31 août 2021

Science et transparence

 J’ai très peu de sympathie pour les manifestants anti-masques ou anti-vaccins, si sincères soient-ils. Mais en suivant au jour le jour les débats sur la question, des deux côtés de l’Atlantique, je ne puis m’empêcher de penser que la communauté scientifique a sa part de responsabilité dans cette affaire.

Je comprends que la pandémie a pris tout le monde de court, les scientifiques les premiers, et que les multiples improvisations qui ont suivi étaient en grande partie inévitables. Mais il reste que les autorités de la santé et les chercheurs des laboratoires et les producteurs de médicaments se sont montrés bien avares d’explications claires et bien opaques quant à leurs façons de procéder et aux limitations inhérentes à leurs processus.

Il me paraît évident que le monde de la science vit toujours en grande partie dans une bulle obsolète de l’information, où celle-ci est essentiellement unidirectionnelle et où l’argument d’autorité prime sur la clarté et la logique. «Faites confiance à la science!» est un joli slogan, mais il date grièvement et, à l’heure d’Internet, des Gilets jaunes et des Nuits debout, il est totalement insuffisant pour la soif de précisions et de détails que le public manifeste de plus en plus; il ne tient pas non plus compte que ce même public a en grande partie perdu confiance dans les dirigeants politiques qui le clament à tout va.

Si les scientifiques se fiaient un peu moins aux politiciens comme porte-voix, s’ils étaient plus ouverts quant à leurs propres limites et à leurs incertitudes (et même à leurs propres erreurs), s’ils détaillaient mieux et de façon plus convaincante la nécessité des délais que la prudence leur impose dans la certification des remèdes et vaccins, probablement que ceux des réfractaires qui sont de bonne foi seraient moins portés à douter et à contester. Un exemple parmi plusieurs: qu’est-ce qui justifie VRAIMENT que les vaccins ne soient approuvés que par tranches d’âge, et que les enfants et les nouveaux-nés soient les derniers protégés? Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bonnes raisons à cela… mais je ne me souviens pas de les avoir vu ou entendu énoncer où que ce soit à l’intention du grand public!

À l’ère d’Internet et de la communication universelle multi-directionnelle, la confiance (y compris dans la science) doit se mériter d’une manière plus transparent et plus proactive.

20 août 2021

De Kaboul à Washington

À mesure que la tragédie afghane s’enfonce dans une morbide absurdité, certains constats très simples émergent:

a) Toute défaite est désordonnée. Et plus elle est subite et complète, plus l’est aussi le désordre. Donc, ce qui se produit ne devrait rien avoir de surprenant.

b) Concentrer le problème de l’évacuation en un seul lieu et une seule formule ne peut qu’empirer les choses. Diviser un problème complexe en «bouchées» distinctes à digérer séparément est un élément indispensable à toute solution. Pakistanais et Indiens, notamment, regroupent leurs ressortissants en plusieurs lieux, et utilisent aussi bien les chemins de fer, les camions et les autobus que les avions et les hélicos pour les ramener chez eux; on dirait que ça marche mieux.

c) Attendre au dernier moment pour prendre des mesures qu’il aurait été beaucoup plus simple, économique et efficace de mettre en marche longtemps auparavant est une recette pour le désastre. La procrastination à ce point ne fait pas perdre seulement la face, mais tout le reste.

d) La réaction instinctive des Américains pour tout faire eux-mêmes sans consulter personne, jusqu’à ce qu’ils en constatent l’impossibilité, montre la limite de leur prétendue efficacité. 

e) Quand l’absence de prévision s’étend au fait de ne même pas savoir quoi faire des gens qu’on est en train de «sauver», la limite de l’irresponsabilité est atteinte.

f) Se placer en position de devoir faire appel à un vainqueur qu’on n’a cessé de traiter de moins que rien pour aider à l’évacuation des vaincus est une formule garantie d’humiliation. On ne peut reprocher aux Taliban d’en profiter.

g) Il est invraisemblable que 75 000 combattants irréguliers puissent conquérir aussi rapidement un pays de près de 40 millions d’habitants. Il faut absolument comprendre comment et pourquoi c’est arrivé.

h) La crise afghane montre que l’épisode Trump n’était pas une rupture dans l’évolution de la pensée américaine, mais seulement une déviation plus effrontée. Hélas.

18 août 2021

De Saïgon à Kaboul

Il existe des parallèles évidents entre la panique et le chaos entourant l’évacuation des étrangers et de leurs collaborateurs afghans de Kaboul à l’arrivée des Talibans et celle de Saïgon à l’arrivée du Vietminh en 1975… mais il faut aussi noter des différences tout aussi importantes. Pour les évaluer, je me fonde sur de nombreuses analyses récentes et plus anciennes des deux situations.

Les ressemblances:

 - Fausse lecture du rapport de forces: les Américains et leurs alliés ont tragiquement sous-estimé la force et l’efficacité des petites unités dynamiques et bien organisées d’une guérilla jouissant d’un soutien populaire discret mais réel; en même temps, ils surestimaient la force de résistance d’«armées nationales» qui n’étaient ni nationales, ni des armées, mais des créations artificielles sans cohésion, inspirées et financées par des puissances étrangères, et probablement sans volonté réelle de défendre leur régime.

 - Urgence de la situation: dans les deux cas, et se basant sur la fausse lecture ci-dessus, on a prétendu jusqu’au dernier moment que la fin du conflit ne se produirait pas avant des mois, alors qu’en réalité le délai n’était que de quelques jours, une semaine ou deux au mieux. Il en a résulté les mêmes réactions chaotiques et paniquées quand la réalité a démoli la fiction.

 - Danger pour les segments de la population locale qui ont sympathisé avec les occupants étrangers. À ce niveau, la situation est même plus dramatique à Kaboul qu’à Saïgon, puisque la collaboration semble avoit été plus étendue, qu’elle affecte des catégories qui n’étaient pas affectées au Vietnam (femmes, enseignants) et que le nouveau pouvoir, celui des Taliban, est bien plus sectaire et plus féroce que ne l’étaient les communistes de Hanoï. Je trouve particulièrement tragique pour l’avenir de la région que la seule solution envisageable soit l’exode forcé et durable de ce qui est probablement la partie la plus ouverte et progressiste de la population afghane.

Les différences:

 - Il est faux de décrire l’Afghanistan comme un pays. Le Vietnam était une nation divisée, mais authentique, avec une longue histoire de vie commune sous des régimes généralement acceptés et d’unité nationale dans la lutte contre les envahisseurs (notamment chinois); l’Afghanistan est un territoire sans passé unifié sauf occasionnel et autocratique, où les divisions internes ont toujours été et demeurent infiniment plus puissantes que l’intérêt commun, malgré les tentatives récentes, surtout inspirées de l’extérieur et n’affectant qu’une partie du peuple, pour y développer une «société civile» unifiée à l’occidentale. Les périodes d’alliance entre groupes rivaux contre les menaces de l’extérieur n’ont été que brèves, épisodiques, aboutissant presque toujours à de nouveaux conflits internes.

 - On parle donc à tort d’une «guerre civile» en Afghanistan, alors que, de l’avis de tous les observateurs compétents, il s’agit en réalité d’une collection de guerres tribales motivées plus par le fanatisme religieux et des haines ancestrales que par un sentiment national ou même par la simple soif de pouvoir.

 - Le nouveau pouvoir vietnamien était essentiellement progresssiste, inspiré par une conception peut-être discutable mais réelle du bien de son peuple – comme l’a montré la suite de l’histoire; celui d’Afghanistan est une coalition plus religieuse que politique, sectaire et mue par la volonté affirmée de ramener bon gré, mal gré, la population vers un passé médiéval, intolérant et discriminatoire.

 - J’ajouterais sous certaines réserves que la «corruption» souvent mentionnée comme une des causes de l’écroulement des régimes précédents n’est pas non plus identique dans les deux cas. Pour ce que j’ai pu en lire, au Vietnam, elle était essentiellement limitée à une classe dirigeante artificielle mise en place par les occupants (français puis américains). En Afghanistan, il s’agit d’une antique coutume qui avait comme objet non seulement d’enrichir les gens au pouvoir, mais aussi de réduire la férocité et le caractère sanguinaire des multiples conflits entre tribus et régions. Elle a seulement été détournée à son profit par la nouvelle élite créée par le «nation building» américain des années 2000-2020, ce qui a été brillamment exploité par les Taliban avec leur promesse d’une «justice coranique» équitable.

Quant à un avenir plus éloigné, je suis un peu moins pessimiste que la majorité des observateurs. Je me base en particulier sur le portrait positif du peuple afghan que traçait Nicolas Bouvier dans «Le Bon usage du monde» et sur l’histoire bigarrée de ce territoire (je n’ose parler de pays) des années 1950 à 2000. On y voit clairement des traditions et des mentalités plus ouvertes et plus humanistes qui, au fil du temps, vont presque certainement se réaffirmer et soit obliger le régime à se libéraliser, soit le faire éclater de l‘intérieur. Après sans doute, hélas, une difficile période d’oppression et de régression, rendue d’autant plus pénible par le réveil des vieilles haines tribales.