15 décembre 2013

Sur les pas de l'oncle Ben

Je devais avoir cinq ou six ans. Nous habitions à Québec un modeste rez-de-chaussée rue des Franciscains, entre le Chemin Sainte-Foy et la falaise qui dévalait sur le quartier Saint-Sauveur.
Je revois la scène aussi clairement que si c'était hier. Un dimanche après-midi d'hiver, le grand-oncle Benjamin Michaud a débarqué dans notre salon, portant d'un côté un projecteur de cinéma et de l'autre quelques bobines de film dans leurs boîtes plates de fer-blanc. En grand brouhaha, avec l'aide de papa, il a monté et branché son équipement à un bout de la pièce, tandis que maman tendait un drap blanc sur le mur opposé. Le temps de fermer les rideaux et de nous installer confortablement, et la magie a débuté.
L'oncle Ben était le parrain de ma mère et l'oncle du futur cardinal Maurice Roy. C'était un original, un de ces personnages hors-normes qui émergeaient parfois de la médiocrité dorée de la bourgeoisie québécoise de la haute-ville. Dans la cinquantaine avancée, il s'était mis en tête non seulement de faire le tour du monde (en paquebot, bien sûr), mais de filmer en 16 mm noir et blanc son aventure — à une époque où le cinéma d'amateurs existait à peine. Et c'est le résultat de cette folle entreprise qu'il venait partager avec nous.
Deux courtes scènes me restent vives en mémoire d'une projection qui a pu durer une heure à peine. La première est un travelling cahoteux mais d'une beauté époustouflante le long des Alyscamps d'Arles. La seconde, un dramatique bûcher funéraire en Inde où l'on voyait en silhouette deux ou trois hommes se saisir d'une femme, la veuve du défunt sans doute, et la jeter dans les flammes. Je pense que ces images sont une des sources majeures de ma fascination pour le monde et de mes propensions vagabondes.
Elles sont certainement la cause de ce que dès mon premier séjour en France, il m'a fallu me rendre à Arles et refaire avec Marie-José le trajet de l'oncle Ben dans l'antique cimetière romain. Et voici qu'avec bientôt trois générations de retard, je me prépare à effectuer le reste de son périple.
C'est notre façon de marquer nos cinquante ans de vie commune, dont nous avons fixé un peu arbitrairement le début au premier avril 1964, la première nuit qu'Azur est venue passer dans mon bordélique mais délicieux appartement de la rue Lincoln, derrière le vieux Forum de Montréal.
Donc, après avoir célébré à San Francisco le Jour de l'An 2014 avec le beau-frère Jean et ma «petite» soeur Marie (qui fête en même temps ou presque ses 60 ans), nous filons trois jours plus tard à Los Angeles nous embarquer sur le Seabourn Sojourn, un mini-paquebot de luxe qui nous déposera le premier mai à Venise après avoir parcouru le Pacifique, l'Océan Indien, le Golfe Persique, la Mer Rouge, le Canal de Suez et l'Adriatique. Avec des escale dans une cinquantaine de ports de plus de vingt pays...
Si le destin le veut, bien sûr. Mais pratiquement tous les détails sont réglés: nos médecins respectifs nous donnent le feu vert, les réservations sont faites, les nouveaux bagages achetés — y compris un joli chevalet de peintre de campagne en bois clair que le service de livraison de Seabourn n'a accepté de prendre en charge qu'après une belle bataille. Les valises d'Azur sont en fibre au motif écossais jaune et rouge, les miennes en semi-rigide gris argent et violet presque fluo; fi de l'élégance discrète, comme ça nous n'aurons aucune difficulté à les repérer parmi les zillions de sacs d'un noir ultra-chic qui encombreront les carrousels d'aéroport!
Le dernier obstacle à franchir est l'obtention in extremis d'un visa pour l'Inde, une procédure tarabiscotée encore plus compliquée pour devoir être gérée à distance à Ottawa, à travers deux intermédiaires. Bof. On finira bien par trouver des photos qui leur conviendront (ils en ont déjà refusé deux jeux, dont le second était parfaitement approprié).
Je vous épargne les détails du parcours, vous en prendrez bien connaissance en suivant l'évolution du blogue quand nous serons rendus à bord!