17 décembre 2022

Une bulle créole

J’ai été anormalement absent des réseaux sociaux depuis une bonne semaine, pour quelques (bonnes) raisons: En premier lieu, malgré des améliorations, la connexion Internet à bord d’un voilier dans la Marina du Marin a peu en commun avec l’omniprésence transparente d’un Helix de Vidéotron aux alentours du Stade Olympique. Par ailleurs, le début du séjour en Martinique a été particulièrement occupé d’une part par la réinstallation sur un Bum Chromé qui n’était pas vraiment prêt à m’accueillir, d’autre part par les démarches administratives en vue du dépôt des cendres de Marie-José dans le caveau familial au cimetière du Diamant, enfin par les multiples attentions aussi bien des amis et parents antillais que des «importés» montréalais (voir plus loin). Troisièmement, et surtout, je me suis retrouvé plongé dans ce tout autre univers créole, une bulle où tout est matériel et immédiat, contacts physiques, papier et crayon, trajets à pied et en voiture, loin d’une virtualité numérique montréalaise qu’a encore accentuée la pandémie.

Ce n’est que depuis hier midi, après que nous avons finalement scellé l’urne funéraire dans la crypte en bord de mer de la Dizac, que j’arrive enfin à décanter un peu ce qui m’arrive.

Le voyage  de Dorval au Lamantin s’est passé sans le moindre heurt, sans rien des craintes que j’en éprouvais avant le départ: le personnel des deux aéroports et celui d’Air Canada se sont relayés pour me faciliter la vie avec autant de chaleur que d’efficacité. Mon voisin de bord était un charmant et disert producteur-réalisateur martiniquais de documentaires sur les Antilles avec qui je me suis trouvé bon nombre d’intérêts communs. Mon neveu Vincent et sa Mélanie étaient à l’autre bout de l’avion (bondé), mais venaient de temps à autre prendre de mes nouvelles, et nous nous sommes retrouvés immédiatement à la sortie de la douane, où m’attendaient par ailleurs le cousin Charles Larcher, Twiggy et son exubérante Marie-France. Ceux-ci m’ont accompagné ou rejoint au Marin à bord du bateau, où je me suis pourtant senti plutôt perdu: en prévision de la vente prochaine, Raymond Marie et ses adjoints avaient pratiquement fait le vide, et l’absence de notre habituelle ménagère sainte-lucienne a fait que le peu qui restait n’était jamais là où je m’y attendais. Sauf le rhum, bien sûr, pour l’inévitable ti’punch de bienvenue.

Heureusement, Henrietta s’est vite pointée le lendemain midi, avec Marie-France, autant pour remettre les choses en ordre que pour m’accompagner dans les commerces du bourg trouver ce qu’il manquait de provisions et de fournitures.

À ma surprise émue, j’ai presque aussitôt été inondé de visites et d’appels de vieux amis et même de simples connaissances de la Marina qui avaient appris le décès d’Azur et venaient m’apporter leurs sympathies. Raymond Marie évidemment, mais aussi nos anciens capitaines Gérard Pancrate et Marc Saint-Albin, le patron de la Marina Éric Jean-Joseph, Nicole Talba du resto Marin Mouillage (où je suis bien sûr allé souper), par téléphone du Marin Véronique Deschamps-Balaire, du Diamant Alex Cressant, de Fort-de-France Georges Brival et de Paris Maryse Jean-Marie…

C’est finalement jeudi soir, une semaine après mon arrivée, que nous avons fait la soirée prévue de souvenir en l’honneur de Marie-José, non pas dans une salle anonyme comme je m’y attendais, mais sur la belle véranda et dans le jardin foisonnant de lumières et de couleurs et de parfums de Charles et Raphaëlle Larcher, perchés sur une colline qui surplombe le bourg du Diamant. Les skippers Marco et Ignace (bien plus ouvert et plus chaleureux que dans mes souvenirs de lui à bord), la cousine Erneste Lescot et deux de ses soeurs, l’ex-sénateur-maire Serge Larcher, plus les trois fils de la maison ainsi que Twiggy et Marie-France se mélangeaient sans faille avec Vincent, Mélanie et les nouveaux arrivés québécois Michel Lacombe est Nathalie Petrowski… Examen des photos d’Azur imprimées par 

Jean-Luc Larcher, échange de souvenirs variés et savoureux de la grand absente, entrecoupés de pauses nourriture et boisson (Raphaëlle faisait parfaitement honneur à sa réputation d’hôtesse et cuisinière) et de discussions intellectuelles et politiques vives mais civilisées. Le «six à huit» prévu – qui a en réalité débuté peu avant sept heures, on est en Martinique, tout de même – s’est prolongé jusqu’à pas loin de minuit! Peu tenté de me taper le retour jusqu’au Marin en pleine nuit, je suis resté dormir… chez Ignace, qui vit seul dans sa grande maison familiale du quartier Taupinière, entouré d’arbres fruitiers, de poules, de canards et d’oies.

Vendredi matin, après avoir salué les deux couples québécois (qui dormaient aussi au Diamant), nous nous sommes dirigés en petit comité (auquel s’est ajouté Raymond Marie, absent la veille) au très marin cimetière de la Dizac, où sur quelques mots de circonstances, le directeur des pompes funèbres et son employé-fossoyeur ont ouvert la crypte familiale, déposé l’urne à côté de celle de la tante bien-aimée Marcelle Philémont, puis rescellé le tout. Retour au Marin et (très bon) dîner au Zanzibar.

Hier samedi, pour me ménager un hiatus vis-à-vis ces fortes émotions, j’ai profité de la gentillesse de Marie-France pour aller piquer une tête dans la mer toujours calme de Sainte-Anne, suivi de l’éternel ti’punch et d’un bon dîner de vacanciers les pieds dans le sable de la terrasse du Touloulou (maintenant le NEW Toujoulou) qui a retrouvé sa qualité de jadis. Et je dois y retourner dimanche avant-midi pour vivre l’effervescence bien antillaise qui va entourer la diffusion sur grand écran de la finale France-Argentine de la Coupe du Monde de soccer. J’espère seulement que j’y survivrai!


21 novembre 2022

Le Retour du collectif

 Je trouve indispensable de souligner que l’essentiel des mouvements libératoires qui se produisent dans le monde n’ont rien d’individuel, mais sont clairement collectifs, pour ne pas dire communautaires. C’est le cas de la résistance ukrainienne à l’invasion russe, du mouvement des femmes américaines contre l’annulation de Roe v. Wade par la Cour suprême et des gens de couleurs dans Black Lives Matter, de celui des Iraniennes contre l’imposition du voile (Hé, Justin, tu écoutes?) et aujourd’hui du geste courageux des GARS de l’équipe iranienne de foot dans un stade de l’hyper-machiste Qatar, contre la répression dans leur propre pays. Décidément, il se passe dans le monde qqch d’important dont il faut que nous commencions à le voir pour ce qu’il est vraiment!

Il est urgent de cesser la fixation que nous avons sur les individus. Donald Trump, Elon Musk, l’ayatollah Khameiny ne sont pas dangereux comme individus, mais comme les leaders incontestés d’un mouvement politique MAGA, d’un conglomérat financier Tesla, d’une secte Wahhabite! Si nous ne reconnaissons pas ça, nous nous trompons de cible et sommes condamnés à perdre la bataille… et même la guerre!

11 novembre 2022

Démocratie suspendue

Je suis idiot. J’attendais patiemment que les résultats se précisent et que l’incertitude se dissipe pour commenter l’élection américaine de mi-mandat. Mais en écoutant les commentaires follement divergents et subjectifs des diverses chaînes américaines (CNN, FOX News, MSNBC, PBS) et même étrangères (SRC, France 24, BBC World…), je me rends compte que la réalité fondamentale qui ressort de ce scrutin, ce qu’il importe de mettre en relief, c’est justement l’incertitude. 

Pourquoi attendre? Peu importe que les Démocrates se retrouvent à 49, 50 ou 51 Sénateurs, les Républicains à 218, 221 ou 224 Représentants à la Chambre, que Trump annonce ou non mardi son retour narcissique dans l’arène et Biden un peu plus tard son envie ou pas de vivre quatre années de retraite octogénaire à la Maison Blanche. 

Ce qu’il faut voir, c’est que la Démocratie la plus visible et la plus arrogante de la planète va demeurer, et pour combien de temps, en suspens au-dessus d’un gouffre de contention et de très envisageable violence civile teintées de racisme larvé, de sectarisme religieux, de conservatisme vicieusement réactionnaire et de gauchisme fourvoyé vers de fausses pistes. Sur fond de scène d’une «guerre des cultures» qu’on instrumentalise en principe de stratégie alors qu’elle ne peut être qu’un guide utile de lecture des dissensions internes d’une Nation troublée.

Ce ne sont pas tant les personnalités qui sont en cause, c’est une mécanique constitutionnelle, juridique et politique qui fait d’elles le centre artificiel d’une évolution sociale et collective dont les principes mêmes exigent une très sérieuse révision. 

Pour moi, le symbole clair de l’élection 2022 aux USA, c’est la nécessité d’un deuxième tour d’un scrutin sénatorial en Georgie, après une première ronde qui n’est pas arrivée à départager suffisamment une vedette de football (Herschell Walker) d’un pasteur protestant (Raphael Warnock). Deux candidats qui n’auraient ni l’un ni l’autre dû être éligibles pour des raisons bien différentes mais éminemment valables: incompétence et défaut flagrant de moralité chez l’un, entorse sans doute involontaire mais réelle à la laïcité de l’État chez l’autre. 

Cela seul mérite une réflexion… qui n’aura sans doute pas lieu, puisqu’on va se borner à attendre, dans le climat quasi-religieux de la finale d’un match sportif, un verdict final dont pourrait dépendre le déroulement d’au moins les deux prochaines années de la vie politique, juridique et législative de tout un pays.

03 octobre 2022

Et si on se mettait au neutre?

Plus j’écris, plus je me butte sur une faille invraisemblable de la langue par ailleurs admirable qui est mon premier outil de travail depuis toujours: un sexisme si profond qu’il est impossible de s’y mettre au neutre. 

Tout y est définitivement et souvent absurdement mâle ou femelle. Alors que quand je passe à l’anglais (ou même à l’espagnol, de façon plus limitée), j’ai accès à un troisième sexe qui n’en est pas un mais qui permet d’éviter tout naturellement les stupides et peu élégantes additions que notre relativement récente perception de cette lacune et la campagne justifiée des féministes nous ont imposées des «/e» e autres «(e)» apposées à la fin de termes obstinément masculins pour qu’il devienne possible de les attribuer à un ou des êtres de l’autre sexe. Sans parler des peu gracieux «eure» et un peu moins désagréables «trice» dont un souçon de neutralité grammaticale nous dispenserait une bonne partie du temps. 

Ce qui est déjà agaçant quand on parle d’individus sexués, humains ou autres, devient totalement indécent lorsqu’il s’agit de réalités soit collectives, soit inanimées. Pourquoi diable «une» foule mais «un» rassemblement, «une» famille mais «un» entourage, ou pire encore, «une» voiture mais «un» char, «une péniche» mais «un» chaland, etc.?

Vous direz ce que vous voulez du français et de ses charmes, il n’en reste pas moins qu’il s’agit là, quant à moi, d’«un» vice ou d’«une» carence profondément gênant/e!

01 octobre 2022

Pourquoi voter, alors?

À la veille non pas d’aller voter, mais au moins de décider si je vais y aller, je regarde non pas le programme des partis (quand c’est qu’un gagnant a vraiment cherché à réaliser ce qu’il avait promis dur comme fer, hein?), mais leur mentalité. 

Dès le départ, il y en a deux qui sont disqualifiés. Les conservateurs de Duhaime s’efforcent bêtement d’être une copie conforme de la droite américaine pure et dure, encore plus réac que les conservateurs canadiens post-Harper. Forget it, même si pour une raison totalement insondable, une bonne partie de la région de Québec semble vouloir gober cette couleuvre et si Duhaime joue assez habilement de son indéniable talent de bateleur des médias pour donner le change.

Les libéraux de Mme Anglade ont beau prétendre se ressourcer, ils s’acharnent toujours à nous convaincre que le statu quo fédéraliste est une ben bonne affaire, alors que c’est une catastrophe et un carcan dont il est impossible de sortir non seulement pour le Québec, mais pour tout le reste de ce capharnaüm post- et re-trudeauiste qu’est le Canada. Sans compter leur obstination à défendre des «droits acquis» des anglos qui sont strictement les reliquats des privilèges inadmissibles de leur passé colonialiste: pourquoi ils jouiraient d’avantages immérités que n’ont ni nos autres allophones ni les francophones du reste du Canada dépasse l’entendement. D’après sa binette déconfite à la télé vendredi, la brave Dominique-nique-nique a dû avaler de travers quelques sondages internes minables, et n’espère plus guère que sauver les meubles en comptant sur le West Island… tout une stratégie gagnante! De toute façon, depuis l’époque antédiluvienne où la suffisance arrogante de Jean Lesage m’avait fait me détourner de ce parti (pour qui je n’ai voté qu’une seule fois d’ailleurs), c’est pas cette fois-ci que je vais y retourner!

Restent la CAQ, Québec Solidaire et le PQ. Que ce dernier soit en débandade malgré les efforts (plutôt méritoires) de son chef, ce n’est que l’inéluctable conséquence de l’obstination des indépendantistes à maintenir contre vents, marées et contre toute logique un Bloc au fédéral qui a, exprès ou pas, vidé le «vrai» parti des Québécois de son dynamisme, de ses forces vives et, somme toute, de sa raison d’exister, ne lui abandonnant qu’une coquille meublée de ti’vieux dans mon genre et de jeunes rêveurs. Quand j’avais fait part de cette opinion à mon bon copain Gilles Duceppe il y a quelques années lors d’un échange impromptu au Théâtre Outremont, il m’avait (gentiment) pris pour un illuminé. Je regrette d’avoir eu aussi tristement raison... et j’ai ben d’la misère à jeter encore mon bulletin dans l’équivalent d’une corbeille à papier d’où ne sortira pratiquement aucun député!

Reste le choix final entre la relative efficacité terre-à-terre de la CAQ (qui est une sorte de Duplessisme en mieux) et le progressisme collectiviste un peu romantique et idéaliste de Québec Solidaire. Clairement, celui-ci ne prendra pas le pouvoir – quoique l’image de Manon Massé jouant les premières ministres avec sa queue de cheval, sa grosse voix et son poing sur la table devant le subtil sourire en coin de son vice-premier Nadeau-Dubois est plutôt réjouissante, non? – mais si le parti pouvait se faufiler dans le rôle d’opposition officielle, cela apporterait au moins de beaux débats, et peut-être même quelques bonnes idées qui pourraient séduire François Legault. Parce qu’à ma grande surprise, j’ai trouvé celui-ci plutôt ouvert non seulement au dialogue (nonobstant les affirmations en sens inverse de Mme Anglade), mais même au changement et à certaines innovations (pourvu qu’elles ne soient pas trop décoiffantes) lors de son premier mandat. De plus, il a trouvé le tour de se greiller d’une plutôt bonne équipe, qui a su apprendre à gouverner «sur le tas» dans un contexte pas simple du tout.

Le choix est clair, un peu difficile, mais pas désagréable au fond. C’est dit, je vais voter… mais pour qui???

29 septembre 2022

C’est pas fini!

Le décès tragiquement subit de Marie-José m’amène à faire un inventaire non seulement matériel, mais moral et intellectuel, de mon environnement. Cela implique une nouvelle démarche «dérivée» qui consiste à occuper le vide navrant de mon deuil en faisant le tour de divers ouvrages et projets que j’ai envisagés ou entrepris au long de ma vie mais soit pas menés à terme, soit pas concrétisés ou publiés.

Je ne suis sans doute pas le seul à m’être trouvé dans une pareille situation comme je franchissais le seuil des 80 ans. Je constate simplement que j’ai connu un bon nombre de tels faux départs ou manques d’aboutissement, dont certains auraient sans doute mérité un meilleur sort. Pourquoi sont-ils restés en friche? Ce n’est pas que je me sois montré plus velléitaire ou plus paresseux que la moyenne (je ne crois pas l’être), mais deux facteurs ont surtout joué pour me faire, sans doute plus souvent que d’autres, laisser tomber une entreprise prometteuse en cours de route. D’abord mon caractère procrastinateur reconnu a fait qu’il m’est arrivé sans doute plus qu’il n’aurait dû de mettre de côté un projet pourtant valable pour passer à autre chose de plus urgent ou attrayant en me jurant que j’allais y revenir bientôt… et en s’étirant à perte de vue ou de mémoire, le «bientôt» se transformait éventuellement en «jamais». Deuxièmement, le fait d’exercer le métier de journaliste, dont le parcours et la vision des choses sont dictés par les impératifs de l’actualité la plus frappante, s’est combiné chez moi à une vaste curiosité qui me faisait m’intéresser tour à tour ou simultanément à une multitude de domaines et de sujets, résultant en une dispersion de mon attention dans une variété de directions divergentes. Et cela, d’autant plus que loin d’avoir le génie (que j’envie) d’un seul genre d’ouvrage, je jouissais du dangereux privilège d’être plus ou moins doué de talents dans plusieurs domaines – et de l’envie irrésistible d’acquérir encore d’autres compétences sans aucun rapport avec celles qui m’étaient propres.

Un rapide tour d’horizon m’amène à dresser une liste préliminaire plutôt bien fournie:

• Des livres: «Refaire le monde», devenu «Un Monde meilleur» pour cause de pandémie, un essai – complété mais non publié – sur la nécessité de repenser la démocratie comme préalable aux diverses réformes nécessaires au 21e siècle; «Jouer ma vie», premiers chapitres de l’autobiographie d’une existence dont le parcours a (trop?) souvent été dicté par un coup de dés réel ou figuré; «Papa Pedro et le Printemps cosmique», un panorama ambitieux mais incomplet des volets culturels et sociaux souvent ignorés de la Révolution tranquille des années 1960 au Québec, dont j’ai été un témoin et un bénéficiaire.

• Des pièces de théâtre, des ébauches de romans, des recueils de nouvelles, des poèmes et chansons trop nombreux pour être  cités en détail, trop fréquemment laissés à l’état de brouillons, de schémas ou même de notes griffonnées ici et là.

• Des entreprises, notamment «Infoterra», né d’échanges avec le merveilleux et souvent irritant Jacques Languirand (cela consistait à refaire des Îles de l’Expo-67 une nouvelle zone d’exposition universelle, cette fois consacrée aux technologies et aux sciences de l’information) – un projet bien charpenté mais jamais présenté aux autorités pertinentes; et le NERF avec Vallier Lapierre, une passerelle virtuelle de communications et d’échanges économiques inter-régionaux orientée vers la Francophonie – qui est restée à l’état de présentation visuelle et de références dans une newsletter électronique.

• Des programmes informatiques, entre autres un compilateur de langage FORTH – dont une version préliminaire aurait été utilisée par la recherche de l’industrie spatiale française; (avec mon ami algérien disparu Kada Hechhad) un logiciel de gestion technique et financière de productions cinéma ou vidéo; «Infosouk», un modèle avant l’heure (1995-97) de réseau social complet, coopératif et solidaire, contrôlé par ses usagers; enfin (sur la base des travaux théoriques de mon cher, excentrique et brillant aîné Yves de Jocas dans les années 1970-80) un outil convivial, en grande partie automatique de validation ou démenti des masses indigestes de rumeurs et d’informations qui circulent sur l’Internet et particulièrement dans les réseaux sociaux.

Etc…

16 septembre 2022

Plein emploi et pénurie de main d’oeuvre

 Écoutant d’une oreille pas très attentive le débat québécois des chefs jeudi soir, il m’a semblé qu’un volet du problème très particulier de l’emploi était complètement occulté ou presque, celui de l’exploitation des technologies d’automatisation et de robotisation. Je fais appel aux experts dans le domaine, comme mon ami Pierre Sormany, pour l’y réinjecter (avec ses pour et ses contre).

Que le plein emploi soit réalisé au Québec d’une façon spectaculaire ne signifie pas que la question est réglée, loin de là: un effet pervers de cette réussite est que nous faisons face à une pénurie de main d’oeuvre aux deux bouts de l’éventail des tâches. D’une part manque de spécialistes dans les domaines de pointe, et plus gravement encore, carences majeures dans les secteurs clefs du tertiaire social: éducation, santé, services aux personnes (y compris la restauration et l’hôtellerie).

La solution n’est certes pas d’aller «voler» des travailleurs, surtout qualifiés, dans des pays moins riches qui se saignent pour les former et en ont encore plus besoin que nous, comme semblent le vouloir chacun à sa façon caquistes et libéraux. Je pense qu’elle consiste plutôt à accélérer et privilégier intelligemment l’automatisation la plus complète et la plus rapide possible dans les secteurs appropriés, notamment dans le primaire, le secondaire, les services à distance. Ça me paraît la seule manière efficace de libérer  des travailleurs pour occuper deux bassins distincts de main d’oeuvre: d’une part, celui des tâches qui ne sont pas automatisables – services sociaux, enseignement, santé publique, domaine créatif et artistique; d’autre part celui des professions exigeant une formation très poussée, donc plus longue.

Cela veut dire faire tout le contraire de ce que favorisent nos gouvernements, ici et ailleurs, en cours et en fin de pandémie, avec leur fixation sur les «bonnes jobs» industrielles; une stratégie qui ne peut qu’accentuer l’actuel déséquilibre dans l’emploi et les carences qu’il implique.

10 juillet 2022

Emploi et inflation

Il est flagrant que la baisse du niveau de chômage n’est plus un signe de santé de l’économie, mais au contraire un signal d’alarme que nos gouvernants interprètent tout à l’envers – surtout que cela coïncide avec une inflation rapide et imprévue. 

Le chiffre à surveiller est celui du rapport adultes travailleurs/oisifs, donc incluant le nombre croissant de retraités et pondérant celui des «slasheurs» qui occupent plusieurs emplois à temps partiel. Dans ce contexte , il est de plus en plus absurde:

a) de considérer l’impôt sur le salaire comme la source première de revenus pour l’État, alors que le nombre de cotisants diminue et celui des rentiers (retraités, financiers, investisseurs) est en pleine explosion; une fiscalité rigoureuse focalisée sur les profits des entreprises et les revenus des investisseurs et des riches rentiers est à la fois plus socialement équitable, plus facile à administrer et plus en rapport direct avec l’évolution de l’économie non seulement de production mais de spéculation;

b) de fonder des stratégies économiques publiques sur le pourcentage de chômeurs, qui ne veut plus dire grand-chose; au Canada, ces derniers mois, il s’accompagne non pas d’une hausse, mais d’une baisse du nombre de travailleurs actifs – aux USA, la hausse est presque certainement artificielle, due notamment aux slasheurs qui cumulent plusieurs petits boulots;

c) de repenser à de nouvelles façons de remplir les postes devenus vacants: former du personnel jeune pour les emplois techniques, ajouter des robots pour les jobs dangereux, salissants, avilissants, prévoir et humaniser, mais en acceptant sa nécessité, l’invasion des guichets automatiques et des chatbots dans les secteurs «mous» des services, de la livraison, du commerce… Retarder l’âge de la retraite et importer des travailleurs des pays plus pauvres (surtout les plus instruits, ou ceux destinés aux emplois désagréables) n’est clairement plus acceptable ni souhaitable – le premier risque de bloquer l’accès du marché du travail aux nouvelles générations en forçant les anciennes à y demeurer malgré elles, le second ne fait que déplacer le problème vers des régions du monde encore moins capables de le résoudre;

d) de trouver une manière plus équitable d’assurer un revenu minimum adapté à tous, et d’en profiter pour éliminer une foule de programmes d’assistance spécialisés, qui exigent des armées de fonctionnaires peu utiles et qui souvent impliquent des enquêtes intrusives sur l’admissibilité des bénéficiaires: handicapés, orphelins, chômeurs, retraités, etc. Rien ne dit que le RUG doit être le même pour tous, il peut être stratifié selon les tranches d’âge, le statut familial, les besoins particuliers (handicaps, déficiences intellectuelles…), le niveau de vie régional, etc.

L’actuelle combinaison d’une inflation galopante avec une baisse du chômage n’est pas un problème à résoudre ponctuellement par des méthodes traditionnelles, même si à court terme elle a été provoquée par la juxtaposition de la pandémie et de la guerre en Ukraine. C’est l’indice d’un changement fondamental dans le fonctionnement de l’économie et du monde du travail qui se serait produit de toute façon et qu’il faut affronter sur la base d’une réflexion originale et plus audacieuse.

25 juin 2022

Un joual de Troie?

 Depuis quatre ans, François Legault et sa CAQ font semblant d’être fédéralistes… même si à chaque tournant, leur nationalisme tricoté serré pointe le bout de l’oreille. Ça se sentait déjà dans leurs échanges avec PET junior… mais on pouvait toujours se dire que c’était dû à la niaiserie de ce dernier et à l’incompréhension du ROC. 

Avaient suivi la Loi sur la laïcité et celle sur la langue, qui marquaient déjà une sérieuse dissonance avec l’orchestre Canadian. Mais comme ça venait de fédéralistes proclamés, quoique un peu hors-normes, Ottawa et Calgary pouvaient fermer les yeux… ou se pincer le nez.

Or depuis un mois, c’est plus un bout d’oreille, c’est le loup tout entier et sa meute qui sont sortis du bois. Il y a eu la Célébration des Patriotes, le centenaire de René Lévesque, Jolin Barrette à l’Académie française, les spectacles de la Fête nationale et ceux des Premières Nations, les remarquables publicités sur la langue au travail et dans le quotidien, l’adhésion chaudement accueillie de péquistes convaincus au rang des candidats, la (belle) programmation de Télé-Québec sur le terroir, sur la culture, sur le passé social, l’étonnante émission «La Fin des faibles» et son métissage typiquement montréalais. Tout ça est  extraordinairement concentré pour ramener l’attention de toute la population (et pas seulement des «pure-laine») sur le Québec et sur le seul Québec. Quand je zappe vers RDI et le National avec son insistance sur tous les coins perdus du Canada, je me sens de plus en plus en terre étrangère. Sympathique, soit, mais étrangère.

On pourrait prétendre que cela trahit de pures préoccupations électorales… sauf que d’une part l’avance du parti dans les sondages est telle qu’il n‘avait aucune besoin d’un tel changement de cap, et d’autre part tous nos pundits (Joute et Mordus confondus) jurent que le thème national n’est pas un facteur majeur dans la campagne. Alors pourquoi?

J‘en viens à me demander si ce vieux renard de Legault ne vise pas à occuper tout l’espace politique québécois… en attendant une occasion qui, dans la tourmente des crises des années 2020, risque très fort de survenir pour lui permettre de répudier son nouveau et suspect «beau risque» et revenir à ses premières amours… 

14 mai 2022

Montréal démasquée

Taxi vers le centre-ville à 15h. La canicule (32° à l’ombre, 35° au soleil) a vidé les trottoirs de badauds et rempli les parcs et les piscines publiques de bronzeurs et pique-niqueurs, surtout que le masque de la Covid-19 a disparu (sauf dans les poubelles de bord de route!). Dans le Plateau, sur Mont-Royal et Saint-Denis, les piétons reparaissent en couples et en grappes, toujours du côté «umbra» comme on dit à Madrid. Je débarque à Rachel et m’insère en boitillant dans le cortège. L’Académie à l’angle de Duluth, temple de la moule-frites depuis 30 ans que je croyais éternel, a fermé ses portes mais cent pas plus loin le café-brasserie «Auprès de ma blonde» offre une chope de Cheval Blanc et un plat de moules au vin blanc… et sous un parasol orangé la binette ravie d’un vieux copain pianiste perdu de vue depuis près de quarante ans. Irrésistible. Trois serveuses, un uniforme: short et débardeur noir plongeant.  La plus sexy l’exploite au max, la mince-mince s’en accommode avec élégance,  la rondelette à lunettes le subit en grinçant. J’ai beau avoir promis à Azur que je rentrerais tôt, je pense qu’elle va m‘attendre un brin.

03 mai 2022

Interactions

Les quatre «grandes questions» dont je crois qu’elles se posent  en priorité à l’Humanité du 21e siècle semblent bien distinctes et disparates, et chacun est tenté de les traiter séparément et de leur créer un ordre arbitraire d’importance selon ses propres intérêts. Or, elles sont étroitement interreliées, et c’est une erreur majeure de vouloir les subordonner les unes aux autres, même si dans la pratique on peut les ordonner par leur apparition dans notre évolution. 

  1. Clairement, l’écologie, dans le sens de la santé de l’environnement où nous vivons, vient en premier lieu. Elle précède même notre existence et constitue le cadre général de notre vie et de nos activités, d’autant plus que certains auteurs, dans la foulée de Murray Bookchin, en élargissent la portée par la notion d’«écologie sociale».
  2. La technique est née avec le premier hominien («homo faber») qui a instinctivement fabriqué un outil n’existant pas tel quel dans la nature. Sa descendante la technologie, en particulier celle qui a trait à la création, à la gestion et à l’utilisation de l’information dont nous avons besoin pour fonctionner et communiquer, joue un rôle clef et croissant dans la transformation de l’environnement, pour le meilleur comme pour le pire.
  3. L’évolution du travail, d’abord dans le sens abstrait de toute activité productive ou transformative en particulier au moyen d’outils créés par l’homme, est le second facteur majeur de modification de l’environnement. Dans le sens économique et social des occupations qui permettent aux humains de subsister, elle est directement affectée aussi bien par la santé de l’environnement que par la technologie, dont les avances non seulement changent la nature de ces occupations, mais rendent bon nombre de celles-ci désuètes et inutiles, provoquant par le fait même des ruptures dans la distribution de la richesse commune qui permet à l’espèce de subsister.
  4. L’impact combiné de l’évolution technologique et des bouleversements causés dans le  marché du travail par ses interactions avec l’écologie, et donc dans le système économique dominant sur la planète, est une des causes directes et indirectes d’un mouvement massif de populations, des pays plus pauvres et plus violents vers les plus riches et plus paisibles, qui provoque des chocs conflictuels entre des populations dont l’histoire, les coutumes et les croyances sont souvent sans communs points de convergence.

Mais les impacts ne vont pas que du haut en bas de la liste. Chacun de ces éléments joue aussi un rôle dans ceux qui le précèdent. Par exemple, les mouvements de population affectents plus ou moins directement le marché de l’emploi des pays d’accueil, et l’écart dans le niveau d’éducation et d’expertise des nouveaux venus interagit de manière complexe avec le contexte de plus en plus technologique du milieu de travail. Les différences de culture et de coutumes entre les populations juxtaposées peuvent aussi affecter, en bien et en mal, la santé de l’environnement.

En conséquence, il est indispensable que politiquement, économiquement et socialement, les quatre questions soient considérées non seulement dans leur spécificité propre, mais en tenant soigneusement compte de leurs multiples interactions.

10 avril 2022

Les Leçons d’un scrutin

Le résultat imprévu mais d’une implacable logique du premier tour de l’élection présidentielle française expose une grappe d’absurdités dont il est essentiel qu’on admette l’existence et pour lesquelles il faudra d’urgence que la France (entre autres pays) trouve des solutions.

a) L’écologie ne peut pas être une cause partisane. D’une part, du moins jusqu’à ce qu’il soit trop tard, les partis Verts n’ont aucune chance de prendre le pouvoir et d’imposer leur agenda, si crucial qu’il soit; d’autre part, les autres partis utilisent ce même agenda pour attirer les électeurs… puis en oublient l’essentiel jusqu’au prochain scrutin.

b) La «représentativité» ne représente plus rien, puisque sa formule ne répond plus à la réalité. La structure basée sur une double élite, composée de petits potentats régionaux ou locaux dominant des clientèles captives et d’une clique associée de gouvernement vivant dans une bulle privilégiée dans la capitale, a clairement perdu la confiance des citoyens.

c) Les «partis de gouvernement» n’ont plus ni moteur, ni gouvernail. Ou bien, comme en France et en Italie ils sont incapables de motiver leurs clientèles et ne sont même plus présents au dernier tour des élections nationales, ou alors ils deviennent la proie consentante de meneurs populistes d’extrême-droite comme aux USA et au Brésil.

d) Les gauches ne sont plus les partis du peuple mais des chapelles d’élite vivant à l’écart du monde travailleur. Elles ont oublié leurs principes de base et se rabattent sur des causes parfois valables mais qui ont peu à voir avec les vrais problèmes de leur véritable clientèle, qu’elles poussent ainsi dans les bras de leurs pires ennemis.

En conséquence, un régime politique fondé sur l’élection de députés ou représentants groupés en formations politiques organisées soit idéologiques, soit opportunistes mais détenant tout le pouvoir politique, ne répond plus aux besoins ni aux aspirations de la masse des citoyens. Ses carences sont trop graves et trop fondamentales pour qu’on puisse les corriger par des réformes partielles. Le passage à une démocratie qui remet directement les leviers de l’État aux mains du peuple n’est plus une utopie ni un rêve irréalisable, mais une nécessité pressante pour faire face aux problèmes inédits et profonds que pose le 21e siècle: santé de la planète et de ses habitants, répartition acceptable de la richesse commune, gestion de la main d’oeuvre et de l’emploi, maîtrise des effets positifs et négatifs des progrès imprévisibles des technologies de l’information, migrations de populations hétéroclites sous le double effet des inégalités économiques et des conflits socio-politiques souvent sanglants.

Si les progressistes, en particulier européens, refusent de prendre en compte ces évidences dévoilées par un scrutin au résultat d’une clarté exemplaire, ils se préparent des futurs tragiques. 

24 mars 2022

Du Mauvais côté?

Rien n’est plus tragique dans un parcours politique et idéologique que de se retrouver soudain «du mauvais côté» de la barrière morale, de découvrir que le camp qu’on préfère est indéfendable, et celui qu’on déteste a, pour une fois, raison. C’est ce qui est arrivé à la droite européenne dans les années 1930 face au fascisme et au nazisme, à la gauche dans les années 1950-60 face au stalinisme.

Je ressens de plus en plus clairement que c’est le cas aujourd’hui pour les progressistes, en particulier européens, qui dovent prendre conscience que l’agression russe en Ukraine, si elle ne se compare pas (du moins pour l’instant) à l’hitlérisme, est tout au moins du même niveau que l’action américaine au Vietnam des années 1960-70. 

On peut toujours dénoncer la propagande, la partialité des médias, le passé douteux de diverses factions ukrainiennes,  on peut plaider que l’autre camp a déjà fait la même chose ou même pire, il n’en reste pas moins que la masse des témoignages de journalistes indépendants et d’organismes humanitaires, preuves visuelles à l’appui, est accablante. La Russie de Vladimir Poutine se livre à des exactions systématiques contre une population civile qui se situent quelque part entre le terrorisme d’État et le génocide – et elle menace de faire pire. Il n’y a à ce comportement aucune justification.

Ceci est d’autant plus flagrant qu’il n’y a pas de vraie raison idéologique de défendre le Kremlin.  Le débat sur la guerre en Ukraine n’en est pas un de droite contre gauche, mais entre deux droites dont l’une a clairement tort. Sur le terrain, le conflit n’est pas plus politique: il oppose une armée d’invasion aux visées impérialistes à un peuple dont il est de plus en plus clair que toutes les factions, des communistes à l’extrême-droite, sont unies pour résister et défendre leur patrie — comme ce fut jadis le cas en France et en Yougoslavie face à Hitler.

22 mars 2022

Les ingrédients d’une Poutine… gagnante?

Que nous le voulions ou non, l’issue de la crise ukrainienne repose plus sur ce que fera (ou ne fera pas) Vladimir Poutine que sur toute initiative de l’Otan, de l’Union européenne, de la Maison blanche ou même de la Chine. C’est cette perception qui explique pourquoi je viens de passer une bonne portion des dernières journées à me renseigner (aux sources les plus diverses possible) en détail sur l’homme, sur sa carrrière, sur son entourage et sur ce que cela nous révèle de son comportement le plus vraisemblable.

Premier constat, Poutine n’est pas un Adolf Hiler, il en est même sur plusieurs points le repoussoir: ni fanatique, ni hystérique, ni passionné. C’est un homme froid, calculateur, mesuré, réaliste. Mais il partage avec le maître du 3e Reich deux caractéristiques qui peuvent être inquiétantes: Un égocentrisme ambitieux, dévorant et la phobie d’avoir tort. Lui non plus n’écoute personne de son entourage immédiat, et lui aussi peut être envahi d’une crise de rage en se rendant compte que ses manoeuvres ont échoué. Sauf que sa rage à lui sera non pas aveugle, mais froide et calculée, donc encore plus dangereuse. Et sauf que contrairement à Hitler, il écoutera plus attentivement ses ennemis que ses amis.

Deuxième constat, il n’agit jamais par instinct, toujours par calcul. Cela peut être inquiétant par manque d’humanité, mais cela garantit pratiquement qu’il ne fera jamais un geste purement suicidaire: ses pires actions lui réserveront toujours une porte de sortie. Si jamais le Kremlin déclenche l’holocauste nucléaire, je suis paradoxalement convaincu que cela ne viendra pas de lui, peu importe ce qu’il tente de nous faire croire. Le doigt sur le bouton rouge? Un pur coup de pub.

Troisième constat: c’est un bluffeur, avec toutes les qualités et les vices de l’espèce – et croyez-moi, en tant qu’ex-joueur compulsif (trois ans chez les Gambleurs Anonymes, c’est pas rien), c’est une espèce que je connais bien et que je sais reconnaître d’un coup d’oeil. Comme tout vrai bluffeur, il sait voir quand il est battu, et ménager sa mise pour la prochaine chance. ‘Going all out’ sans espoir de retour, c’est pas lui.

Quatrième constat: c’est un gagnant, et il veut le rester. Toute sa carrière est une succession de réussites, de bonds en avant, même face à des contextes plutôt sombres: il s’est bien tiré de l’écroulement de l’empire soviétique, il a survolé une réunification allemande qui aurait dû l’enterrer (il était alors en poste à Berlin-Est), il a profité de la descente aux enfers de son mentor Boris Yeltsine, alors qu’il aurait dû sombrer avec lui. S’il peut voir, ou si on lui offre, une porte de sortie qui lui donnera l’occasion d’une autre ronde plus favorable, il voudra la prendre.

Cinquième constat: il vieillit. Les virtuoses de la haute voltige dans son style vivent rarement très vieux, et je soupçonne qu’il en est conscient, même s'il semble en très bonne condition pour un quasi-septuagénaire. Les pressions auxquelles il faut résister, les sursauts d’énergie qu’exigent ses coups de bluff et ses volte-faces vont forcément entamer sa durée de vie… et le réaliste qu’il est doit en tenir compte dans ses calculs les plus objectifs. 

Tout cela ne nous dit pas comment faire pour trouver une solution. Mais cela nous montre au moins ce qu’il ne faut pas faire. Il ne faut surtout pas le salir dans l’opinion mondiale à tel point que son orgueil l’emporte sur son bon sens (voyez comment il a réagi au ‘criminel de guerre’ dont l’a stigmatisé Biden). Il ne faut pas l’acculer dans un coin d’où il me trouvera aucune issue: l’image du rat pris au piège est particulièrement pertinente dans son cas. 

Pour avoir moi-même négocié – comme représentant syndical jadis, plus récemment comme patron de PME – , je pense qu’il ne faut surtout pas le prendre pour un imbécile et lui servir dans le huis-clos des pourparlers des arguments qui ne valent que face à l’opinion publique. Mieux vaut attaquer de face avec une certaines franchise les points de conflit et les réalités de terrain, et indiquer discrètement les avenues par lesquelles il peut sauver la face tout en cédant sérieusement sur le fond.

Je ne suis pas sûr d’avoir raison sur tout ceci, mais ça me paraît un point de départ vraisemblable pour discuter de la façon d’éviter le pire.

13 mars 2022

Le Facteur Xi

 Je me demande à quel point Joe Biden et Vladimir Poutine se rendent compte qu’ils sont actuellement des partenaires bien involontaires mais très utiles dans la campagne de la Chine pour devenir la première puissance de la planète. À leurs dépens, bien sûr!

Considérez seulement les faits suivants:

  • Poutine fait l’impossible pour se rendre impopulaire, sinon carrément haï, dans la plupart des régions du monde, en particulier chez tous les peuples d’Asie, d’Afrique, du Monde arabe et d’Amérique latine dont les populations ont connu des invasions, des guerres civiles, des vagues terroristes avec leurs cortèges de privations, de destructions et d’exodes.
  • En même temps, il appauvrit considérablement son propre pays, en particulier la clique d’oligarques qui formaient jusqu’ici l’avant-garde de ses efforts pour regagner de l’influence à l’étranger.
  • Enfin, il suscite chez la quasi-totalité de ses voisins une méfiance terrifiée qui va les pousser à s’en tenir le plus loin possible plutôt que de s’en rapprocher. Sa sphère d’influence européenne a tout d’une peau de chagrin… littéralement!
  • Pour sa part, son «complice involontaire» yankee complète malgré lui le sale boulot commencé par Donald Trump d’affaiblir ou du moins de rendre inefficace le réseau d’alliances stratégiques sur lequel Washington avait bâti depuis les guerres de Corée et du Vietnam une «pax americana» sans doute boiteuse et inégalitaire, mais qui faisait l’affaire même des pires américanophobes. 
  • Son constat d’impuissance devant le bras-de-fer du Kremlin s’ajoute à une combinaison d’inflation et de sabotage de la croissance économique qui non seulement rétrécit l’influence américaine sur le monde, mais risque de conforter la tendance nationale, bien identifiée et nourrie par son prédécesseur, à un isolationnisme de plus en plus frileux, malgré le «mondialisme» de son discours.
  • Pendant ce temps, Xi Jinping, sans le moindre état d’âme, joue la carte d’une hypocrite neutralité (il n’aime sûrement pas plus le Kremlin que la Maison blanche) qui encourage ses deux principaux rivaux sur la scène mondiale à se déchirer et à se nuire mutuellement.
  • Il peut donc en profiter pour d’une part consolider son emprise sur l’Empire du Milieu – qui risque de le redevenir plus que jamais – et d’autre part étendre son influence sur précisément les régions du monde où Poutine réussit si bien à se faire détester… et Biden à se faire oublier. Tout en se rendant économiquement indispensable dans la plupart des autres.
  • Pour cela, il n’est pas interdit d’imaginer que la Chine, dont l’économie connaissait récemment des flottements, peut très bien retrouver une robuste croissance post-pandémique: elle a moins souffert que le reste du monde d’un coronavirus pourtant né chez elle, elle ne participe pas au jeu des sanctions et des privations volontaires pro-ukrainiennes, enfin en bonne partie autosuffisante dans bien des secteurs cruciaux, elle aura l’occasion de continuer à vendre à leur prix actuel déjà concurrentiel et profitable des produits qu’un monde harassé par une hausse constante du coût de la vie ne pourra pas s’empêcher de lui acheter.

Bien sûr, un tas d'imprévus peuvent survenir dans le proche avenir pour réduire la puissance de ce Facteur Xi, mais il est certain que les diverses composantes de la tendance qui le favorise ont de quoi inquiéter tous ceux qui ne sont pas convaincus que le leadership actuel de Beijing fait toujours preuve du même relatif pacifisme à la fois inquiet et un peu hautain que ses prédécesseurs des trois derniers millénaires…

08 mars 2022

Si vis pacem...

 Je suis un peu étonné d’un côté va-t-en-guerre que je ne connaissais pas à Jean-François Lisée, mais sans aller aussi loin que lui dans son article au Devoir, je suis plutôt d’accord sur le fond. La question n’est plus: Guerre ou pas guerre? mais: Guerre maintenant ou plus tard?

En effet, Vladimir Poutine a ouvertement affirmé sa volonté d’en découdre. D’abord en envahissant l’Ukraine avec le plus de force possible; en faisant une campagne qui vise clairement des cibles civiles pour terroriser la population; en menaçant des centrales nucléaires; en rejetant toute restriction à ses manoeuvres aériennes; en frappant de censure tous les médias aptes à diffuser une information objective sur les évènements en cours; en exigeant que les civils empruntant les « corridors de sécurité » se retrouvent en fait prisonniers de guerre et otages en Russie; en prétendant que les sanctions économiques à l’égard de la Russie sont l’équivalent d’une déclaration de guerre, alors que c’est lui qui a déclenché la guerre contre un État voisin qui n’avait eu aucun geste agressif à son égard. 

Pourtant, cette posture a tout d’un bluff, si on considère les réalités suivantes, révélées par les deux premières semaines de campagne: la lenteur de la progression de ses forces terrestres en territoire ukrainien malgré la faiblesse relative de l’armée de Kiyv et sa propre supériorité aérienne incontestée; les lacunes évidentes de la logistique de ses troupes, dont une partie sont paralysées par un manque d’organisation, de carburant et d’équipement; la faible efficacité de ses soldats, faute d’entraînement et d’expérience. Face aux forces mieux équipées et mieux entraînées et aux ressources bien plus vastes de l’Otan, il est presque certain que la Russie ne ferait pas le poids dans un affrontement conventionnel.

Le seul argument qui joue en la faveur du Kremlin est une incontestable puissance nucléaire qui fait froid dans le dos; mais il ne faut jamais oublier que cet argument est suicidaire, car à double tranchant – s’il menace effectivement de causer des dommages monstrueux aux cibles visées, il est clair que son propre territoire n’est en rien à l’abri d’une riposte du même type, et que la seule issue possible est la destruction totale ou presque de son propre pays, qu’il réussisse ou non à faire subir le même sort au reste de la planète. Dans ce contexte, quel que soit l’ascendant de Vladimir Poutine sur son commandement militaire, on peut très bien se demander s’il convaincra ce dernier de se lancer à fond dans une telle aventure – l’idée qu’il détient seul le «bouton rouge» de déclenchement de la guerre totale ne tient pas debout, connaissant la profonde méfiance mutuelle qui existe entre les dirigeants russes. 

Mais le temps compte, et plus les amis de l’Ukraine hésitent et se retiennent d’agir décisivement, plus des succès probables sur le terrain risquent de conforter l’agresseur, bien avant que les sanctions économiques ne le forcent à reculer. En revanche, une intervention militaire immédiate ne fait certainement pas l’unanimité chez les membres de l’Otan et leurs alliés des autres continents, et la réaction des rares appuis (la plupart de circonstances) externes de la Russie est imprévisible.

Quoi faire alors?  Il faut se fier à la vieille maxime qui a maintes fois fait ses preuves: «Si vis pacem, para bellum». 

  • Dans un premier temps, déclarer clairement que les puissances occidentales ne rejettent plus l’hypothèse d’une intervention militaire. Mais en précisant que cette action aurait pour seul objectif de libérer l’Ukraine de la présence militaire étrangère, et ne s’en prendrait jamais au territoire russe lui-même ni à sa population (ceci pour montrer qu’il n’est pas question de tomber sous une des quatre situations dans lesquelles Moscou se croit justifiée d’employer l’arme nucléaire). 
  • Aussitôt cela fait, commencer à préparer visiblement l’avance de troupes terrestres et aéroportées et les vols de surveillance aérienne et mettre en place des batteries mobiles de missiles anti-chars et anti-aériens dans les pays de l’Otan aux frontières de l’Ukraine et dans les mers au large de ses côtes. 
  • Enfin, aviser publiquement Poutine qu’à défaut d’un cessez-le-feu général immédiat accompagné de pourparlers de paix, on lui accorde un délai raisonnable mais limité pour se retirer en bon ordre, sinon les forces alliées viendront directement à la rescousse des Ukrainiens, et la Russie sera tenue financièrement responsable de tous les dégâts résultant de son invasion; de plus, l’Otan examinera immédiatement la possibilité d’inclure dans ses rangs le pays agressé, y compris les territoires contestés du Donbass et même de la Crimée; enfin et surtout, en cas de frappe nucléaire russe, les frontières du pays et Moscou elle-même ne seront plus considérés inviolables contre toutes les formes de riposte. 

Ce message sera diffusé sur papier, par Internet, radio, télévision et haut-parleurs partout en territoire ukrainien et dans les régions frontalières russes, accompagné de vidéos ou d’images des exactions commises par les envahisseurs. Il servira également de mise en garde au reste du monde. L’idée est simple: convaincre non seulement Poutine, mais le peuple russe dans son ensemble qu’ils ont beaucoup plus à perdre qu’à gagner à la poursuite de cette guerre, peu importe son issue, tout en dissuadant tout pays tenté de  leur venir en aide de sortir d’une prudente neutralité.

04 mars 2022

Guerre mondiale? Boulechite!

Parler de «Guerre mondiale» dans la situation actuelle est une grave erreur de perspective. Le vrai danger est celui d’une «guerre nucléaire» qui, loin d’être mondiale, dresserait la quasi-totalité de la planète contre un seul pays. Un pays dont l’épisode ukrainien montre que, si l’on pouvait faire abstraction de sa force nucléaire, sa menace militaire contre une coalition multiple serait bien peu efficace. 

Une guerre déclarée à la Russie serait donc un conflit «local» dont le théâtre principal serait le territoire russe, sauf pour le danger bien réel de frappes à longue distance; or l’effet de celles-ci, pour dévastateur qu’il soit, n’aurait qu’une brève durée. 

C’est dans ce contexte, et non celui d’un affrontement qui se déroulerait sur de nombreux fronts à travers le monde, qu’il faut analyser la situation et ses dangers. Ça ne veut pas dire que le risque est moindre, simplement qu’il est différent. Poutine lui-même a mis l’accent sur cette dimension, en ordonnant une frappe contre une centrale nucléaire ukrainienne. Il faut donc l’envisager sous cet angle, en d’autres termes:

a) Quelles sont les cibles nucléaires que Moscou peut viser efficacement? En Europe, en Amérique, en Asie? Combien y en a-t-il? Comment peut-on les défendre? 

b) En revanche, à quel point le territoire russe est-il lui-même vulnérable à un bombardement nucléaire, combiné avec un assaut de troupes par air, par terre et par mer?

c) La Russie a-t-elle des alliés de taille capables d’étendre la guerre à d’autres continents, ou seulement des associés passifs qui préservent un certaine neutralité e qui, donc reculeraient face au risque d’une invasion de leurs frontières? 

d) Comment la Chine va-t-elle réagir si la Russie est isolée par le reste du monde? Et les puissances arabes pétrolières?

e) À quel point l’Otan peut-elle envahir physiquement la Russie sur tous les fronts? Scandinavie, Europe de l’Est, Europe Centrale, Asie Centrale, etc.

f) Comment gérer en parallèle une guerre économique: blocus, contrôle des voies maritimes et aériennes, dynamitage des voies de communication, des pipelines, exclusion des réseaux financiers, etc.?

En d’autres termes, sans déclarer la guerre, les Amériques, l’Europe, le Japon, l’Inde pourraient se mettre à évaluer publiquement ses risques et ses avantages. 

Je soupçonne que le seul accent mis sur une telle approche aurait deux effets (a) Il forcerait immédiatement le Kremlin à modifier une approche fondée sur un chantage au nucléaire qui est sa seule arme convaincante. (b) Il obligerait la Chine à repenser son appui passif au Kremlin, face au risque de perdre tout ce qu’elle a gagné comme influence internationale.

Une Surprise ukrainienne

 L’analyse initiale que je faisais la semaine dernière du contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’était pas optimiste. Je craignais que les réactions du reste du monde soient dispersées, relativement lentes, limitées à des mesures économiques à long terme qui auraient peu d’influence sur l’avenir immédiat, et que la capacité de résistance de l’Ukraine soit handicapée par un manque d’organisation et des conflits internes.

Or, malgré le fait que la plupart des facteurs que j’évoquais étaient réels ou du moins probables, la rapidité et la quasi-unanimité de la réponse inernationale aussi bien que la résistance interne du pays envahi s’avèrent pour moi une agréable surprise, et sans doute une très mauvaise pour Vladimir Poutine. L’Union européenne a vite refait son unité et résolu le gros de ses désaccords; la Grande-Bretagne de Boris Johnson a réagi fermement et intelligemment; les Nations-Unies, malgré l’inévitable paralysie du Conseil de Sécurité, ont fait preuve de diligence et de rigueur dans une Assemblée générale d’urgence; enfin aussi bien les citoyens que les forces armées de l’Ukraine, inspirés par un Président qui s’est révélé bien supérieur à l’image qu’on s’en faisait, opposent une résistance admirable qui a fortement ralenti la progression des envahisseurs.

Reste la réaction américaine, qui a été rapide, bien ciblée et relativement vigoureuse, mais un peu trop modérée à mon goût. Je regrette en particulier l’affirmation de la Maison blanche qu’en aucun cas, ses forces armées ou celles de l’Otan n’interviendraient, et l’absence d’une «ligne rouge» interdisant au Président Poutine d’exercer toute tactique de terreur prenant directement pour cible la population civile (ce qu’il a hélas fait aussitôt que sa démonstration de force militaire a montré des ratés). Celui-ci, on le sait, est surtout affecté par les manifestations de force, en particulier militaire, et le fait pour ses adversaires de se priver dès le départ de cette menace ne leur accorde pas la latitude qu’ils devraient avoir dans des négociations qui seront ardues. Le refus d’imposer une zone d’interdiction militaire aérienne sur l’Ukraine, quoique prévisible, est aussi un aveu de faiblesse dans l’optique russe; une alternative risquée mais crédible aurait été qu’avec l’accord de l’Ukraine, les forces de l’Otan effectuent de constants vols d’observation au-dessus du pays, bien à la vue des aviateurs russes autant que du monde entier, filmant et documentant systématiquement toute agression aérienne contre des cibles civiles.


De la même façon, sans intervenir agressivement, ce sont les Casques bleus (majoritairement composés de militaires provenant de pays neutres ou modérés) qui devraient assurer le respect des corridors d’évacuation des civils vers les pays voisins ou les régions plus paisibles. Enfin, il devrait être clair que la survie physique et institutionnelle du gouvernement ukrainien démocratiquement élu et de son chef est un préalable non négociable à toute résolution du conflit; même la chute éventuelle de Kiyv devrait se faire sans que leur vie soit mise en danger et leur permettre un départ honorable vers l’exil. Même en cas de victoire russe, il ne devrait pas être question que Moscou s’empare de l’État ukrainien dans son ensemble.

24 février 2022

Recette de Poutine à la Russe

Faisant abstraction de l’immoralité sanguinaire de son action, il faut avouer que Vladimir Poutine a particulièrement bien choisi son moment pour envahir son plus proche et plus cher voisin.

  1. Le récent brexit britannique a certainement semé le trouble dans l’unité européenne et singulièrement réduit la capacité de l’UE à réagir et l’impact probable de toute réaction de sa part, même face à un conflit qui se déroule dans son arrière-cour.
  2. D’une part, la Grande-Bretagne désormais presque absente est gouvernée par un hurluberlu d’une fiabilité douteuse dont la réputation est sérieusement écornée. Des autres puissances du continent, (a) l’Allemagne se relève encore d’une passation des pouvoirs dont les résultats sont loin d’être limpides après la fermeté de vision et d’action d’Angela Merkel – peu importe ce qu’on pense de son type de conservatisme – , tandis que (b) la France aborde à son tour une période de turbulence sous un Président d’un dirigisme brouillon et d’une perennité très incertaine, en plein coeur de la pénible restructuration d’une classe politique dont les partis traditionnels sont fortement ébranlés et discrédités. En même temps, (c) l’Italie aux prises avec les problèmes internes du post-Berlusconisme est quasiment invisible politiquement, (d) l’Espagne est également en mode recomposition après une succession d’échecs et de scandales de ses principaux partis, anciens comme nouveaux, enfin (e) les composantes majeures de l’ex-Europe de l’Est communiste sont menées par des populistes nombrilistes à la probité minimale.
  3. Le chaos causé par l’éléphant Trump dans le magasin de porcelaine des relations internationales post-soviétiques, et tout particulièrement la façon dont il a castré l’OTAN et semé la zizanie entre ses partenaires assure le Président russe qu’il peut agir pratiquement en toute impunité dans une zone qui est, de toute façon, à l’extrême limite du continent européen. Et ce ne sont pas la compréhension apparemment limitée et le niveau déplorable de popularité et d’autorité interne d’un Joe Biden élu par défaut dans des États qui, d’Unis, n’ont que le nom,  qui vont améliorer les choses.
  4. La Chine est sous la coupe d’un quasi-dictateur ambitieux qui, contrairement à une tradition millénaire, profite de toutes les occasions et de tous les prétextes pour accentuer son influence sur le reste du monde, sans souci d’idéologie ni d’honnêteté.
  5. L’invasion de l’Ukraine surgit juste au moment où Moscou assume la présidence du Conseil de sécurité de l’ONU et donc acquiert une position idéale pour paralyser toute action efficace de cet organe déjà bien imparfait.
  6. La contrée envahie elle-même est dans le creux d’une réforme en profondeur, en réalité d’une convalescence troublée suite à une ère de corruption marquée par l’émergence d’un troupeau d’oligarches affairistes rapaces et sans scrupules.
  7. Je fais volontairement abstraction de la dimension économique du problème, quoique le sursaut brutal ce matin des marchés mondiaux, même compte tenu des limites que je reconnais à leur vision des choses, devrait sans doute nous servir de sonnette d’alarme sur ce plan.
  8. Ce sombre panorama politico-financier sert par ailleurs de fond de scène à ce qui n’est même pas sûr d’être la fin d’une pandémie meurtrière et déstabilisante, non prévue et horriblement mal gérée par des élites nationales et internationales qui risquent d’y laisser ce qu’il leur restait de crédibilité.

Tout est donc en place, me semble-t-il, pour un nouveau Munich… avec des conséquences à moyen et long terme que je n’ose même pas évoquer. Bien sûr, Poutine n’est pas Hitler… mais à certains égards, sa lucidité retorse peut être encore pire pour le monde que ne le fut le fanatisme aveugle de l’autre.

15 janvier 2022

Dénis de réalité

 Le refus d’un consensus sur ce qui est vrai est une composante de plus en plus importante et troublante du débat sur les affaires publiques. Il serait facile de prétendre que tout ça est la faute de Donald Trump et du triste exemple qu’il a donné pendant quatre ans de pouvoir à la Maison Blanche et de parade à l’avant-scène de l’actualité planétaire. Mais je pense que le problème est beaucoup plus profond, et que le trumpisme est non la cause, mais un simple symptôme plus frappant que les autres d’une tendance endémique au déni de réalité qui est un nouveau paramètre nocif du discours politique. Une tendance dont sinon le point de départ, du moins la justification intellectuelle, réside dans la thèse philosophique de la «déconstruction» héritée de Heidegger et développée et élargie notamment par Derrida et bon nombre de penseurs américains. Chose certaine, ce n’est que depuis quelques années qu’un tel comportement s’affiche de manière aussi flagrante et sans la moindre honte dans autant de domaines de la vie publique.

Vérité, vérité… Quelle vérité?

  Le questionnement purement intellectuel de Heidegger, qui remettait surtout en cause le caractère absolu de la notion philosophique d’«Être» telle que définie par Aristote et jamais remise en cause par ses successeurs et contradicteurs, a été transposé dans la pratique par son application à une autre notion fondamentale de l’Occident, celle de «Vérité». En simplifiant sans doute exagérément la pensée de Derrida, de Chomsky et des auteurs post-modernes, disons que cela revient à poser comme principle qu’il n’existe pas de déclaration qu’on puisse considérer comme une vérité absolue, mais qu’il faut toujours examiner une affirmation à la lumière du contexte historique et social où elle est apparue, et particulièrement des biais et des intentions plus ou moins cachées de son auteur. Donc, tout discours même le plus simpliste a besoin d’être «déconstruit» pour qu’on soit sûr d’en saisir le sens réel. Le soleil se lève à l’est? Pas si sûr.

  Ce courant de réflexion, tout à fait pertinent sur le plan intellectuel – à condition qu’on applique un sain scepticisme «déconstructeur» à sa propre pertinence dans tout contexte – a graduellement été récupéré par une foule d’influenceurs publics qui s’en sont servi pour semer le doute même sur les évidences les plus flagrantes dictées par le sens commun. Les prêcheurs de «théories du complot» en sont les représentants les plus visibles, mais ils sont loin d’être les seuls.

  L' intermède Donald Trump a doublement contribué à renforcer cette tendance. D’une part, il lui a donné une certaine respectabilité dans l’opinion publique, par le seul fait que le dirigeant le plus puissant et le plus visible de la planète pouvait affirmer impunément des «vérités alternatives» totalement contredites par les faits réels, et cela des milliers de fois sur une période de quatre ans et plus. D’autre part, il a suscité aux États-Unis surtout, mais également ailleurs dans le monde, un culte de millions de «croyants» absolument convaincus de la relativité de toute vérité et, paradoxalement, imperméables à toute contradiction et à toute validation critique des affirmations provenant d’un «maître à penser», quel qu’il soit.

     Voici quatre exemples récents de ce rejet de vérités pourtant peu discutables.

La «Démocratie» américaine menacée

      Un flagrant déni s’est produit aux États-Unis sous l’influence directe du Président Trump, autour du résultat du scrutin qu’il a clairement perdu le 3 novembre 2020, par plus de 7 millions de voix sur 155 millions et par 74 voix de grands électeurs sur 538. Avant même le jour du vote, le candidat Républicain profitait de son statut de chef d’État en poste pour dénoncer de probables «fraudes» constituant un «vol» d’une élection qu’il se disait assuré de remporter par une forte majorité – à l’encontre des prédictions de tous les sondages. Dès le lendemain du vote, lui-même et ses principaux soutiens ont martelé sans arrêt cette thèse, alors même que les tribunaux (y compris une majorité de juges qu’il avait lui-même nommés) la rejettaient unanimement et que la majorité des élus de son propre parti reconnaissaient, quoique à regret, la victoire de son adversaire.

      Un an de ce déni sans vergogne d’une réalité aisément vérifiable a culminé dans une véritable tentative de coup d’état le 6 janvier 2021, quand des milliers de partisans trumpiens, dont un bon nombre étaient armés et cuirassés, ont pris d’assaut le Capitole de Washington, siège du parlement national où les deux Chambres se livraient à l’exercice essentiellement protocolaire de confirmer le résultat de l’élection; l’intention avouée des émeutiers était de bloquer ce processus («Stop the Steal!»). Parallèlement, près d’une vingtaine d’États contrôlés par le parti de l’ex-Président adoptaient des mesures souvent extrêmes pour limiter l’accès de leurs minorités au droit de vote. Un an plus tard, des millions d’électeurs, sans doute de bonne foi, continuent à croire le «Big Lie» voulant que les imaginaires manoeuvres des adversaires Démocrates pour trafiquer le décompte du scrutin constituaient une menace directe à la santé de la Démocratie dans le pays… alors que le danger au «pouvoir du peuple» provenait au contraire des multiples tentatives réelles des Républicains trumpistes pour fausser le résultat électoral dans le présent et dans l’avenir.

Une pandémie «ordinaire»?

      Un autre déni de réalité, potentiellement plus mortel encore, s’est répandu dans tout l’Occident suite à l’apparition en Chine en novembre 2019 d’une épidémie d’abord locale mais rapidement promue au statut de «pandémie» planétaire, causée par le coronavirus porteur de la maladie de la Covid-19. Sous l’influence en partie du Président Trump, en partie de nombreux fanatiques des «théories du complot», a circulé à travers au moins deux continents l’idée que ce danger à la santé mondiale était grossièrement surévalué; selon les uns c’était une quasi-fiction inventée par une cabale internationale politico-financière pour assurer son contrôle de l’économie du monde, selon les autres une manoeuvre de la Chine pour contaminer le reste de la planète dans l’espoir d’y asseoir son croissant pouvoir de puissance dominante.

      Les évènements subséquents ont eu beau y apporter un flagrant démenti, cette double semence de doute a eu pour effet de conforter dans une partie des populations visées un mouvement de résistance aux mesures sociales de distanciation et de fermetures de commerces et de lieux de travail et de rencontre propices à la contagion, puis à une campagne internationale de vaccination. À mesure que la multiplication des «variants» du virus et des formes de la maladie déjoue tous les efforts de la science pour les contrer, cette résistance ne fait que croître, nourrie hélas par les maladresses des pouvoirs en place et le manque de transparence des milieux scientifiques dans leur lutte contre la pandémie – toutes influencées par le mirage d’un «retour à la normalité» qui ne correspondait ni à la vraisemblance, ni à la suite des faits.

      Il va falloir nous rendre à l’évidence. Cet épisode, peu importe son origine, est la plus grave et la plus durable crise de la santé mondiale depuis la Grippe espagnole de 1918-19, et ses effets dépassent tout ce que les efforts individuels des pays du monde peuvent faire pour la contrer. Non seulement nous oblige-t-elle à nous concerter à l’échelle de la planète, aussi bien quant aux mesures sociales de comportement à adopter qu’aux recherches et à la production de solutions médicales et pharmaceutiques qu’il faut mettre au point et distribuer dans l’ensemble du monde – peu importe la capacité de payer de chaque région –, mais il faut nous faire à l’idée que ce qu’on voyait comme une situation d’exception se transforme rapidement en réalité quotidienne à long terme.

Une Europe post-brexit fonctionnelle?

      C’est clairement une série de quiproquos et de profondes erreurs de stratégie et de communication entre le Royaume-Uni et ses partenaires de l’Union européenne qui a causé la catastrophique rupture politico-économique du Brexit entre Londres et Bruxelles. Il devrait pourtant être clair que les Britanniques, les plus anciens citoyens d’Europe ayant leur mot à dire sur leur gouvernance, n’allaient pas accepter ce qu’ils percevaient, non sans raison, comme des diktats unilatéraux d’une technocratie allogène non-élue. La pertinence des décisions n’était même pas en cause, c’est leur caractère anti-démocratique qui les rendait inacceptables.

      Que des adversaires xénophobes et réactionnaires à la participation britannique à l’EU profitent de la situation pour promovoir leur vision peu ragoûtante des choses était sans doute inévitable. Cela ne peut servir de prétexte pour excuser l’insulte faite aux fondements de la plus ancienne démocratie du continent. Et surtout, cela ne peut servir d’écran de fumée pour masquer une réalité de plus en plus visible: l’exclusion de l’Union d’un de ses partenaires essentiels, loin de résoudre les problèmes du continent, ne fait que souligner le caractère de plus en plus dysfonctionnel d’un regroupement de pays strictement fondé sur un partage très imparfait d’intérêts économiques. 

      L’absence de consensus et de vision quant à l’urgente nécessité d’apporter des ajustements parfois radicaux aux structures variées,  souvent désuètes, des États membres et de leurs relations est un autre flagrant déni de réalité, politique celui-là; il est accentué par l’incertitude qui entoure l’avenir du couple dominant franco-allemand, qui a jusqu’ici assuré une certaine continuité de pensée et de fonctionnement à l’ensemble. Et il risque de coûter cher non seulement à l’Europe, mais au reste d’un monde dans lequel elle a un rôle clef à jouer.

Djoko et les «droits» de l’élite

      L’incident en apparence unique et artificiellement médiatisé de la tentative du tennisman serbe Novak Djokovic pour participer, en dépit de toutes les règles internationales et du bien commun le plus évident aux Internationaux d’Australie est en réalité symptomatique d’un autre type de déni de réalité: la priorité absolue accordée par notre civilisation aux droits de l’individu face aux nécessités du bien commun, loin d’être une protection pour les libertés de la personne et l’égalité de tous devant la loi, constitue une dangereuse perversion de la démocratie sociale et économique qui favorise les traitements de faveur.

      En effet, ces libertés en principe universelles sont en grande partie réservées à ceux seuls qui, soit par leurs ressources financières, soit par leur pouvoir politique, soit par leur renommée populaire, peuvent se permettre de défendre et d’imposer leur «droit» personnel à se soustraire aux exigences du bien commun. Si Djokovic n’était qu’un voyageur ordinaire, ou même un sportif de niveau moyen souhaitant participer au même tournoi, non seulement il n’aurait jamais réussi à faire approuver par un tribunal l’entorse, si éphémère soit-elle, qu’il a obtenue aux lois du pays, mais le reste du monde n’en aurait même jamais entendu parler. La seule raison pour laquelle il a pu donner de la force à sa position et venir près de la faire triompher est qu’il est un membre en vue d’une petite élite de vedettes sportives – un fait rappelé de manière frappante et opportune par son rival Rafael Nadal.

      Ce constat dicté par le simple bon sens contredit directement l’argument souvent invoqué que le respect des libertés exige l’acceptation inconditionnelle et sans contre-partie d’un droit de dérogation à presque n’importe quelle obligation de sécurité ou de santé publiques. Sans doute est-il permissible de reconnaître des «accomodements raisonnables» individuels aux règles communes, mais d’une part ils doivent être sévèrement restreints à des situations qui ne mettent pas en péril d’autres individus, et d’autre part il faut que cela se fasse selon des mécanismes qui ne favorisent pas quelque élitisme que ce soit… et que ceux qui les réclament acceptent qu’il en découle pour eux certains désagréments (confinement, exclusion de certains services ou activités…).

Pensée et action

Le problème que pose l’approche «déconstructionniste» est que les outils qu’elle offre pour appréhender la réalité ont un effet néfaste et paralysant sur les efforts de gestion pratique des problèmes sociaux, politiques et économiques. En l’absence des certitudes absolues que proposaient les «grands récits» désormais disqualifiés issus du Siècle des Lumières, la prise de décision dans la vie courante ne peut se fonder sur un doute généralisé et permanent. Or celui-ci est une conséquence inéluctable d’une pensée postmoderne dont les conclusions sont prisonnières du cercle abstrait de l’analyse des idées et des tendances intellectuelles et artistiques.

En d’autres termes, dans le champ des actions concrètes, il va falloir trouver un nouveau consensus, sans doute fondé non plus sur des absolus, mais sur des niveaux élevés de vraisemblance et de probabilité, qui permette de s’entendre sur des principes et des règles pour gérer des sociétés que le brassage des populations né de la mondialisation et une nouvelle perception des besoins et des droits des minorités rendent de plus en plus hétéroclites et potentiellement conflictuelles. Les idéologies de l’avenir ne pourront sans doute pas se présenter avec le même absolutisme que celles du passé, mais nous en avons quand même besoin pour offrir des structures relativement stables à l’intérieur desquelles pourra se dérouler de manière assez harmonieuse la vie des communautés humaines.