer du marché du logiciel micro et les Dell et autres Compaq la déborder dans le domaine des matériels compatibles, croyant que ce ne serait là qu'un secteur secondaire face aux «vrais» ordinateurs.
Parallèlement, alors qu'on se lamentait du peu de progrès des applications «utiles» de l'IA (en robotique, reconnaissance des formes et de la parole, traduction automatique...), un nombre démesuré des meilleurs spécialistes internationaux du domaine planchaient nuit et jour... sur les logiciels de jeux d'échecs! Sans que ça rapporte un sou, évidemment.
Lorsque l'Internet est sorti des placards soigneusement protégés (et gouvernementaux) du complexe militaire américain pour tomber dans le domaine public, la grande majorité du développement explosif qui a suivi a été le fait de bénévoles et d'amateurs, le plus souvent issus du monde universitaire ou des mouvements sociaux et contestataires. Mes propres premiers efforts (et ceux de bien d'autres de mes amis) pour développer des marchés rentables dans l'espace virtuel ont rencontré le plus souvent le scepticisme, sinon une condescendance ironique dans les milieux d'affaires...
Fin des années 1990, le buzz dans tous les salons informatiques aux USA et en Europe était le «push», les réseaux sociaux et outils de communications interpersonnels n'étant vus que comme des curiosités à ranger pour le mieux au rayon des jeux vidéo. Les créateurs de Facebook, Google, Twitter, YouTube etc. ne crachaient certainement pas sur l'idée de réaliser des bénéfices, mais ils étaient au moins autant motivés par l'idée d'épater leurs copains et de se fabriquer les communautés virtuelles les plus gigantesques possible — peu importe que ce soit rentable ou pas.
Lorsque Steve Jobs est revenu à la charge dans le secteur des ultra-portables avec l'iPad, son objectif avoué était moins d'en faire un énorme succès commercial que de prouver qu'il avait bien eu raison une génération plus tôt avec son concept du Newton, mais que ni la technologie ni le public n'y étaient alors préparés.
Loin de moi l'idée de prétendre que l'attrait du profit ne joue aucun rôle dans les progrès techniques... mais je trouve que ces quelques exemples démontrent clairement qu'en ne se fiant que sur ce critère et négligeant le simple plaisir d'innover pour innover, on risque encore et encore de rater des occasions pourtant évidentes.

11 septembre 2017

Ballade en mer... houleuse

Arrivée cahoteuse ce midi à Helsingborg, Suède. Même protégée par un long brise-lames, la zone portuaire demeure agitée de vagues écumantes et balayée d'un fort vent. Nous accostons avec près de deux heures de retard (dû au traitement prioritaire accordé par les autorités à un cargo en difficulté) et une fois à quai, le 7-Seas Navigator demeure secoué par le ressac.
Il fait gris et pluvieux, et comme l'escale n'a rien d'exceptionnel (c'est surtout le point de jonction avec le voisin danois, Helsingbor, à 2-3 km par traversier), nous avons décidé de faire l'impasse sur les excursions du jour. D'ailleurs, depuis une bonne semaine, la croisière a pris pour nous des allures de longue ballade en mer, tout juste agrémentée de sorties rapides dans quelques ports.
À Reykjavik, Islande, un taxi d'une grande courtoisie mais à l'anglais rudimentaire (nous aurions dû choisir son collègue d'origine ghanéenne, beaucoup plus explicite) nous a fait faire un vaste tour de la ville, avec des arrêts au musée municipal, à l'immense mais austère cathédrale luthérienne de béton nu, à l'Althing, le «plus vieux parlement du monde», créé en 930, et dans un très joli parc, mais avec bien peu d'explications. J'en ai tout de même profité pour m'équiper d'un minimum de matériel de dessin (acrylique, feutres et aquarelle), qui me manquait cruellement. Trouvé pour Azur une paire de pantoufles de feutre brodées de bleu et blanc d'un confort luxurieux, je m'en veux de n'en avoir pas pris aussi pour moi.
Akureyri, le centre urbain le plus au nord du pays (tout près du cercle polaire), est une jolie petite ville de 18 000 habitants au climat assez tempéré, bien à l'abri au fond d'un fjord. Un centre-ville coquet doté de plusieurs bistrots et terrasses — chose assez rare en Islande — rayonne sur des rues assez abruptes dont les places et les trottoirs forment un extraordinaire musée en plein air de sculptures modernes de très bon niveau, où je me suis promené avec grand plaisir, seul (Azur n'était pas trop en forme) et en partie à pied.
Ballade à pied également à Torshavn, surprenante et avenante mini-«capitale» des Îles Féroé, un des trois «pays» du Royaume du Danemark. Le temps était doux, et la bière Okarra prise avec un demi-sandwich de viande de mouton sur une terrasse de vieille brasserie, excellente; d'ailleurs, nos barmen en ont fait provision sur le bateau, et plusieurs voyageurs l'ont aussitôt adoptée.
Les premières escales norvégiennes, Alesund et Bergen, que nous avions déjà visitées par le passé, étaient affectées d'un temps froid et incertain, peu propice aux sorties — nous nous sommes contentés de les contempler du haut du pont supérieur.
À Bergen, nous devions descendre à terre pour un souper de gala et un concert de piano à la résidence-musée du grand compositeur local Edvard Grieg, mais la brusque averse qui s'est abattue sur le port juste au moment de sortir nous a fait changer d'idée; dommage, car un compatriote de Gatineau qui s'y est rendu nous a dit que le concert avait été très bon et le repas succulent... et que le temps s'était amélioré pendant la soirée.
Tant pis, nous avons quand même dignement célébré le Xième anniversaire d'Azur par un souper au champagne de grande qualité au Compass Rose, la principale salle à dîner du bord. Je vous fais grâce du menu, ma soeur Marie dirait encore que c'est «à faire ch...».
Par contre, j'ai ensuite trouvé le tour de me perdre dans l'écheveau de rues tortueuses et pittoresques de Stavanger où se tenait une vigoureuse foire en plein air... et dans le fascinant dédale des étalages de Sostrene Grene, un immense bazar exotique d'accessoires et décorations domestiques qui mélange des productions artisanales locales élégantes et peu coûteuses avec des montagnes d'importations de tous les coins du monde. Je suis remonté à bord tout juste à temps pour le départ, complètement vidé par deux bonnes heures de marche.
Ce qui fait que la journée d'hier à Oslo, que nous connaissions déjà, en a été une de grand repos, autant pour cause de fatigue que d'averses brusques et violentes. Je regrette seulement de n'avoir pas pu retourner au Parc Vigeland, le quasi monstrueux chef d'oeuvre du plus grand sculpteur norvégien, qui y a semé des centaines de massives statues de granit et de bronze dépeignant pratiquement toutes les étapes et variétés de la vie et de l'expérience humaine. Nous y avions passé une bonne demi-journée à notre précédent passage, mais ce n'était pas assez pour moi.
Nous avons d'abord été soulagés de voir que le féroce ouragan Irma a dévié vers le nord, épargnant Martinique et Guadeloupe... puis atterrés des dégâts et des pertes de vie qu'il a causés à Saint-Martin, Saint-Barthélémy, Barbuda et maintenant en Floride. Décidément, la saison des tempêtes 2017 aura été une des plus dramatiques de l'histoire récente.