07 avril 2023

Un Syndrome de Cassandre?

J’avoue que je suis de plus en plus frustré. 

Depuis pas loin de dix ans, je pioche sur un bouquin où j’essaie d’apporter non seulement un éclairage le plus objectif possible, mais plus audacieusement des pistes de solution à un problème majeur qui menace le système démocratique sur lequel repose l’avenir de la planète et de l’humanité… et je n’arrive même pas à trouver un éditeur le moindrement intéressé, au Québec ou ailleurs.

Et voilà que la crise actuelle en France, née du débat stérile sur la «réforme des retraites», est en train de valider et même de banaliser pratiquement toutes les observations et bon nombre des arguments que je faisais et documentais depuis une décennie, mais qui étaient jugés – en particulier mais pas que par les éditeurs – soit exagérés ou trop abstraits, soit sans pertinence avec les réalités actuelles.

Il aura fallu trois mois de discussions absurdes et de manifestations d’abord pacifiques puis de plus en plus violentes, pour que le débat français aboutisse enfin au vrai problème qui est au coeur de la crise: un «déficit démocratique» qui oppose un peuple de plus en plus conscient et une élite politique de plus en plus myope et dépassée par l’évolution sociale, technologique et économique du siècle en cours.

Tous les jours depuis deux semaines, j’entends d’abord des gens d’affaires et des communicateurs experts, puis des historiens et politologues, puis des syndicalistes, et enfin des élus reprendre des affirmations que j’écrivais il y a des années, mais qu'ils présentent comme des idées neuves que leur inspirent les évènements en cours. Alors qu’il est parfaitement évident à tout observateur de bonne foi que les courants contestataires de la pensée populaire, les failles dans le système et ses institutions, la méfiance croissante et justifiée de la masse citoyenne à l’égard de la classe politique, n’ont fait que croître et s'envenimer sous le manteau d’une actualité parfois trompeuse, pendant la génération qui a suivi l’écroulement de l’empire soviétique et le triomphe apparent du libéralisme individualiste à l’américaine. 

Assez curieusement, c’est le borgne-en-chef Emmanuel Macron qui le premier a mentionné la distinction essentielle entre «démocratie parlementaire» institutionnelle légaliste et «démocratie sociale» informelle de la citoyenneté «ordinaire», entre l’élite et le peuple, qui est le noeud de la crise. Même si dans le même discours il prenait fermement (à tort, mais logiquement, étant donné son statut et son passé) parti pour la première et pour son droit d’ignorer totalement la seconde. 

C’est la France, sans doute la société la plus politisée de toutes celles que je connais, qui en fait d’abord l’expérience, mais ce sont là des réalités qui affectent plus ou moins fortement tous les États qui pratiquent la démocratie «représentative». Un régime qui offre le monopole du pouvoir à une classe politique organisée en  partis rivaux mais unis par une même certitude de leur droit de gouverner et par la nécessité de maintenir le citoyen ordinaire dans un infantilisme qui leur sert ensuite d’argument pour affirmer que lui donner réellement voix au chapitre serait une erreur. 

J’imagine qu’un jour quand je serai mort et incinéré, des historiens retrouveront mon manuscrit dans un lot de vieux papiers ou de vieux fichiers et le qualifieront de «prophétique»… mais ça fera une belle jambe à la Cassandre que j’ai l’impression d’être de mon vivant.