13 décembre 2017

Facebook forever?

Je ne sais pas si c’est le cocon ouaté de la tempête qui m’inspire? Je me prends à penser que tous nos copains bien intentionnés qui critiquent férocement Facebook et les autres réseaux sociaux ne doivent jamais vivre de ces moments de convivialité spontanée, blagueuse qui renouent et renforcent nos amitiés d’un continent à l’autre. Avec Léna et Jean-Yves revenus de Martinique, Yves le Parisien maintenant de Lanaudière, Jean-Michel et Bernard de France, Luisa de Sicile vivant à Paris, Paolo l’Italien d’Espagne, Rosemary l’Américaine de Grèce, Michel le Suisse d’Alicante, Yvonne l’Anglaise des Baléares...
Rien dans l’histoire n’a jamais ouvert de tels potentiels aux échanges informels et chaleureux entre êtres humains à travers le temps et l’espace. Il serait stupide d’y renoncer sous prétexte qu’il y a des dangers et un risque réel d’exploitation. Pour moi, les «plus» l’emportent nettement sur les «moins»... et méritent qu’on y trouve des solutions.

01 décembre 2017

De Watergate au Kremlingate

L’épisode Michael Flynn me replonge dans mes souvenirs de journaliste politique. Pour avoir vécu le précédent épisode de près entre 1972 et 1974, je note plusieurs ressemblances entre l’ère Nixon et celle de Trump, mais trois différences me frappent.
a) Le Watergate ne mettait en cause que des crimes de droit commun à l’intérieur du pays; des cambriolages mal ficelés qui n’auraient jamais fait la manchette s’ils n’avaient pas eu des incidences électorales. Le coeur de l’affaire actuelle porte sur des relations illicites de haut niveau et des échanges d’information stratégique avec une puissance étrangère, potentiellement ennemie, qui risquent de déboucher sur des accusations de trahison. Donc, des méfaits infiniment plus graves même sans tenir compte des aspects électoraux.
b) À l’étape correspondante de l’enquête du Watergate, les révélations ne mettaient en cause que des personnages très périphériques au cercle restreint de la Maison blanche. Ce n’est qu’une quinzaine de mois plus tard (début 1974) que les intimes du Président ont été directement touchés par le scandale. Alors qu’aujourd’hui, les personnages impliqués depuis le début font presque tous partie de l’entourage immédiat de Donald Trump: ses conseillers séniors, son ex-directeur de campagne, deux des membres ou ex-membres de son Cabinet, son fils et son gendre.
c) Tout au long de l’enquête du Watergate, le Vice-président Gerald Ford avait gardé le plus possible ses distances par rapport à Richard Nixon, ce qui lui a permis de prendre la succession sans créer de sérieux remous après la démission du Chef d’État. L’actuel vice-président Mike Pence est directement et activement impliqué dans la défense du Président Trump et dans sa guerre contre les médias et ses accusateurs; je me demande quelle légitimité il aura pour devenir Président advenant une démission ou une destitution de son patron. À la limite, cela pourrait provoquer une crise constitutionnelle.

30 octobre 2017

WaterTrump?

Voyant ce qui se passe à Washington et les parallèles évidents avec le Watergate de Nixon en 1972-74 (que j’avais couvert étroitement, d’abord à distance, puis «en direct» dans le Beltway pendant sa phase finale), je ne puis m’empêcher de faire les réflexions suivantes:
A) Ce qu’on reproche à Trump et à son entourage est beaucoup plus grave que ce dont son prédécesseur s’était rendu coupable. L’un avait magouillé pour influencer à l’interne une élection qui était pratiquement gagnée d’avance; l’autre aurait fait appel à une puissance ennemie, la Russie de Poutine, pour subvertir la démocratie américaine afin de renverser en sa faveur le résultat d’une élection qu’il était pratiquement certain de perdre.
B) Nixon n’a jamais remis en cause la Justice des États-Unis ni tenté d’en fausser le déroulement; Trump s’en est pris systématiquement aux juges qui s’opposaient à lui et exploite tout le pouvoir de la Présidence pour empêcher le fonctionnement normal du système judiciaire.
C) Nixon a menti seulement pour se protéger et lorsqu’il était acculé dans des positions intenables; Trump ne cesse de dire des faussetés flagrantes — y compris à ses propres associés — alors même que rien ne l’y oblige, à tel point que ses intimes en viennent à douter quotidiennement de sa parole et vont chercher des confirmations même chez leurs adversaires et dans les médias qu’ils détestent.
D) Pendant toute l’enquête du Watergate, on a cru qu’il fallait trouver à tout prix le «smoking gun», le «pistolet fumant» démontrant sans le moindre doute la culpabilité du Président Nixon; dans la pratique, cela ne s’est pas produit, et Nixon a quand même été forcé de démissionner. On se pose la même question dans le cas de Trump, et à mon avis la réponse ultime sera la même: pas besoin de «smoking gun», l’accumulation des preuves circonstancielles et des témoignages concordants suffira.
E) Lorsque Nixon a congédié le procureur spécial Archibald Cox, il croyait étouffer l’enquête et le scandale, alors qu’en réalité cela n’a fait que relancer la curée contre lui. Il est de plus en plus clair que Trump envisage de suivre le même chemin face au procureur d’aujourd’hui Robert Mueller... avec probablement le même résultat.
F) La grande différence entre les deux scandales est que le système judiciaire et le Congrès de l’ère Nixon étaient beaucoup plus divisés et moins soumis à l’influence de la Présidence que ne le sont les trois majorités conservatrices actuelles au Sénat, à la Chambre et à la Cour suprême. Le danger que les contre-pouvoirs traditionnels se prêtent au jeu d’une perversion du système politique est nettement plus réel maintenant. C’est d’ailleurs ce que traduisent de nombreux appels angoissés récents à la défense du régime démocratique, des appels qui n’avaient aucun équivalent dans les années 1970.
G) En échange, la forte majorité des grands médias d’information contemporains et les organismes d’enquête sont beaucoup mieux équipés que leurs prédécesseurs d’il y a 45 ans pour rechercher la vérité des faits et la faire connaître... et ils semblent nettement plus résolus à le faire, à quelques exceptions près.
H) La naïveté coupable des Démocrates dépasse toutes les bornes. Non seulement ils ont refusé de voir à quel point leur propre candidate Hillary Clinton était peu crédible et vulnérable, non seulement ils n’ont pas admis que leurs électeurs (et une bonne partie des voteurs indépendants) étaient prêts à basculer à gauche pour Bernie Sanders — ou pour tout candidat opposé à l’establishment, mais encore ils ont sous-estimé autant la duplicité vicieuse de Donald Trump que le profond ras-le-bol d’une citoyenneté bien plus consciente que son élite de la détérioration de l’état social et économique du pays. Et rien n’indique qu’ils en sont plus conscients maintenant.
I) Enfin, connaissant le patriotisme étroit et le moralisme rigide des milieux conservateurs traditionnels américains, le fait que l’équipe de Trump se compose en bonne partie de personnages pour le moins douteux et n’ait aucun scrupule à faire appel à une puissance étrangère détestée pour parvenir à ses fins risque de jouer, à terme, contre le Président. Il suffira probablement que ce dernier trébuche une fois de trop dans ses efforts pour imposer les mesures sociales et économiques rêvées par ses partisans pour qu’il se produise dans leurs rangs déçus un retournement brusque et brutal qui pourrait le déboulonner.

11 octobre 2017

Bye, les Açores

Exquise Saõ Miguel, feuillue, moussue, envoûtée d'allées de grands arbres aux troncs lisses, bordée de bosquets fournis aux racines tordues comme des bronzes de Giacometti, explosant d'énormes boules d'hydrangées blanches, mauves, bleues, rose saumon...
Après une courte ballade à pied et en taxi il y a trois jours à Madère, nous allions faire l'impasse sur l'escale suivante de Ponta Delgada hier (après tout, une île est un peu comme une autre, non?), quand un compagnon de voyage montréalais nous a convaincus de notre erreur. «Nous, ça fait trois fois que nous venons ici, disait-il, et nous ne nous en lassons pas. Les Açores, et celle-ci en particulier, sont vraiment un monde à part. Au minimum, prenez un taxi et allez voir les Sete Cidades par les petits chemins de campagne.»
Bon, je lui devais au moins de me renseigner auprès de l'agent de tourisme qui siégeait à la réception du paquebot. La dame quinquagénaire qui m'a accueillie, entendant mon nom, s'est immédiatement adressée à moi en un excellent français et m'a offert de nous organiser une excursion privée à travers l'île pour l'après-midi. «Donnez-moi une demi-heure, je vous appelle à votre cabine.»
Si bien qu'à midi et demi, traînant presque Azur qui grognait en poussant sa marchette, je sors du Terminal maritime... et prends la mauvaise direction pour chercher en vain le chauffeur qui devait nous attendre «tout près» avec sa 4X4. Après dix minutes de marche le long des quais, il est devenu évident que nous nous étions fourvoyés. Retour sur nos pas, pour apercevoir juste à côté de l'AUTRE sortie du terminal une Toyota gris fer style jeep, vers laquelle un jeune homme à l'air dépité fonçait tête baissée. C'était bien notre guide, qui, nous ayant ratés à la première sortie, croyait que nous lui avions fait défaut et se préparait à filer.
Il était donc près de treize heures quand nous sommes sortis de la petite ville de Ponta Delgada pour grimper le long des chemins biscornus, souvent mal pavés et criblés de trous, qui serpentent à travers une des campagnes les plus luxuriantes que nous ayons jamais vues. Des champs soignés comme des pelouses de tous les tons de vert sont découpés par des murets de pierre brunâtre envahis de végétation. Ici poussent du maïs, des betteraves et autres légumes, là se dressent orangers et citronniers, et partout paissent de grasses vaches blanches et noires, autour de curieux édicules de tôle bleu clair.
«Ce sont les trayeuses, explique le guide. Le lait, la crème et le fromage sont une grosse industrie ici, et le climat doux et égal fait que les bestiaux passent leur vie au grand air, tout comme la machinerie de ferme. Quand le fermier vient matin et soir démarrer la génératrice qui alimente les machines, les vaches s'approchent et se mettent d'elles-mêmes en rang pour se faire traire, c'en est même rigolo!»
Après trois quarts d'heure de route sinueuse, tout en montées et redescentes souvent sous une voûte de verdure impénétrable, nous surplombons notre principale destination, le minuscule village de Sete Cidades, niché au creux d'une immense caldeira elle-même hérissée de sept plus petits cônes volcaniques, certains arides et d'autres abritant de ronds étangs sombres. Au centre, la curiosité majeure du lieu, deux jolis lacs séparés par un vieux pont de pierre... mais dont l'un est tout bleu, tandis que la surface de l'autre est d'un bel émeraude. Pourtant, tous deux partagent les mêmes eaux. L'explication légendaire est qu'elles proviennent des pleurs d'un couple d'amants séparés, elle aux yeux bleus, lui aux yeux verts. La réalité plus prosaïque est qu'un lac, peu profond, est tapissé d'algues vertes et entouré de collines abruptes à la végétation verdoyante qui s'y reflète, alors que l'autre, beaucoup plus creux, ne renvoie que la couleur du ciel.
Après avoir fait une partie du tour du cratère géant sur un étroit chemin bordé de deux précipices vertigineux qui donnent la frousse à Marie-José, nous descendons au rustique bistrot du village où, pour cinq euros tout compris, nous avons droit à une eau minérale, deux cafés, deux verres de porto et un bon brandy portugais. Tu parles d'un attrape-touristes! À Paris, New-York ou Londres, la seule bouteille d'eau aurait coûté ce prix-là.
Pendant la conversation entre le guide et le patron du café, j'apprends un petit bout de la mathématique des croisières. Pour une demi-journée d'excursion comme la nôtre, le service-client du navire charge à un couple 500 dollars US ou 450 euros. Il verse 200 euros à l'agence qui fournit la voiture, laquelle paie son chauffeur 80 euros. Si bien qu'en rémunérant notre guide 100 euros (la dame du tourisme local l'a contacté personnellement, sans passer par l'agence), il gagne en fait 20 euros de plus que si nous l'avions engagé par le bateau! Mais chut! Faut pas le dire...
L'autre beau côté de la chose est que, pour la première fois en deux semaines, je retrouve mon Azur de jadis avant sa chûte, la femme toujours de bonne humeur, curieuse et dynamique malgré une certaine fatigue. Et dire que la croisière s'achève...
Nous rentrons en ville, cette fois par la route principale, qui rejoint une autoroute achalandée en arrivant au bord de mer. Arrêt, qui devait être bref, dans un centre commercial pour acquérir quelques souvenirs. Je trouve sans peine le supermarché, en cinq minutes le rayon des vins et portos et celui des fromages (faut quand même tester les spécialités locales) et me présente à la caisse, derrière trois dames aux paniers peu garnis. La chance!
Tu parles! La première n'a pas trouvé exactement un produit qu'elle cherchait, il faut envoyer un commis l'échanger, et... non, c'est pas encore ça, retournez-y. Après trois aller-retours, elle découvre que son coupon-rabais n'est plus valable cette semaine, elle ne le prendra pas... et puis après tout oui. La seconde a une carte de crédit qui ne passe pas, elle doit farfouiller longuement dans son sac encombré pour trouver deux billets froissés et quelques pièces. La troisième paie par chèque, la banque refuse d'avaliser, on fait venir le gérant qui rappelle le banquier qui finit par céder après un pourparler prolongé et strident... Je sors de là épuisé et furieux après 43 minutes bien comptées à faire le pied-de-grue devant la caisse.
Sur un coup d'oeil à ma compagne, j'enjoins à regret le guide de passer outre à la visite de Ponta Delgada que nous nous étions promise. La ville en vaut pourtant la peine, avec son architecture à la portugaise de proprettes maisons souvent couvertes de tuiles vernies (toutes de gris et blanc,sans les couleurs vives de Lisbonne ou Portimao) et aux rues étroites et enchevêtrées pavées de pierres et de tuiles aux motifs géométriques frappants.
Mais tout compte fait, pour cette seule demi-journée, les Açores vont demeurer un des beaux souvenirs du voyage...


05 octobre 2017

Mauvais temps beau temps


Entre le drame de la chute douloureuse de Marie-José avant-hier et le plaisir presque coupable d'un festin portugais en banlieue de Porto ce midi, je ne sais plus quoi ressentir.
Mardi, 19h10. Je pianote sur mon iPad des échanges avec mes copains, surtout sur les suites du référendum catalan et les stupides réactions madrilènes, quand j'entends un bruit de choc et un cri «Yves!!!». Je me précipite et vois ma compagne étendue de tout son long dans le couloir qui mène à la salle de bains, le visage entièrement couvert de sang. Perte d'équilibre, suivie d'une chute incontrôlée. J'ouvre la porte de la cabine et lance un «Au secours!» à la femme de chambre Aletha, qui échappe du coup la pile de draps qu'elle porte. Elle accourt avec son adjointe, et lance un signal d'urgence sur son téléphone.
Deux minutes plus tard, arrive le médecin de bord filipino, Francisco, avec son infirmière et un des préposés aux passagers. Après un examen préliminaire un peu rassurant, nous relevons Marie-José et l'installons sur une chaise roulante qui est apparue comme par magie, pour la descendre à la petite infirmerie du pont No 4. Là, examen plus détaillé accompagné d'un épongeage prolongé de l'hémorrhagie — si vous ne le savez pas, aucune blessure ne saigne autant qu'un coup à la tête.
Suivent une douzaine de points de suture ponctués de cris (elle déteste se faire piquer), prise de sa pression, d'un échantillon sanguin, pansements un peu partout, prescriptions. Retour à la cabine et nuit plutôt mouvementée et inconfortable, tandis que le 7-Seas Navigator poursuit sa route houleuse vers l'Espagne.
Mercredi à midi pile, sitôt accostés, un taxi adapté nous amène au bel hôpital moderne perché au-dessus du port de Gijon, en Asturies. Après une assez courte attente, une dame médecin rondelette vient pour l'examiner... mais bloque tout net en voyant les papiers que je lui transmets de l'infirmerie de bord: «Où est la liste des médicaments qu'elle prend? Sans ça, je ne puis rien faire.» Du moins, c'est ce que mon espagnol rudimentaire déduit de son volubile discours, car personne sur place ne parle ni anglais ni français.
Après cinq minutes de discussion très peu polyglotte qui ne mènent clairement à rien, je tourne les talons et fonce sur la réception: «LLamame un taxi, por favor!» Par bonheur, la réceptionniste a compris et un quart d'heure plus tard, je suis de retour à l'urgence avec la précieuse liste. Il faut encore une heure pour les divers tests, scan crânien et auscultations qui, heureusement, montrent qu'il n'y a rien de grave — la pire crainte était d'un caillot dans le cerveau, comme elle en avait subi un il y a trois ans à Tahiti, qui avait résulté en une embolie pulmonaire presque mortelle un an plus tard.
La bonne nouvelle, c'est qu'elle va pouvoir poursuivre la croisière jusqu'au bout, à moins d'un retournement de situation peu probable. La mauvaise, c'est qu'elle a la tête d'un adversaire malheureux de Mohammed Ali après quinze rondes... et, vu sa coquetterie naturelle, elle n'a pas la moindre envie d'affronter ainsi déguisée nos co-voyageurs pendant les prochains jours. Cela vient encore renforcer sa récente sauvagerie instinctive, et me prive d'arguments pour m'y opposer.
Cela fait qu'hier, à Ferrol (Galice), nous passons le gros de la journée sur notre véranda à contempler une ville étonnamment pimpante sous un soleil presque printanier, au lieu d'aller tout près du port nous régaler d'une cuisine régionale renommée dans un quartier ancien d'un charme imprévu; Ferrol a la triste réputation, exacte mais bien involontaire, d'avoir donné naissance au Caudillo, le dictateur fasciste Francisco Franco.
Par chance, je me rattrappe aujourd'hui à l'escale suivante, Leixões, port de commerce de Porto — dans la marina duquel nous avions passé trois jours idylliques il y a dix ans sur le Bum Chromé, en compagnie de ma soeur Marie et de son compagnon Jean et du cousin Charles Larcher. Cette banlieue portuaire anonyme n'a rien de réjouissant, mais quelques pas hors de la gare maritime me mènent à la porte d'un trésor imprévu.
Au bord d'une ruelle du port, un bloc tout blanc flanqué d'une terrasse vitrée porte le titre «O Bem Arranjadinho» (le bel arrangement?) au-dessus d'un menu affiché assez appétissant. J'entre dans une salle presque vide, propre mais peu décorée, avec un beau vieux bar au fond (j'ai toujours eu un faible pour les bars, hein?) et une espèce de gnôme qui me rappelle de près notre copain restaurateur Mistouf de Montpellier m'interpelle en quatre langues.
Hésitant, je me laisse conduire à une table ronde nappée de blanc près de la fenêtre. La carte est assez attirante, avec une version française par surcroît. À peine assis, je fais face à une planche soutenant quatre petits bols: minuscules olives noires, salade de thon, uvas (oeufs de poisson) et pois chiches, suivie d'une corbeille de pains aussi variés que succulents. C'est l'entrée, qu'on le veuille ou non.
Parmi les plats, une morue à la crème me fait de l'oeil, que je commande sans doute à tort. Derrière moi, la salle se remplit: pas un seul touriste, mais trois ou quatre couples, deux petites familles et un groupe d'une douzaine de personnes clairement en mode «party»... et tout le monde commande la même chose — qui n'est même pas au menu. «Le spécial du jour, m'explique le gnôme, un plat régional typique.» Cela consiste en une desserte à roulette portant une gigantesque marmite remplie à plat bord d'un odorant riz aux fruits de mer, accompagnée... d'un porcelet rôti à la broche. Peu banal comme assemblage, mais tout le monde se régale visiblement. Si j'avions su. La prochaine fois...
Pas que j'aie à me plaindre. Non seulement la morue est onctueuse et pleine de saveur, mais la terrine contient de quoi nourrir une petite armée. À ma grande surprise, je me ressers deux fois, enfournant par-dessus une salade croquante à l'oignon cru et deux ou trois verres d'un vinho verde que le garçon me verse en cascade d'un mètre de haut, pour prouver que ses fines bulles ne sont pas du chiqué.
Un bon dessert de meringue au citron est suivi d'un de ces cafés à la fois lourds et fins dont les Portugais ont le secret... et surtout d'un couronnement merveilleusement étonnant: le gnôme me sort un ballon d'aguardiente de vin de porto de 30 ans d'âge, à côté duquel il place une coupelle de marrons grillés sur charbon de bois! Après un instant d'hésitation, j'en pèle un que je croque accompagné d'une lampée de conhac... et c'est l'extase totale! Le tout pour moins de 40 euros.
Je rentre à bord sur un petit nuage, retrouver Azur... qui merci au ciel se porte toujours bien.

30 septembre 2017

Frustration flamande

(Écrit lundi) Pas de chance cette semaine: je me suis étiré ou déchiré un muscle du mollet gauche en promenade à Rotterdam, le médecin me condamne à trois jours et plus de repos sans excursion. Du haut du bar Galileo, après avoir annulé in extremis la virée prévue à Bruxelles, j'ai été forcé de contempler avec dépit le superbe vieux centre-ville d'Anvers. Il y a le beffroi, la bourse, la cathédrale, les belles maisons à pignon comme dans un tableau de Vermeer... et surtout la façade presque à portée de la main du «Maritime», reconnu comme le divin temple anversois de la moule-frite-bière, où je m'étais juré d'aller faire mes dévotions ce midi. Il va falloir nous contenter de l'ordinaire de bord, avec de l'autre côté du hublot toutes ces jouissances. Merdre!
(Ajouté aujourd'hui) Même frustration le lendemain à Douvres, où nous n'aurons admiré les fameuses falaises de craie que du pont-promenade, à travers un brouillard diffus qui les a rendues encore plus blanches que nature. Moi qui m'étais juré d'aller visiter le puissant château-fort et le Prieuré en haut du cap, des merveilles que je n'avais jamais vues qu'en passant, lors de traversées de Paris à Londres en train.
Heureusement, nous nous sommes repris ensuite à Honfleur où, bravant les ordres du toubib, j'ai franchi en boitillant les 200 mètres qui séparaient notre échelle de coupée de la gare maritime. Là, un agent d'immigration (pourtant français et fonctionnaire!) dont la  barbichette frivole soulignait une gentillesse pleine d'humour a poussé la marchette d'Azur à bon port (aller-retour) jusqu'au stand de taxi voisin, où il nous a fait venir un chauffeur jovial et sa luxueuse Lexus.
Apprenant que c'était ma première visite en Normandie, celui-ci nous a pointés vers l'Absinthe, excellent restaurant en terrasse face au port; Azur s'y est délectée de délicieux rognons en crème aux fèves vertes et champignons (un genre de cuisine qu'on ne trouve jamais à bord, où les abats semblent tabous) et moi d'une somptueuse sole... de Douvres, bien sûr, mais dans une cuisson meunière raffinée dont les Anglais d'en face sont bien incapables. Ont suivi un soufflé au Grand Marnier aux airs de chapeau haut-de-forme et une petite assiette de bleu d'Auvergne, époisses, deauville et reblochon sans peur et sans reproche. Et comme je faisais remarquer au patron qu'il avait oublié d'inscrire sur l'addition la jolie bouteille de gewurstraminer, il nous a remerciés par un chaleureux calva du coin. Dont je me suis par la suite procuré une bouteille chez le premier caviste rencontré.
Le chauffeur est venu nous reprendre à la minute près, pour nous balader au tour d'un bourg de Honfleur grand comme un mouchoir de poche, mais dont le vieux port de pêche incrusté dans la ville et les petites rues tortueuses sont d'un charme fou, avec leurs façades ici de brique, là de bois plein ou de bardeaux (notamment le rustique clocher de l'église Sainte-Catherine), plus loin encore de pierre surmontée de torchis à colombages apparents et aux toits hérissés de pignons fantaisistes.
Je reviens sur la Scandinavie, la Baltique et Saint-Pétersbourg, de manière un peu paresseuse. Ce sont des pays où nous étions passés précédemment avec grand plaisir, mais où nous avions de telles attentes que la déception était sans doute inévitable. J'avais déjà arpenté à satiété les quelques rues d'Alesund à la saveur quasi-victorienne, et même si par exception la célèbre pluie de Bergen s'est fait attendre jusqu'en fin de journée, je m'y suis contenté d'une courte trotte du côté du marché aux poissons, face aux sévères façades des vieilles maisons de bois, vestiges du passé hanséatique de la ville. Ni concert de Grieg, ni téléférique cette fois-ci, et Azur est restée à bord. À Oslo, je rêvais de retourner voir le Parc Vigeland et ses centaines de nus de granit et de bronze, un de mes émerveillements de notre premier passage il y a une dizaine d'années, mais les deux heures de marche (au minimum) que cela demandait m'en ont découragé.
Des trois jours à Saint-Pétersbourg, ne ressortent qu'une très agréable promenade en bateau-mouche à travers les paisibles canaux et les bras de rivière fourmillant d'activité et une bizarrerie reconstatée: Ce n'est pas n'importe où qu'on peut prendre son petit-déjeuner face-à-face avec un sous-marin. Saint-Pétersbourg est sans doute une des seules villes au monde à offrir ce plaisir. Comme je savourais  mon café au miel et mes oeufs au miroir, juste de l'autre côté du hublot de la salle à manger du 7-Seas Navigator, un submersible noir à tourelle allongée, très style «guerre froide 1970», se prélassait au flanc d'un petit navire de guerre rouillé. Et pour ne pas être en reste, un autre sous-marin tout gris, beaucoup plus grand mais d'un genre plus ancien (tourelle à hublots et canon de pont) était amarré au bout du quai flottant où nous étions  accostés, en pleine ville! Lors de notre premier passage ici, je croyais que les sous-marins de Saint-Pétersbourg (j'en avais compté au moins cinq) étaient une bizarrerie temporaire, mais dix ans plus tard, ils y sont toujours... et je soupçonne même que certains sont les mêmes que jadis..
Riga, capitale de la Lithuanie, aura été une des belles surprises du voyage. Ne sachant comment faire venir un taxi au port de croisières, nous avons joué d'astuce en allant prendre un verre à bord d'un restaurant flottant voisin, dont le barman polyglotte et fanatique de jazz classique nous a ensuite fait venir un sympathique jeune chauffeur qui parlait un anglais fort acceptable. Paavel nous a trimballés pendant près de deux heures dans tous les coins d'une ville de taille moyenne animée et chaleureuse, à l'architecture variée (mélange étonnant de slave médiéval, de germanique de la Hanse, d'art nouveau élégant du tournant du 20e siècle, de soviétique stalinien et d'ultra-moderne), des deux côtés de la large rivière que franchissent trois ponts. Tout cela pour moins de trente euros au compteur — plus un pourboire bien mérité!
Nous avons à regret fait l'impasse sur Szczecin la Polonaise pour cause de mauvais temps et de fatigue intermittente, nous sommes contentés d'un tour de taxi dans l'allemande Bremerhaven, et nous sommes risqués dans une excursion officielle du bateau à Rotterdam. Laquelle est surtout remarquable comme exemple d'une reconstruction à peu près totale après sa destruction à 95% d'abord par les Allemands puis par les Alliés entre 1940 et 1945. Ville presque toute contemporaine, donc, où ne surgissent ici et là que quelques pâtés de maisons et quais de pêcheurs «oubliés» par les multiples bombardements. C'est justement dans un coin du pittoresque vieux port que je me suis bousillé le mollet gauche. Je me demande si ça en valait vraiment la peine!

14 septembre 2017

L'attrait des plaisirs gratuits?

Les prédictions «sérieuses», généralement faites par des experts financiers et industriels, sur les avancées des technologies et notamment de l'intelligence artificielle me paraissent constamment faussées par un défaut de vision bien plus important qu'on ne le reconnaît: celui de ne considérer comme facteurs incitatifs à l'innovation que les avantages économiques.
Ma propre expérience, et celle d'un nombre considérables de mes connaissances, y compris Steve Jobs et quelques autres innovateurs de tout premier ordre en informatique et en télématique, est qu'on sous-estime constamment l'influence du simple plaisir de créer de nouveaux mécanismes matériels ou logiciels, de défricher des territoires peu connus aux difficultés provocantes, de trouver des solutions à des problèmes d'intérêt personnel, peu importe leur faible potentiel de profit et de rendement.
Pourtant, les exemples dans ce domaine ne manquent pas. Le micro-ordinateur individuel lui-même en est un. Apple, Commodore, TRS-80, Atari, Sinclair sont apparus longtemps avant qu'on ne perçoive leur intérêt dans le monde des affaires, essentiellement à cause de la passion de leurs créateurs et alors qu'on ne leur prédisait qu'un marché marginal à titre de jouets et d'accessoires un peu exotiques. IBM elle-même, avant de se résigner à inventer le PC individuel à tout faire, avait fait de gros (et souvent vains) efforts pour utiliser cette technologie dans des machines spécialisées «rentables» comme les traitements de texte ou les caisses enregistreuses. Et elle a laissé Microsoft, Lotus, Word Perfect et cie s'emparer du marché du logiciel micro et les Dell et autres Compaq la déborder dans le domaine des matériels compatibles, croyant que ce ne serait là qu'un secteur secondaire face aux «vrais» ordinateurs.
Parallèlement, alors qu'on se lamentait du peu de progrès des applications «utiles» de l'IA (en robotique, reconnaissance des formes et de la parole, traduction automatique...), un nombre démesuré des meilleurs spécialistes internationaux du domaine planchaient nuit et jour... sur les logiciels de jeux d'échecs! Sans que ça rapporte un sou, évidemment.
Lorsque l'Internet est sorti des placards soigneusement protégés (et gouvernementaux) du complexe militaire américain pour tomber dans le domaine public, la grande majorité du développement explosif qui a suivi a été le fait de bénévoles et d'amateurs, le plus souvent issus du monde universitaire ou des mouvements sociaux et contestataires. Mes propres premiers efforts (et ceux de bien d'autres de mes amis) pour développer des marchés rentables dans l'espace virtuel ont rencontré le plus souvent le scepticisme, sinon une condescendance ironique dans les milieux d'affaires...
Fin des années 1990, le buzz dans tous les salons informatiques aux USA et en Europe était le «push», les réseaux sociaux et outils de communications interpersonnels n'étant vus que comme des curiosités à ranger pour le mieux au rayon des jeux vidéo. Les créateurs de Facebook, Google, Twitter, YouTube etc. ne crachaient certainement pas sur l'idée de réaliser des bénéfices, mais ils étaient au moins autant motivés par l'idée d'épater leurs copains et de se fabriquer les communautés virtuelles les plus gigantesques possible — peu importe que ce soit rentable ou pas.
Lorsque Steve Jobs est revenu à la charge dans le secteur des ultra-portables avec l'iPad, son objectif avoué était moins d'en faire un énorme succès commercial que de prouver qu'il avait bien eu raison une génération plus tôt avec son concept du Newton, mais que ni la technologie ni le public n'y étaient alors préparés.
Loin de moi l'idée de prétendre que l'attrait du profit ne joue aucun rôle dans les progrès techniques... mais je trouve que ces quelques exemples démontrent clairement qu'en ne se fiant que sur ce critère et négligeant le simple plaisir d'innover pour innover, on risque encore et encore de rater des occasions pourtant évidentes.

11 septembre 2017

Ballade en mer... houleuse

Arrivée cahoteuse ce midi à Helsingborg, Suède. Même protégée par un long brise-lames, la zone portuaire demeure agitée de vagues écumantes et balayée d'un fort vent. Nous accostons avec près de deux heures de retard (dû au traitement prioritaire accordé par les autorités à un cargo en difficulté) et une fois à quai, le 7-Seas Navigator demeure secoué par le ressac.
Il fait gris et pluvieux, et comme l'escale n'a rien d'exceptionnel (c'est surtout le point de jonction avec le voisin danois, Helsingbor, à 2-3 km par traversier), nous avons décidé de faire l'impasse sur les excursions du jour. D'ailleurs, depuis une bonne semaine, la croisière a pris pour nous des allures de longue ballade en mer, tout juste agrémentée de sorties rapides dans quelques ports.
À Reykjavik, Islande, un taxi d'une grande courtoisie mais à l'anglais rudimentaire (nous aurions dû choisir son collègue d'origine ghanéenne, beaucoup plus explicite) nous a fait faire un vaste tour de la ville, avec des arrêts au musée municipal, à l'immense mais austère cathédrale luthérienne de béton nu, à l'Althing, le «plus vieux parlement du monde», créé en 930, et dans un très joli parc, mais avec bien peu d'explications. J'en ai tout de même profité pour m'équiper d'un minimum de matériel de dessin (acrylique, feutres et aquarelle), qui me manquait cruellement. Trouvé pour Azur une paire de pantoufles de feutre brodées de bleu et blanc d'un confort luxurieux, je m'en veux de n'en avoir pas pris aussi pour moi.
Akureyri, le centre urbain le plus au nord du pays (tout près du cercle polaire), est une jolie petite ville de 18 000 habitants au climat assez tempéré, bien à l'abri au fond d'un fjord. Un centre-ville coquet doté de plusieurs bistrots et terrasses — chose assez rare en Islande — rayonne sur des rues assez abruptes dont les places et les trottoirs forment un extraordinaire musée en plein air de sculptures modernes de très bon niveau, où je me suis promené avec grand plaisir, seul (Azur n'était pas trop en forme) et en partie à pied.
Ballade à pied également à Torshavn, surprenante et avenante mini-«capitale» des Îles Féroé, un des trois «pays» du Royaume du Danemark. Le temps était doux, et la bière Okarra prise avec un demi-sandwich de viande de mouton sur une terrasse de vieille brasserie, excellente; d'ailleurs, nos barmen en ont fait provision sur le bateau, et plusieurs voyageurs l'ont aussitôt adoptée.
Les premières escales norvégiennes, Alesund et Bergen, que nous avions déjà visitées par le passé, étaient affectées d'un temps froid et incertain, peu propice aux sorties — nous nous sommes contentés de les contempler du haut du pont supérieur.
À Bergen, nous devions descendre à terre pour un souper de gala et un concert de piano à la résidence-musée du grand compositeur local Edvard Grieg, mais la brusque averse qui s'est abattue sur le port juste au moment de sortir nous a fait changer d'idée; dommage, car un compatriote de Gatineau qui s'y est rendu nous a dit que le concert avait été très bon et le repas succulent... et que le temps s'était amélioré pendant la soirée.
Tant pis, nous avons quand même dignement célébré le Xième anniversaire d'Azur par un souper au champagne de grande qualité au Compass Rose, la principale salle à dîner du bord. Je vous fais grâce du menu, ma soeur Marie dirait encore que c'est «à faire ch...».
Par contre, j'ai ensuite trouvé le tour de me perdre dans l'écheveau de rues tortueuses et pittoresques de Stavanger où se tenait une vigoureuse foire en plein air... et dans le fascinant dédale des étalages de Sostrene Grene, un immense bazar exotique d'accessoires et décorations domestiques qui mélange des productions artisanales locales élégantes et peu coûteuses avec des montagnes d'importations de tous les coins du monde. Je suis remonté à bord tout juste à temps pour le départ, complètement vidé par deux bonnes heures de marche.
Ce qui fait que la journée d'hier à Oslo, que nous connaissions déjà, en a été une de grand repos, autant pour cause de fatigue que d'averses brusques et violentes. Je regrette seulement de n'avoir pas pu retourner au Parc Vigeland, le quasi monstrueux chef d'oeuvre du plus grand sculpteur norvégien, qui y a semé des centaines de massives statues de granit et de bronze dépeignant pratiquement toutes les étapes et variétés de la vie et de l'expérience humaine. Nous y avions passé une bonne demi-journée à notre précédent passage, mais ce n'était pas assez pour moi.
Nous avons d'abord été soulagés de voir que le féroce ouragan Irma a dévié vers le nord, épargnant Martinique et Guadeloupe... puis atterrés des dégâts et des pertes de vie qu'il a causés à Saint-Martin, Saint-Barthélémy, Barbuda et maintenant en Floride. Décidément, la saison des tempêtes 2017 aura été une des plus dramatiques de l'histoire récente.

31 août 2017

De préhistoire en gastronomie

Le fjord que nous avons parcouru hier matin, à la pointe sud-est du Groënland, avait quelque chose d'une plongée dans la préhistoire.
Je me suis éveillé peu après huit heures, et croyant que nous étions en haute mer (pas d'escale dans la journée), j'allais me renfoncer dans mon oreiller quand une soudaine variation dans la lumière filtrant à travers les rideaux de la cabine a piqué ma curiosité. J'ai ouvert la fenêtre sur ce qui était non pas un lointain horizon marin, mais la vue toute proche d'une gigantesque falaise de rochers en camaïeux de gris et ocres, sculptés par le vent, la neige et le ressac, avec ici et là des traces de végétation poussive. Une large fente dans la montagne laissait voir au loin des pics aigus partiellement couverts de neige, entre lesquels rampait un vaste glacier bleuâtre.
Fasciné, j'ai réveillé Azur qui, après avoir grogné pour le principe, s'est dressée pour jeter un coup d'oeil... et a prestement sauté en bas du lit.
Cinq minutes plus tard, malgré le temps frisquet, nous étions assis, emmitouflés en robe de chambre, sur le balcon à contempler un spectacle d'une splendeur unique. Contrairement aux fjords norvégiens bordés de bourgs et de cultures prospères et aux canaux de l'archipel de Patagonie parsemés d'épaves de navires, marqués de bouées et dont les ravines sont souvent occupées par des villages de pêcheurs, ici on ne voit aucune trace de passage humain, comme si nous nous trouvions sur une planète hostile et inhabitée.
Les échancrures profondes succèdent aux sombres caps abrupts, avec des échappées sur des chaînes mauves de montagnes crénelées tachetées de blanc éclatant, le tout baigné par une mer calme aux tons de lapis-lazuli. De plus en plus fréquemment, nous croisons des squelettes fantastiques d'icebergs au dernier stade de la fonte, dont les formes blanches et turquoise clair font songer à des oiseaux et animaux mythiques. Dès que le soleil frappe les rochers, les coulées de neige se transforment en cascades rutilantes qui gambadent et rebondissent dans des sillons creusés presque à la verticale dans la montagne pour faire briller les grosses roches luisantes de la rive qu'elles transforment en joyaux.
Soudain, incongru dans cet univers minéral, un détour du fjord nous dévoile un minuscule village sans doute inuit: une trentaine de maisonnettes de couleurs vives nichées dans un repli de la falaise qui les surplombe, menaçante. Dix minutes plus tard, cette seule trace de vie humaine disparaît derrière nous comme si elle n'avait jamais existé.
Des deux derniers mouillages, Paamiut et Qaqortok, pas grand chose à dire: deux villages de pêche d'environ 3000 habitants aux habitations multicolores; au premier, le temps était gris et la mer maussade, peu de passagers ont pris la peine de prendre les navettes qui devaient nous amener à terre. Au large du second, il faisait plus doux et plus ensoleillé, mais après une demi-heure à flâner dans les quelques rues pentues, la plupart d'entre nous sommes retournés à bord.
Pour nous consoler hier soir, voici le menu que nous offrait le restaurant principal:

Entrées:
Caviar sibérien
Tempura d'avocat avec aioli
Consommé célestine
Crème de champignons rôtis aux truffes
Jardinière de petits légumes verts, vinaigrette à la moutarde

Pâtes:
Capellini alla emilio (tomates, artichauts, mozzarella)
Risotto de homard au vin blanc persillé

Plats:
Cannelloni aux épinards et ricotta grattinés
Filet de perche rôti, spaghetti en bouillon aux noisettes
Boeuf wellington en feuilleté avec duxelles de champignons, sauce au shiraz, pommes fondantes
Poitrine de poulet en croûte de parmesan, farcie d'ail caramélisé sur capellini au coulis de tomates
Homard thermidor de Floride (langouste), riz au jasmin

Desserts:
Fromages: manchego, bleu danois, camembert, gruyère, provolone
Sorbet: champagne et cointreau, yogourt glacé au citron
Glaces: coco, dulce de leche, vanille, chocolat, fraise, mangue
Bombe alaska glacée, sauce à la framboise
Volcan de chocolat de Papouasie, lave de fruit de la passion
Tartelette au citron, crème de pistaches

Ça se passe de commentaires...

29 août 2017

C'est reparti

(Écrit dimanche matin) J'ai attendu quelques jours que la croisière se mette vraiment en marche pour en parler. Je profite donc du temps frais et gris ce matin au large de Paamiut, Groënland, pour me reprendre.
Nous avions raté le départ «officiel» à Montréal le 18 août pour un petit problème de santé. Heureusement, les effort combinés d'Évelyne, le médecin d'Azur, du pharmacien du rez-de-chaussée et surtout de notre agente de voyage Antonella, nous ont sauvé la mise, au prix d'une galopade assez épuisante.
En effet, il a fallu aller courir après notre paquebot, le 7-Seas Navigator de Regent Cruise Lines, pour le rattraper cinq jours plus tard au port de Saint-Jean, Terre-Neuve. Heureusement, le trajet en avion s'est bien passé, malgré la quantité de bagages à charrier (nous partions pour deux mois), et le temps à Terre-Neuve mercredi soir était étonnamment beau et doux.
Une fois installés au Newfoundland Sheraton — qui n'a rien à voir avec son homonyme édouardien que j'avais fréquenté dans les années 70-80 —, nous sommes ressortis sur Duckworth, une des deux rues qui longent le spectaculaire port de pêche, prendre un succulent souper de fruits de mer au Saltwater, un nouveau restaurant de qualité mais sans prétention, à la clientèle aussi jeune et animée que le personnel. Hélas, la fatigue et le manque d'appétit nous ont empêchés de faire honneur à des portions aussi gargantuesques que savoureuses de moules, de salade de crabe et de plateaux de coquillages variés. Pas de homard, malheureusement, la courte saison étant déjà terminée.
Au lever jeudi peu après 10 heures, notre fenêtre du 6e étage ouvrait sur un brillant soleil éclairant les activités du port où j'apercevais tout juste le nez blanc de notre navire. Un sympathique chauffeur de taxi marocain nous a baladés pendant une bonne demi-heure à travers le petit centre-ville coloré et sur les rives du havre tout en longueur, bordé de collines abruptes et protégé de la houle atlantique par un sévère goulot d'entrée serré entre deux caps.
J'ai depuis longtemps une attirance particulière pour le port de Saint-Jean, toujours grouillant de cargos et de chalutiers venus de tous les coins du monde, et ceinturé de bars et de bistrots bourrés de marins et de pêcheurs costauds parlant toutes les langues imaginables.
Pour finir, le taxi a grimpé Signal Hill et traversé le quartier typique de Battery, accroché au flanc d'un des promontoires qui gardent la sortie du port, pour s'arrêter à côté de la Tour Marconi, d'où en saison (juin et début juillet) on peut voir défiler à quelques kilomètres au large des troupeaux d'icebergs scintillants de toutes les tailles et de toutes les formes. C'est aussi de là que l'inventeur Marconi avait échangé les premiers signaux de radio sans fil avec l'Europe il y a une centaine d'années, inaugurant l'ère des communications modernes.
En début d'après-midi, nous nous sommes finalement embarqués sans trop de problèmes, et avons pu nous installer dans la mini-suite à balcon qui sera notre résidence jusqu'à la mi-octobre. Le Navigator est un petit paquebot qui prend moins de 500 passagers, mais dans un luxe impressionnant. Quatre restaurants, une demi-douzaine de bars dont un grand cabaret à spectacle, piscine, mini-casino, spa, boutiques...
Nous avons raté les premières escales, Québec, Saguenay, Charlottetown, sans trop de regret, sauf pour les îles françaises caillouteuses de Saint-Pierre et Miquelon, qu'Azur n'a jamais vues et où je n'ai pas remis les pieds depuis plus de 50 ans — et dont je ne garde pratiquement aucun souvenir, pour cause: j'étais avec deux copains chansonniers, aussi bohèmes que moi, et au premier bistrot que nous avons rencontré, nous avons découvert qu'un cognac pris au comptoir coûtait à peine la moitié du prix d'un café! Je vous laisse imaginer le reste du séjour.
Au coucher de soleil, le Navigator a appareillé, se glissant entre les deux lèvres escarpées et rocailleuses qui ferment le port pour mettre cap au nord, sur une mer grise et plutôt agitée qui allait nous secouer pendant deux jours et trois nuits.
C'est donc avec une plaisante surprise que dimanche matin, ouvrant les rideaux de la cabine, j'ai pu admirer la vue de Nuuk, «capitale» du Groënland, sous un clair soleil qui faisait miroiter une mer d'un calme plat, à peine égratignée par les sillages entrecroisés des nombreux speedboats et bateaux de pêche en goguette qui zigzaguaient au large de la côte.
Nuuk, avec ses 16 000 habitants, est à peine plus qu'un gros village de pêche dont les deux quartiers de petites maisons traditionnelles de toutes les couleurs sont bizarrement séparés par une douzaine de blocs d'habitation de béton gris reliés par des passerelles, qui font vaguement penser au style de Le Corbusier à son plus utilitairement austère. Derrière se dressent d'abord des collines dénudées, et un peu plus loin de spectaculaires pics tachetés de neiges éternelles.
Le passage probablement inhabituel d'un paquebot de luxe attise visiblement l'intérêt des habitants, un mélange de danois blonds et d'inuits sombres aux yeux bridés; la plupart des embarcations qui nous croisent ou nous longent ralentissent brusquement et leurs occupants nous fixent avec une curiosité marquée. Les plus insistants sont un groupe de kayakeurs (sans doute membres d'un club) qui passent un bon quart d'heure à tourner autour de nous, faisant ici et là quelques acrobaties pour attirer notre attention. Le tout dans un climat hospitalier et bon enfant.

21 août 2017

Le vent tourne?

Hier matin, je zappais entre les revues de la semaine politique du dimanche sur les chaînes américaines, et pour la première fois, j'ai senti émerger une prise de conscience collective que l'élection de Trump était une erreur monstrueuse — l'homme n'a pas l'étoffe d'un Président. Et ça, même dans les commentaires de ses propres partisans.
C'est encore hésitant, mais je le comprends: l'admettre implique pour eux le pas suivant qui est dur à franchir: «Quoi faire pour corriger ça?»

17 août 2017

Le bonheur d'un pays sans foi ni loi

Cela m'est venu tout d'un coup, assis à un terrasse de l'Est de Montréal, en dégustant un surf'n turf (merci, le Vieux Duluth): Le Québec est un pays paisible, différent du reste de l'Amérique du Nord — et probablement du reste de l'Occident -— pour la plus simple des raisons: parce qu'il est un pays littéralement sans foi ni loi. 
Sans foi parce que miraculeusement, quelque part dans les années 1960, nous avons jeté par-dessus les moulins la gourme de notre hypocrisie catholique pour accorder une confiance sans doute un peu exagérée à une morale personnelle dictée par nul crédo descendu du ciel, mais fondée sur la solidarité bien terrienne que nous avait imposée la colonisation d'un territoire hostile. Et non seulement cette expérience nous a divorcés de la «foi de nos père», elle nous a rendus profondément sceptiques à l'égard de toutes les autres. C'est d'ailleurs là, bien plus que dans de supposées xénophobie ou islamophobie, qu'il faut chercher surtout la cause de notre malaise face à la volonté de nos musulmans (et de nos juifs) de s'afficher publiquement comme tels.
Nous sommes sans loi parce que toutes nos lois pendant des siècles nous ont été imposées de l'extérieur, que ce soit de Versailles, de Londres, d'Ottawa ou d'une élite locale qui pactisait avec l'«Anglais», qu'il soit d'ici ou d'ailleurs; donc, notre respect pour les règles qui nous régissent est pour le moins conditionnel et sujet à révision. Et je suis convaincu que pour notre démocratie et notre capacité de vivre ensemble notre diversité, c'est tant mieux.
J'ajoute une précision que m'inspire une discussion sur le sujet avec ma soeur Marie. Notre méfiance envers la loi, curieusement, ne s'accompagne pas d'un rejet de l'État (comme celui de nombreux Américains, par exemple). Tout en refusant d'obéir aveuglément aux règles venues d'en haut, nous acceptons la pertinence et la nécessité d'une autorité qui incarne la collectivité et le bien commun. Laïque, frondeur mais solidaire me paraissent trois traits marquants du «modèle québécois» issu de la Révolution tranquille...

02 août 2017

Un survol miraculeux

À 12 000 mètres d'altitude dans un Airbus, j'écoute Monk égrener les 10 minutes de «Functional» sur le disque Thelonious-Coltrane (1962?) et c'est magique, l'essence même de ce sortilège qu'est la musique. On entend presque Coltrane, silencieux et pourtant très présent dans le studio, mais bouche bée, qui pense «Mais comment je vais intervenir là-dedans?» et qui décide: «Pas touche. On écoute.» Deux génies à l'oeuvre avec pour fond de scène les noires montagnes et les côtes ciselées du Groënland, écharpées de glaciers éclatants, qui filent sous nos ailes.
Voyage de retour un peu échevelé grâce surtout à la grande pagaille de la SNCF, qui a démarré il y a trois jours à la Gare Montparnasse et qui au lieu de se corriger contamine maintenant tout le réseau, TGV compris. Pour faire court, notre trajet de train Montpellier-Charles-de-Gaulle 2 a pris plus de cinq heures, au lieu de moins de quatre, et le personnel d'assistance à la mobilité réduite, habituellement serviable et sympa, était sur les dents, grognon et inefficace.
À Montpellier il a fallu monter à bord avec nos bagages par nos propres moyens, à CDG le jeune homme qui nous attendait n'avait pas de fauteuil roulant, et le bureau d'aide auquel il nous a envoyés nous a refoulés d'un bref «Au moins 3/4 d'heure d'attente»... alors que notre avion décollait tout juste une heure plus tard! La préposée d'un autre bureau un peu plus loin a choisi de répondre en priorité à un type grossier qui a profité de ma lenteur pour me couper, et elle a eu le culot de m'engueuler parce que je protestais.
Le ton a monté, et un miracle s'est produit. Un jeune Guadeloupéen des services d'entretien m'a entendu et s'est approché: «Non, on ne traite pas les voyageurs comme ça». Il a pris les choses en main, abandonnant sa tâche pour dénicher à Azur un fauteuil roulant de première classe, et à moi un chariot à bagages, avant de nous entraîner au pas de course à travers les aérogares 2E, 2C et 2A.
«Ça ne sert à rien, a-t-il pourtant commenté; les enregistrements sont fermés une heure avant le départ, même si le personnel d'Air Canada est encore au comptoir, ils ne vont pas vous prendre.» Mais nous avons persisté, jusqu'à un second miracle: la directrice du comptoir était en train de fermer les ordis quand elle nous a vus arriver avec tout juste 25 minutes de jeu. «Désolée, c'est trop tard», a-t-elle d'abord dit, puis, consultant du regard la dernière préposée encore sur place, elle a changé d'idée: «Appelle l'avion et demande-leur.»
Cinq minutes plus tard, l'ordi rallumé et les bagages enregistrés en catastrophe, nous galopions de nouveau vers la police des frontières (expéditive) puis les barrières de sécurité, où le personnel averti au téléphone s'est montré d'une spectaculaire gentillesse. Nous sommes enfin montés à bord trois minutes exactement avant l'heure programmée du départ — non sans avoir entendu au moins trois fois les haut-parleurs tonitruer dans tout l'aéroport «Dernier appel! Dernier appel! Les passagers Azur et Leclerc doivent se présenter de toute urgence à la porte A38...»
Et c'est comme ça que, miraculeusement, j'ai pu écouter Thelonious me pianoter «Functional» au-dessus du paysage fantasque du Groënland.
Grand merci à la Guadeloupe et aux gens d'Air Canada... et au diable la SNCF!

20 juillet 2017

Plus français que ça...

(Repris de vendredi dernier:) Je regarde sur France-2 le Tour de France s'égailler dans les lacets des Pyrénées, tout en buvant une Suze et grignotant un saucisson sec d'Auvergne. Les portes sont grandes ouvertes sur ma terrasse donnant au loin sur le Mont Saint-Clair, cher à Brassens, qui vibre sous un soleil de canicule heureusement tempéré par un souffle de mistral et traversé par la stridence des cigales... Que demander de plus?
Et ça me fait penser à Mauriac — pourtant pas un de mes poètes favoris, mais:
«Aux jours où la chaleur arrêtait toute vie,
Quand le soleil, sur les labours exténués,
Pressait contre son coeur le vignoble muet,
A l’heure où des faucheurs l’armée anéantie
Écrasait l’herbe sous des corps crucifiés, —
Seul debout, en ces jours de feu et de poussière,
En face du sommeil accablé de la terre,
Assourdi par le cri des cigales sans nombre,
Je cherchais votre coeur, comme je cherchais l’ombre.» 
Chanté par Gréco, c'est mieux encore.
(Ce matin:) Nous retrouvons graduellement le rythme de vie languedocien, une sorte de farniente actif: rien de spécial à faire, mais le train-train quotidien nous oblige à bouger pour aller au marché, manger à une terrasse, retrouver des copains pas vus depuis un an... La chaleur intense a posé problème pendant quelques jours, mais depuis le week-end la température est plus modérée même au grand soleil (300 jours par an ici).
La disparition de Max Gallo me fait un petit chagrin, sans plus. Il était sympathique et d'une scrupuleuse politesse lorsque nous nous étions croisés dans un Salon du Livre (Paris?), mais ses grosses briques historiques (j'ai son De Gaulle devant le nez) me laissaient un peu indifférent, tout comme le foisonnement de «la Baie des Anges» et son parcours politique m'énervait souvent. Par contre, le modeste — en apparence — «Que sont les siècles pour la mer» m'avait enchanté il y a bientôt 40 ans, avec son ample fresque méditerranéenne curieusement peuplée uniquement de petites gens. C'est le meilleur souvenir que je garde de lui.

11 juillet 2017

En grand deuil!

Serge Legagneur. Un puissant rayon de soleil haïtien qui depuis 1965 ouvrait la littérature et la pensée québécoise de la Révolution tranquille au reste d'un monde francophone et bigarré. 
Un discret omniprésent et extraverti, un imperturbable ultra-sensible et ultra-chaleureux qui a enchanté nos nuits du Perchoir d'Haïti et de l'Assoç Espanola de sa poésie un peu mystérieuse, en même temps sévère et charmeuse, un éternel ami trop rarement revu — nous nous étions pourtant juré au téléphone, en début d'année, des retrouvailles fastueuses cet automne à notre retour. 
"Si l'un d'entre eux manquait à bord, (...) Jamais son trou dans l'eau ne se refermait", disait Brassens. Le trou que laisse Serge dans le sillage du Bum chromé où nous voguions au large de la Martinique pendant que le cancer l'emportait à Montréal est immense. Et je pleure.
Cette nouvelle, relayée avec un peu de retard par ma soeur Marie à partir d'un bel article du Devoir, a assombri un retour plaisant mais  un peu difficile des Antilles à Montpellier, où nous attendait un appartement chaudement ensoleillé et propret, grâce aux soins de la chère Ingrid Segura.
La phlébite dont Azur se croyait débarrassée à Montréal a semblé refaire des siennes sous le climat tropical à la fois humide et torride du début de la saison des tempêtes; sa jambe gauche se remet à enfler et manque de force. Heureusement, nous retrouvons près de notre second chez-nous Manuel, le sympathique médecin montpelliérain de l'amie Denise Boucher, qui saura bien trouver le remède approprié.
La fin du séjour en Martinique s'est plutôt bien passée, les cousins et amis Raphaëlle et Charles Larcher sont d'abord venus déguster à bord du Bum Chromé, dans la Petite Anse d'Arlet, le court-bouillon final du quasi monstrueux barracuda pêché deux jours plus tôt; puis, l'avant-veille du départ, ils nous ont emmenés au Diamant, le village natal d'Azur, qui tient toujours à passer au cimetière où sont enterrés sa grand-mère Cécé et une bonne partie de sa parenté. Visite couronnée par un dîner antillais (féroce de hareng, petits pâtés et colombo de poisson) concocté par Raphaëlle et épicé d'un vif débat politique avec leurs copains Marlène et Yves, sur leur délicieuse terrasse qui surplombe toute la plage diamantinoise.
Le vol de nuit du Lamentin à Paris sur Air Caraïbes (bon menu conçu par notre ami Jean-Charles Brédas) s'est très bien déroulé, grâce notamment à un exemplaire service d'assistance à l'embarquement/débarquement, mais c'est au matin à Orly que ça s'est gâté: pas d'accès à un salle d'attente, seulement un buffet médiocre surachalandé de familles en bruyant et remuant départ de vacances... et par surcroît la navette pour Montpellier avait pas mal de retard. Cela a étiré à six longues heures un hiatus que nous trouvions déjà interminable entre les deux vols, jusqu'à la grimpette des hautes marches de l'escalier depuis le tarmac vers un Bombardier étroit et congestionné.
Pas un bon plan, ce tout-en-avion. La prochaine fois, on revient finir le trajet en confortable et presque toujours ponctuel TGV.

30 juin 2017

Barracuda en barbecue

Il fait un temps idéal pour une balade en mer au large de la Martinique, sans doute, mais à moteur! Pour la voile, «pétole» comme disent les marins d'ici: pas un souffle de vent dans un ciel où flânent quelques touffes d'ouate, sur une mer d'huile à peine ondulée d'une houle que la météo mesure généreusement à 20-40 cm; le gennaker habituellement fier et bombé pendait tout flasque au grand mât, il a fallu l'enrouler. Nos deux diesels Volvo neufs ronronnent, pépères, à six noeuds de vitesse, en arrière-plan du nouveau disque de Michel Robidoux dont j'ai écrit une des chansons.
Tout à coup, en tournant péniblement la pointe du Carbet pour mettre le cap vers un Saint-Pierre écrasé de soleil malgré les éternelles nuées qui panachent la Montagne Pelée, un brusque sifflement trahit le raidissement de la ligne de pêche qui traîne loin derrière le Bum Chromé. «Poisson!» hurlent en coeur nos deux équipiers. Comme tout bon marin antillais, le capitaine Marco et son second Charles dit Twiggy lâchent tout ce qu'ils sont en train de faire et foncent sur la canne fixée au garde-fou arrière, laissant le bateau se débrouiller comme il le pourra. Entre la passion de la pêche et la sécurité en mer, on sait qui va gagner à tout coup. À leur décharge, ils savent que je suis là pour mettre la main sur la barre au besoin et zigzaguer entre les bouées quasi invisibles marquant les casiers de pêcheurs et celles, plus costaudes, qui coiffent quelques épaves coulées lors de la tragédie de 1902. Ce qui ne m'empêche pas de tourner souvent les yeux vers ce qui se passe sur la jupe tribord arrière.
Il est vite évident que notre visiteur et éventuelle prise est tout autre chose que les habituels thazard ou daurade plutôt résignés. Ce qui tend la ligne à sa limite plus de cent mètres derrière nous se débat avec une férocité qui le fait jailler par moments à près d'un mètre au-dessus de l'eau, la queue vigoureusement arquée dans un fouettement d'écume. Même Azur, peu portée sur la pêche, suit la bataille de près.
Il faut pas loin d'un quart d'heure pour fatiguer la bête, avec la peur constante de la voir casser la ligne et s'échapper, et pour l'amener à portée de la gaffe de Twiggy tandis que Marc active avec force le moulinet; une dizaine de solides coups de maillet suffisent à peine à l'étourdir une fois hâlée sur la jupe arrière puis sur le sol du cockpit.
Avec jubilation, nous contemplons le fruit de nos efforts, un superbe barracuda qui fait sans doute un mètre cinquante et une douzaine de kilos; il a une tête étroite mais plus longue et plus haute que ma main, trouée de deux yeux noirs de la taille d'une pièce d'un euro et fendue d'une vaste gueule portant une dizaine de crocs bien pointus.
Aussitôt, le programme que nous avions fixé pour le reste de la journée prend le bord et le plancher prend des airs d'étal de poissonnier, inondé de sang et semé d'écailles translucides et luisantes. Il est vite apparent que notre capture dépasse la capacité même des plus gargantuesques de nos appétits et qu'il faut penser à la partager en trois ou quatre repas. En combien de pièces la débiter, et de quelle épaisseur? On fait quoi de la tête et de la queue? Cuisson en blaff épicé, en court-bouillon classique ou barbecue sur charbon de bois avec sauce piquante?
Après un débat acharné, nous convenons qu'une chair si fraîche mérite les honneurs de la grillade la plus immédiate; d'autres formules culinaires suivront les prochains jours. Sitôt à quai, Twiggy et moi nous précipitons vers le marché voisin pour nous procurer les condiments et accompagnements appropriés — nous savons d'expérience que les maraîchers, fruitiers, épiciers et bouchers saint-pierrais ont tendance à ranger leurs étalages dès la grosse chaleur du midi arrivée. Nous survenons juste à temps: à peine avons-nous acquis les portions d'accras de morue, légumes créoles, oignons pays et piments requis, ils sont déjà en train de fermer boutique.
Pendant notre absence, le skipper a passé le plancher du cockpit à la grande eau et mis en marche l'allumage du barbecue au charbon de bois. C'est finalement peu après 14 heures que nous pouvons nous mettre à table devant le plus appétissant des menus: des accras arrosés de ti'punch ou de porto blanc, puis une montagne de darnes de barracuda dorées à point, accompagnées d'une sauce bien piquante, d'une purée parfumée à l'oignon vert, de lentilles et d'une salade laitue-tomates. Sans compter un petit rosé de Saint-Tropez venu échouer, qui sait par quel hasard, dans un marché de la Caraïbe.
C'est seulement huit jours après notre arrivée de Montréal au Marin que nous avons pris la mer, presque contraints et forcés: en fin de semaine dernière, le cadet des frères Jean-Joseph, patrons de la Marina, est venu nous avertir que plusieurs des pontons du port de plaisance, dont le nôtre, seraient bouclés pendant deux jours ce week-end à cause d'un grand concert (payant) des musiciens du mythique groupe Kassav. Il nous donnait le choix de partir nous balader ailleurs, ou de transférer temporairement notre résidence flottante vers un autre amarrage, plus éloigné et moins confortable.
Nous avons donc quitté le port mardi trois jours après la Saint-Jean, avec notre équipage habituel. Ne sachant pas trop comment notre santé allait répondre au changement assez brusque de régime de vie (Azur relevant d'une phlébite qui la laissait plutôt flageollante sur ses jambes et moi d'une opération de la cataracte sans compter de nouvelles douleurs d'arthrose au bas du dos), nous avons choisi de ne pas nous aventurer au grand large, malgré une grosse envie de revisiter les Grenadines au sud, mais de nous contenter de cinq jours d'un nonchalant cabotage en suivant la Côte Caraïbe de l'île.
Première étape agréable et sans histoire, la transversale tout au long de la façade sud de la Martinique, du cul-de-sac du Marin au Rocher du Diamant, par beau temps et vent arrière, puis la brève remontée jusqu'à la plus petite et la plus pittoresque des Anses d'Arlet. Quatre heures de plaisir facile, le temps de retrouver le pied marin et de renouer avec le rythme bien particulier de la vie sur un voilier — que nous avions quitté, il faut le rappeler, il y a presque un an et demi.
Là, comme nous n'arrivions pas à joindre les amis du Diamant qui devaient venir nous chercher au quai pour permettre à Azur son habituel pélerinage sur le tombeau familial du cimetière local, nous avons décidé de nous contenter d'une trempette dans l'eau vert pastel sur fond de sable blond de la plage puis de nous prélasser à bord, en nous contentant d'un repas (plutôt médiocre, hélas) que nous sommes allés chercher dans un restaurant du bourg voisin.
Doux et mélancolique souvenir, c'est sur cette même plage — qui n'a pas changé d'un iota — qu'il y a quarante ans nous avions terminé une soirée mémorable avec Gilles Vigneault et notre vieux copain un peu pirate, Jean-Marie Deschamps, aujourd'hui disparu. Ce dernier avait ouvert dans les collines derrière le village un bar-restaurant, le California Saloon, qui connaissait un vif succès. En allant l'y retrouver, j'ai croisé Claude Fleury, l'alors incontournable secrétaire de Vigneault: «Leclerc? Quoi qu'a fait là?» - «Et toi? Es-tu ici avec Gilles?» Il s'est avéré que oui: Vigneault était en vacances avec sa femme Alison et leurs jeunes enfants dans une villa louée aux Trois-Îlets voisins.
Illico, nous avons pris rendez-vous pour nous retrouver au souper chez Deschamps, où la maîtresse de maison Véronique (que nous avions présentée à son mari quelques années plus tôt à Montréal) nous a concocté un véritable banquet à la créole, somptueusement arrosé. Alison et les enfants étant rentrés se coucher, nous avons continué avec Vigneault une de ces longues conversations à bâtons rompus dans lesquelles il brille de tous ses feux et dont j'avais l'habitude depuis nos premières rencontres à Québec quand j'étais étudiant et lui, prof de collège. Inévitablement, ça s'est complété sous les étoiles passé minuit, tous assis à l'indienne sur le sable de la Petite Anse, la plupart du temps avec une bouteille de vieux rhum entre les jambes et une chanson québécoise aux lèvres... Mais revenons au temps présent.
Le lendemain mercredi, nous avons levé l'ancre un peu tard pour la courte étape jusqu'aux Trois-Îlets. L'idée était de flâner en route, explorant les jolies criques (Anse noire, Anse blanche) qui creusent la côte et le voisinage de l'Îlet Ramier, lieu fameux de plongée et rendez-vous des dauphins et des baleines. Mais le temps a refusé de coopérer, ne nous offrant qu'une série quasi ininterrompue d'averses parfois violentes, parfois plus calmes mais d'une densité bien tropicale. Pour «admirer» le paysage filtré par un rideau gris de pluie, pas d'autre choix qu'en maillot de bain, frissonnant sur le skybridge mal protégé, ou à l'abri du cockpit avec ses rideaux semi-transparents plastifiés.
La météo a aussi contribué à bloquer le reste du programme de la journée, qui consistait à nous délecter d'un repas gastronomique dans un des bons restos du quartier touristique, de préférence en compagnie du couple antillais-québécois Léna et Jean-Marie, qui habitent tout près à l'Anse-à-l'Âne. Pour le resto, il a fallu nous contenter du Bodlamer, table de l'hôtel Bambou qui a l'avantage d'être située à quelques pas du quai, mais dont la qualité a pâti depuis notre dernier passage il y a deux ou trois ans. De plus, Léna et Jean-Yves étaient au boulot dans la journée, et le soir hésitaient à braver le mauvais temps pour nous retrouver à bord, d'autant plus qu'ils en sont aux dernières étapes des préparatifs d'un prochain déménagement définitif de la Martinique au Québec. Rencontre donc remise.
Heureusement, jeudi matin s'est levé dans les roses et les oranges d'une aube radieuse, reflétés par une mer calme comme le proverbial miroir. Même sans vent, l'étape vers Saint-Pierre s'est déroulée dans la plus grande bonne humeur, pour atteindre son sommet dans la pêche au barracuda décrite ci-dessus...
En passant, nos inquiétudes sur la santé étaient vaines: les yeux ex-cataractés protégés par des lunettes de soleil adéquates se portent très bien et dans le jour, les plaisirs actifs de la voile tendent à me faire oublier le mal de dos; quant à Azur, l'air de la mer et le soleil-pays lui font retrouver une rassurante seconde jeunesse — même si dans ses moments de grogne, elle s'en défend, car elle adore qu'on la soigne aux petits oignons!

16 mai 2017

Plein emploi, piège à c...

La Révolution de l'information et le dérèglement de l'environnement sont deux phénomènes récents dont les implications économiques sont évidentes, mais qui étaient totalement inconnus et imprévisibles de la fin du 18e siècle au début du 20e, à l'époque où s'est développée la théorie «classique» qui est la pierre d'assise du capitalisme contemporain. 
La première a un impact important sur la production et la distribution des biens et donc sur l'emploi, le second pose dans des conditions nouvelles et urgentes la question de l'exploitation des ressources naturelles et de la croissance industrielle continue. 
Parmi plusieurs effets malsains de notre mauvaise gestion publique (partiellement due à l'ignorance) de ces deux domaines, je porte à votre attention ce paradoxe jamais mentionné bien qu'il soit absolument évident: bien qu'alliés en principe et en fait, la classe politique et les gens d'affaires poursuivent des objectifs diamétralement opposés dans la gestion de la main d'oeuvre. 
Alors que nos élus même les plus libéraux et les plus favorables à l'entreprise s'acharnent à atteindre le plein emploi et clament sa nécessité, leurs amis dans le secteur privé ne sont vraiment heureux que quand ils peuvent congédier à pleins bords au nom de l'efficacité économique; à peu près le seul cas où ils se réjouissent d'embaucher est lorsque cela s'accompagne de subventions publiques ou d'allègements fiscaux. 
Bien que ça me coûte de l'admettre, il est clair que là-dessus, ce sont les employeurs qui ont raison: se débarrasser d'un tas de boulots salissants, souvent mal payés et socialement avilissants ne peut être qu'une bonne chose. Nos grands politiques feraient mieux d'oublier le mirage du chômage à 3%, de réorienter nos économies pour faire plus avec moins de travailleurs… et de convaincre leurs associés du privé de réinvestir une partie de leurs bénéfices ainsi accrus dans des formules permettant aux heureux affranchis de l'esclavage du travail de vivre convenablement... et de consommer.

25 avril 2017

Contre qui ou quoi voter?

Emmanuel Macron affirme haut et fort qu'il veut qu'on vote «pour lui et pour son projet», non contre Marine Le Pen. Je respecterai rigoureusement son voeu, je ne voterai pas contre Marine Le Pen, je voterai sur la base d'un projet. Mais je ne voterai pas pour le projet d'Emmanuel Macron, dans lequel je ne me reconnais en rien. 
Dans mon cas, et dans le cas de millions de gens qui souhaitent un vrai changement, non un retour encore plus agressif vers un libéralisme qu'il présente en France comme une innovation mais qui est plutôt une vieille recette des années 1980 en fin de course dans la plus grande partie du monde, il n'en est pas question. 
Dans mon cas et dans celui de millions de gens qui croient que l'avenir de la planète et de ses habitants est plus important que celui des banques et des grandes entreprises prédatrices et qu'il y a une différence fondamentale entre les deux, il n'en est pas question. 
Dans mon cas et dans celui de millions de gens qui comprennent que face au double défi de l'écologie et de l'automatisation du travail, le plein emploi n'est qu'un dangereux miroir aux alouettes et qu'il faut s'attaquer en priorité à la tâche colossale de faire vivre dignement une forte minorité ou même une majorité de chômeurs permanents, il n'en est pas question. 
Dans mon cas et dans celui de millions de gens qui croient que le citoyen d'aujourd'hui, instruit et informé, est capable de choisir son propre destin sans qu'il lui soit dicté par les «consignes de vote» d'une élite prétentieuse et anachronique, il n'en est pas question. 
Dans mon cas et dans celui de millions de gens qui croient que l'Europe dictatoriale et fonctionnarisée telle que la conçoivent Emmanuel Macron et Angela Merkel court à sa perte, il n'en est pas question.
Je voterai blanc et je soupçonne que nous serons des millions à le faire.

Yves Leclerc

24 avril 2017

Le bébé avec l'eau du bain?

Une chose m'inquiète dans cette folle frénésie du tout-sauf-Marine universel et bien pensant. C'est très joli de charger Mme Le Pen de tous les péchés d'Israël (sans compter Attila, Hitler, Daech et quelques autres), mais on ne va pas me faire croire que l'électorat FN est entièrement composé de 7 millions et plus de racistes xénophobes anti-européens bouchés par les deux bouts. Holà. 
On est en train d'évacuer presto les préoccupations, les peurs, les inquiétudes souvent compréhensibles et justifiées d'une masse importante de gens qui, même s'ils font fausse route, sont des citoyens français et européens parfaitement légitimes et, par la même occasion, on jette par-dessus bord tout effort pour les comprendre et tenter d'y répondre. 
Les solutions des frontistes ne tiennent pas la route c'est vrai; mais de l'autre côté, tout le programme de Macron est construit pour plaire aux banquiers et aux boursicoteurs tout en somniférisant les classes moyennes et en séduisant les intellectuels par ses tours de passe-passe idéologiques et son vocabulaire à saveur techno pseudo-innovant. 
Rien là-dedans pour les ouvriers, les retraités pauvres, les intérimaires, les chômeurs de longue durée – sauf la dangereuse illusion d'un retour du plein emploi. Rien sur la collision imminente entre écologie et technologies et leur effet probablement dramatique sur la main d'oeuvre, rien sur le cul-de-sac où s'enfonce l'Europe de l'après-brexit. Rien que des certitudes arrogantes vêtues en habit de soirée; pas le moindre questionnement, la moindre incertitude, rien que la prétentieuse assurance que la seule solution est une dose encore plus forte et indigeste de ce qui n'a pas marché depuis dix ans, une sorte d'hyper-hollandisme pimenté d'un peu de sarkozysme servi «à la moderne». 
Et on voudrait que je m'en réjouisse et que je me joigne au choeur de louanges? Non merci.

31 mars 2017

Populisme?

Une réaction à chaud à ce qui se passe un peu partout dans le monde. 
Il faut que la gauche cesse de réagir négativement contre le populisme — ce qui revient à laisser le champ libre à l'extrême-droite dans les classes populaires — et le prenne à bras-le-corps. C'est de ce côté que résident les vrais instincts des «gens ordinaires», la vraie perception des difficultés qui ruinent leurs vies, la vraie et puissante source de transformation qu'est leur colère profonde et justifiée. 
Oublions nos débats, si intelligents soient-ils, de bien-pensants et notre savante recherche dans les vieux textes gauchistes pour de vieilles réponses à leurs problèmes nouveaux et urgents. Il ne faut pas leur proposer des sauveurs charismatiques ni perdre du temps à dénigrer ceux qui les égarent. Il ne faut pas leur prêcher des solutions miraculeuses venues d'en haut. 
Il faut inciter TOUS les protestataires (y compris ceux qu'on juge «répugnants», même racistes, même xénophobes, même sexistes, ce sont sans doute ceux qui en ont le plus besoin et, qui sait, ceux qui auront les apports les plus utiles) à créer eux-mêmes des solutions nouvelles, appropriées, aussi satisfaisantes émotivement qu'intellectuellement. Le rôle vraiment efficace des militants progressistes est de leur offrir en toute humilité toute l'aide possible pour y arriver et d'accepter d'avance qu'il y aura forcément des erreurs et des dérives parfois douloureuses à corriger. 
Dans notre monde en pleine crise, en pleine mutation, c'est la seule démarche qui aujourd'hui me paraisse authentiquement «de gauche».
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Pour ce qui est de la France, je pense que la démonstration est faite que malgré la bonne impression qu'il faisait au début (y compris à moi), le programme d'Emmanuel Macron n'a rien de nouveau ni de «réaliste»: au pire c'est un assemblage hétéroclite de demi-mesures contradictoires pour faire plaisir à tout le monde — surtout aux banquiers rétro, au mieux la poursuite de la «stratégie du pédalo» de Hollande, dont le dernier quinquennat nous a démontré la valeur. Ce qui est confirmé par la bande de vieux schnocks qui y adhèrent goulûment. 
Par contre, Hamon, qui avait de loin la stratégie la plus innovante et audacieuse, a complètement raté le coche. À regret, j'en conclus que la seule façon de récupérer quelque chose de positif de cette bizarre campagne est que Hamon se rallie à Mélenchon, puisque son rêve de réunir une vraie gauche progressiste et non-sectaire sous le parapluie socialiste s'est avéré un cauchemar. 
Il pourrait obtenir en échange un statut de dauphin (ce qui ne veut rien dire mais conforterait son égo) et l'intégration à la plate-forme «insoumise» de ses meilleures idées, notamment le revenu universel, la prise en compte de la fin du plein emploi d'ici une génération, une 6e République dessinée par les électeurs et une sérieuse rénovation démocratique de l'Union européenne – dont l'orientation ultime (plus ou moins d'Europe) sera définie non par les chefs ou les élites, mais par les citoyens. 
Ce ne sera pas assez pour gagner la présidentielle, mais permettra de former aux législatives un groupe parlementaire significatif et cohérent. Mieux que rien.

12 mars 2017

Avertissement solennel

 à: Gérard Collomb, Bertrand Delanoé, Daniel Cohn-Bendit, Robert Hue, Eric Jalton, François de Rugy, Jean-Louis Touraine, Philippe Saurel, Bernard Kouchner... et tous les autres qui se prétendent de gauche et qui s'allient à Emmanuel Macron

Mesdames et messieurs,
* Considérant que la gauche a un candidat qu'elle a élu, Benoit Hamon, et un autre auto-proclamé, Jean-Luc Mélenchon;
* Considérant que ces deux candidats ont fait la preuve, sur plusieurs décennies et chacun à sa façon, de leur engagement à gauche et de leur volonté de promouvoir le bien du peuple;
* Considérant que ces deux candidats ont des programmes clairement de gauche possédant bon nombre de points communs;
* Considérant que le candidat Emmanuel Macron est un transfuge du parti et du gouvernement socialiste et qu'il se proclame ouvertement «ni de gauche ni de droite»;
* Considérant que le candidat Macron n'a jamais démontré son attachement au bien du peuple, mais a toujours défendu les avantages et privilèges des entreprises et du patronat;
* Considérant que le «programme Macron» est un ensemble flou de propositions «libérales» qui ne constituent en rien un programme de gauche:

Sachez que le fait de déserter les deux candidats progressistes légitimes pour appuyer Emmanuel Macron ne peut être qu'une TRAHISON ENVERS LA GAUCHE et UN REFUS DE LA DÉMOCRATIE.
Rien ne vous justifie de rejeter le choix démocratique de deux millions d'électeurs du peuple de gauche, effectué dans une primaire dont la plupart d'entre vous s'étaient engagés à respecter le résultat.
Rien ne vous justifie de considérer le choix politique comme une simple excursion de shopping dans un vague BHV des idées neuves pour y piger librement celles qui vous plaisent personnellement. La gauche est un engagement envers le peuple, non un caprice individuel.
Rien ne vous justifie de prétendre que votre jugement personnel, souvent influencé par des considérations d'ambition et de vanité, prime sur l'opinion éclairée de plus d'un million de militants de gauche désintéressés.
Rien ne vous autorise à renier vos engagements et votre parole et à souiller votre honneur et le nôtre par opportunisme et par prétention de savoir mieux que le peuple ce qui est bon pour le peuple.
Tenter de mettre sur le même pied les désaccords de MM. Mélenchon et Hamon avec le parti socialiste, l'un de l'extérieur, l'autre à l'interne et tous deux comportant des sacrifices importants dictés par des questions de principes, avec le départ d'Emmanuel Macron de ce parti et de son gouvernement pour des raisons d'égocentrisme et de pure ambition électoraliste, est une honte et un mensonge.
Vous imaginer qu'un Emmanuel Macron, transfuge sans expérience, sans parti, sans véritable organisation, sans programme articulé, financé principalement par le patronat de droite, est une solution «de gauche» pour empêcher une victoire d'une Marine Le Pen aguerrie et appuyée par une solide organisation relève de l'hallucination, non du réalisme politique. Au contraire, tout authentique candidat de la gauche unie qui parviendra au second tour a de sérieuses chances de l'emporter contre tout candidat de droite et particulièrement contre l'extrême-droite.
Votre trahison met en danger la possibilité imprévue qu'a la gauche de reprendre véritablement le pouvoir en France après un intermède malheureusement entaché d'un excès de social-démocratie sans doute sincère mais d'inspiration de centre-droit. Elle est un obstacle majeur à un véritable rapprochement de l'ensemble des forces de gauche pour parvenir à un regroupement à l'élection présidentielle.
Votre trahison a pour effet que les électeurs de gauche ne pourront plus jamais se fier à votre parole et à vos engagements, en particulier lorsque viendra le temps de leur demander d'appuyer vos efforts pour vous faire élire ou réélire. Réfléchissez-y: même sur le plan de vos ambitions personnelles, cette faute majeure de jugement compromet votre avenir et vos espoirs de carrière publique. N'espérez pas que vos électeurs vont l'oublier ou vous le pardonner. D'autres se chargeront, à bon droit, de le leur rappeler. Et votre crédibilité pour vous défendre se retrouvera à zéro.
Pensez que le temps presse pour racheter votre erreur. Vous pouvez encore faire amende honorable, abjurer un engagement néfaste dans un projet qui ne peut d'aucune façon être considéré de gauche, et rallier le camp de ceux qui défendent réellement le bien du peuple et l'avenir du pays. Vous pouvez encore accepter que l'opinion du peuple de gauche a plus de poids et de valeur que votre vanité personnelle. Vous pouvez, vous DEVEZ vous associer à l'ensemble de ceux qui luttent pour un véritable regroupement de la gauche où enfin Jean-Luc Mélenchon, Benoit Hamon et leurs partisans pourront travailler ensemble à la victoire.
Chaque jour qui passe où vous vous obstinez à ne pas voir la vérité en face met encore plus en danger l'avenir de la gauche, l'avenir du pays... et vos propres projets. On ne gagne jamais rien à trahir.
Pensez-y.

Yves Leclerc, simple citoyen de Montpellier

16 février 2017

Accomodements dangereux?

Beaucoup a été dit sur le sujet de la laïcité, mais peut-être aussi beaucoup de ce qui a été dit a-t-il été oublié... bien à tort. Le texte très pondéré du Devoir rrepris ce matin sur Facebook, auquel je souscrirais volontiers, a l'avantage de rappeler certaines évidences essentielles à la santé de notre vivre-ensemble. Je voudrais en souligner quelques autres.
a) La conception québécoise de la laïcité est née avec la Révolution tranquille non pas en réaction à des pratiques religieuses minoritaires, mais au contraire pour casser la chappe rigoriste et discriminatoire que faisaient peser sur notre société (et sur ses minorités) l'omniprésence et l'omnipotence du culte catholique très majoritaire et de son clergé. Elle avait en particulier pour effet de libérer les consciences et les pratiques des autres cultes — y compris des non-pratiquants et des non-croyants, de plus en plus nombreux. Ce facteur historique, bien distinct de ce qui s'est produit ailleurs au Canada, ne doit pas être négligé dans la compréhension de la question.
b) Il faut reconnaître à la hiérarchie religieuse de l'époque que malgré quelques combats d'arrière-garde, elle s'est graduellement adaptée de manière assez libérale (dans le bon sens du terme) à cette évolution: cession de la mainmise sur les institutions de santé et d'enseignement, abandon généralisé des costumes cléricaux et de bon nombre de signes ostentatoires catholiques. Une attitude dont certaines autres communautés à tendance intégriste — non seulement musulmanes mais juives — pourraient aujourd'hui prendre note.
c) En contre-partie, les citoyens et l'État n'ont eu aucun réflexe important d'anticléricalisme agressif contre les signes restants: calvaires et statues sur les chemins et les places publiques, croix sur les écoles, processions traditionnelles, etc. ont survécu, contrairement à ce qui s'était produit notamment en France un demi-siècle plus tôt. Cette mentalité n'a jamais eu besoin jusqu'à récemment de se cristalliser dans des règles formelles, se satisfaisant du flou d'un certain laisser-vivre mutuel pourvu qu'il soit partagé par les diverses collectivités religieuses.
d) C'est principalement l'émergence récente d'un militantisme exclusivement musulman dont les objectifs sont manifestement bien plus politiques que religieux, combinée à la thèse canadienne d'un «multiculturalisme» imposé de l'extérieur et mal vécu par le Québec (p.e. l'affaire du niqab), qui a suscité la relance d'un débat sur la laïcité et sur les «accomodements raisonnables» que l'on croyait résolu depuis longtemps. Que cela soit en bonne partie la faute d'une petite minorité de croyants intégristes dont se trouvent victimes la majorité de ceux qui s'accomodent fort bien de vivre parmi nous sans placarder aggressivement leur différence est regrettable, mais ne change rien à la réalité des choses.
e) Ce n'est pas à une majorité qui vivait depuis des décennies en relative bonne entente avec ses minorités religieuses mais qui a fini par répondre avec énervement à de fréquentes provocations qu'il faut imputer la totalité des tensions actuelles, au contraire. Ceux des musulmans qui sont à l'origine de ces provocations et qui tiennent en otages leurs coreligionnaires pacifiques sont encore plus à blâmer. Et il est essentiel que cela soit dénoncé au nom de la paix sociale et de la sécurité publique. Le blâme doit provenir non seulement de l'État, mais également et surtout des représentants de la majorité musulmane et des autres hiérarchies religieuses (catholique, protestante, juive), afin d'éviter tout amalgame dangereux.
f) La notion souvent évoquée de «respect» des confessions religieuses est elle-même suspecte, en ce sens qu'elle est forcément porteuse d'hypocrisie. Les religions en général, et les grandes confessions monothéistes en particulier, ont comme principe que leur version de la divinité est la seule bonne, et donc qu'aucune autre ne mérite vraiment d'être respectée. De même, il est inutile de demander aux athées et aux agnostiques de s'incliner devant ce qu'ils considèrent comme de pures fabulations. En revanche, une large tolérance pour les croyances (ou l'absence de croyance) des autres, même si on les voit comme des superstitions ou des lacunes blâmables, est indispensable au vivre-ensemble dans nos sociétés de plus en plus hétérogènes. La proclamation explicite d'une telle attitude devrait être exigée de toute personne vivant ici et prétendant parler au nom d'un groupe religieux... et devrait faire partie de l'engagement pris par tout nouvel aspirant à la résidence ou à la citoyenneté sur notre territoire, peu importe son origine. Elle est encore plus nécessaire de la part de fidèles ou de ministres d'un culte enclin à un prosélytisme actif.
g) La décision de légiférer directement sur le sujet doit être prise avec une grande circonspection et uniquement sur la base d'un assez large consensus dans l'ensemble de la population. Elle devrait probablement se limiter à un ensemble de principes clairs mais s'abstenant de spécifications trop précises sur ce qui est interdit ou pas, par exemple ce qui constitue un signe religieux trop ostensible, ou une «discrimination vestimentaire», ou un ornement affiché à tort par les représentants de l'autorité, ou une manifestation publique exagérée, etc. L'idée de base ne doit pas être de définir strictement ce qui est permis ou défendu à chacun individuellement, mais de décrire un «code de conduite» collectif favorisant la tolérance mutuelle et excluant les attitudes et apparences menant à des incidents fâcheux, voire à des tragédies comme celle de la mosquée de Québec. En particulier, il faut laisser une certaine latitude à l'application de la loi, par exemple en exigeant qu'il existe soit une provocation caractérisée ou une plainte provenant d'un groupe significatif de citoyens pour justifier une intervention de l'autorité publique, perpétuant ainsi la tradition québécoise du laisser-vivre qui nous a plutôt bien servis jusqu'à récemment.