30 octobre 2017

WaterTrump?

Voyant ce qui se passe à Washington et les parallèles évidents avec le Watergate de Nixon en 1972-74 (que j’avais couvert étroitement, d’abord à distance, puis «en direct» dans le Beltway pendant sa phase finale), je ne puis m’empêcher de faire les réflexions suivantes:
A) Ce qu’on reproche à Trump et à son entourage est beaucoup plus grave que ce dont son prédécesseur s’était rendu coupable. L’un avait magouillé pour influencer à l’interne une élection qui était pratiquement gagnée d’avance; l’autre aurait fait appel à une puissance ennemie, la Russie de Poutine, pour subvertir la démocratie américaine afin de renverser en sa faveur le résultat d’une élection qu’il était pratiquement certain de perdre.
B) Nixon n’a jamais remis en cause la Justice des États-Unis ni tenté d’en fausser le déroulement; Trump s’en est pris systématiquement aux juges qui s’opposaient à lui et exploite tout le pouvoir de la Présidence pour empêcher le fonctionnement normal du système judiciaire.
C) Nixon a menti seulement pour se protéger et lorsqu’il était acculé dans des positions intenables; Trump ne cesse de dire des faussetés flagrantes — y compris à ses propres associés — alors même que rien ne l’y oblige, à tel point que ses intimes en viennent à douter quotidiennement de sa parole et vont chercher des confirmations même chez leurs adversaires et dans les médias qu’ils détestent.
D) Pendant toute l’enquête du Watergate, on a cru qu’il fallait trouver à tout prix le «smoking gun», le «pistolet fumant» démontrant sans le moindre doute la culpabilité du Président Nixon; dans la pratique, cela ne s’est pas produit, et Nixon a quand même été forcé de démissionner. On se pose la même question dans le cas de Trump, et à mon avis la réponse ultime sera la même: pas besoin de «smoking gun», l’accumulation des preuves circonstancielles et des témoignages concordants suffira.
E) Lorsque Nixon a congédié le procureur spécial Archibald Cox, il croyait étouffer l’enquête et le scandale, alors qu’en réalité cela n’a fait que relancer la curée contre lui. Il est de plus en plus clair que Trump envisage de suivre le même chemin face au procureur d’aujourd’hui Robert Mueller... avec probablement le même résultat.
F) La grande différence entre les deux scandales est que le système judiciaire et le Congrès de l’ère Nixon étaient beaucoup plus divisés et moins soumis à l’influence de la Présidence que ne le sont les trois majorités conservatrices actuelles au Sénat, à la Chambre et à la Cour suprême. Le danger que les contre-pouvoirs traditionnels se prêtent au jeu d’une perversion du système politique est nettement plus réel maintenant. C’est d’ailleurs ce que traduisent de nombreux appels angoissés récents à la défense du régime démocratique, des appels qui n’avaient aucun équivalent dans les années 1970.
G) En échange, la forte majorité des grands médias d’information contemporains et les organismes d’enquête sont beaucoup mieux équipés que leurs prédécesseurs d’il y a 45 ans pour rechercher la vérité des faits et la faire connaître... et ils semblent nettement plus résolus à le faire, à quelques exceptions près.
H) La naïveté coupable des Démocrates dépasse toutes les bornes. Non seulement ils ont refusé de voir à quel point leur propre candidate Hillary Clinton était peu crédible et vulnérable, non seulement ils n’ont pas admis que leurs électeurs (et une bonne partie des voteurs indépendants) étaient prêts à basculer à gauche pour Bernie Sanders — ou pour tout candidat opposé à l’establishment, mais encore ils ont sous-estimé autant la duplicité vicieuse de Donald Trump que le profond ras-le-bol d’une citoyenneté bien plus consciente que son élite de la détérioration de l’état social et économique du pays. Et rien n’indique qu’ils en sont plus conscients maintenant.
I) Enfin, connaissant le patriotisme étroit et le moralisme rigide des milieux conservateurs traditionnels américains, le fait que l’équipe de Trump se compose en bonne partie de personnages pour le moins douteux et n’ait aucun scrupule à faire appel à une puissance étrangère détestée pour parvenir à ses fins risque de jouer, à terme, contre le Président. Il suffira probablement que ce dernier trébuche une fois de trop dans ses efforts pour imposer les mesures sociales et économiques rêvées par ses partisans pour qu’il se produise dans leurs rangs déçus un retournement brusque et brutal qui pourrait le déboulonner.

11 octobre 2017

Bye, les Açores

Exquise Saõ Miguel, feuillue, moussue, envoûtée d'allées de grands arbres aux troncs lisses, bordée de bosquets fournis aux racines tordues comme des bronzes de Giacometti, explosant d'énormes boules d'hydrangées blanches, mauves, bleues, rose saumon...
Après une courte ballade à pied et en taxi il y a trois jours à Madère, nous allions faire l'impasse sur l'escale suivante de Ponta Delgada hier (après tout, une île est un peu comme une autre, non?), quand un compagnon de voyage montréalais nous a convaincus de notre erreur. «Nous, ça fait trois fois que nous venons ici, disait-il, et nous ne nous en lassons pas. Les Açores, et celle-ci en particulier, sont vraiment un monde à part. Au minimum, prenez un taxi et allez voir les Sete Cidades par les petits chemins de campagne.»
Bon, je lui devais au moins de me renseigner auprès de l'agent de tourisme qui siégeait à la réception du paquebot. La dame quinquagénaire qui m'a accueillie, entendant mon nom, s'est immédiatement adressée à moi en un excellent français et m'a offert de nous organiser une excursion privée à travers l'île pour l'après-midi. «Donnez-moi une demi-heure, je vous appelle à votre cabine.»
Si bien qu'à midi et demi, traînant presque Azur qui grognait en poussant sa marchette, je sors du Terminal maritime... et prends la mauvaise direction pour chercher en vain le chauffeur qui devait nous attendre «tout près» avec sa 4X4. Après dix minutes de marche le long des quais, il est devenu évident que nous nous étions fourvoyés. Retour sur nos pas, pour apercevoir juste à côté de l'AUTRE sortie du terminal une Toyota gris fer style jeep, vers laquelle un jeune homme à l'air dépité fonçait tête baissée. C'était bien notre guide, qui, nous ayant ratés à la première sortie, croyait que nous lui avions fait défaut et se préparait à filer.
Il était donc près de treize heures quand nous sommes sortis de la petite ville de Ponta Delgada pour grimper le long des chemins biscornus, souvent mal pavés et criblés de trous, qui serpentent à travers une des campagnes les plus luxuriantes que nous ayons jamais vues. Des champs soignés comme des pelouses de tous les tons de vert sont découpés par des murets de pierre brunâtre envahis de végétation. Ici poussent du maïs, des betteraves et autres légumes, là se dressent orangers et citronniers, et partout paissent de grasses vaches blanches et noires, autour de curieux édicules de tôle bleu clair.
«Ce sont les trayeuses, explique le guide. Le lait, la crème et le fromage sont une grosse industrie ici, et le climat doux et égal fait que les bestiaux passent leur vie au grand air, tout comme la machinerie de ferme. Quand le fermier vient matin et soir démarrer la génératrice qui alimente les machines, les vaches s'approchent et se mettent d'elles-mêmes en rang pour se faire traire, c'en est même rigolo!»
Après trois quarts d'heure de route sinueuse, tout en montées et redescentes souvent sous une voûte de verdure impénétrable, nous surplombons notre principale destination, le minuscule village de Sete Cidades, niché au creux d'une immense caldeira elle-même hérissée de sept plus petits cônes volcaniques, certains arides et d'autres abritant de ronds étangs sombres. Au centre, la curiosité majeure du lieu, deux jolis lacs séparés par un vieux pont de pierre... mais dont l'un est tout bleu, tandis que la surface de l'autre est d'un bel émeraude. Pourtant, tous deux partagent les mêmes eaux. L'explication légendaire est qu'elles proviennent des pleurs d'un couple d'amants séparés, elle aux yeux bleus, lui aux yeux verts. La réalité plus prosaïque est qu'un lac, peu profond, est tapissé d'algues vertes et entouré de collines abruptes à la végétation verdoyante qui s'y reflète, alors que l'autre, beaucoup plus creux, ne renvoie que la couleur du ciel.
Après avoir fait une partie du tour du cratère géant sur un étroit chemin bordé de deux précipices vertigineux qui donnent la frousse à Marie-José, nous descendons au rustique bistrot du village où, pour cinq euros tout compris, nous avons droit à une eau minérale, deux cafés, deux verres de porto et un bon brandy portugais. Tu parles d'un attrape-touristes! À Paris, New-York ou Londres, la seule bouteille d'eau aurait coûté ce prix-là.
Pendant la conversation entre le guide et le patron du café, j'apprends un petit bout de la mathématique des croisières. Pour une demi-journée d'excursion comme la nôtre, le service-client du navire charge à un couple 500 dollars US ou 450 euros. Il verse 200 euros à l'agence qui fournit la voiture, laquelle paie son chauffeur 80 euros. Si bien qu'en rémunérant notre guide 100 euros (la dame du tourisme local l'a contacté personnellement, sans passer par l'agence), il gagne en fait 20 euros de plus que si nous l'avions engagé par le bateau! Mais chut! Faut pas le dire...
L'autre beau côté de la chose est que, pour la première fois en deux semaines, je retrouve mon Azur de jadis avant sa chûte, la femme toujours de bonne humeur, curieuse et dynamique malgré une certaine fatigue. Et dire que la croisière s'achève...
Nous rentrons en ville, cette fois par la route principale, qui rejoint une autoroute achalandée en arrivant au bord de mer. Arrêt, qui devait être bref, dans un centre commercial pour acquérir quelques souvenirs. Je trouve sans peine le supermarché, en cinq minutes le rayon des vins et portos et celui des fromages (faut quand même tester les spécialités locales) et me présente à la caisse, derrière trois dames aux paniers peu garnis. La chance!
Tu parles! La première n'a pas trouvé exactement un produit qu'elle cherchait, il faut envoyer un commis l'échanger, et... non, c'est pas encore ça, retournez-y. Après trois aller-retours, elle découvre que son coupon-rabais n'est plus valable cette semaine, elle ne le prendra pas... et puis après tout oui. La seconde a une carte de crédit qui ne passe pas, elle doit farfouiller longuement dans son sac encombré pour trouver deux billets froissés et quelques pièces. La troisième paie par chèque, la banque refuse d'avaliser, on fait venir le gérant qui rappelle le banquier qui finit par céder après un pourparler prolongé et strident... Je sors de là épuisé et furieux après 43 minutes bien comptées à faire le pied-de-grue devant la caisse.
Sur un coup d'oeil à ma compagne, j'enjoins à regret le guide de passer outre à la visite de Ponta Delgada que nous nous étions promise. La ville en vaut pourtant la peine, avec son architecture à la portugaise de proprettes maisons souvent couvertes de tuiles vernies (toutes de gris et blanc,sans les couleurs vives de Lisbonne ou Portimao) et aux rues étroites et enchevêtrées pavées de pierres et de tuiles aux motifs géométriques frappants.
Mais tout compte fait, pour cette seule demi-journée, les Açores vont demeurer un des beaux souvenirs du voyage...


05 octobre 2017

Mauvais temps beau temps


Entre le drame de la chute douloureuse de Marie-José avant-hier et le plaisir presque coupable d'un festin portugais en banlieue de Porto ce midi, je ne sais plus quoi ressentir.
Mardi, 19h10. Je pianote sur mon iPad des échanges avec mes copains, surtout sur les suites du référendum catalan et les stupides réactions madrilènes, quand j'entends un bruit de choc et un cri «Yves!!!». Je me précipite et vois ma compagne étendue de tout son long dans le couloir qui mène à la salle de bains, le visage entièrement couvert de sang. Perte d'équilibre, suivie d'une chute incontrôlée. J'ouvre la porte de la cabine et lance un «Au secours!» à la femme de chambre Aletha, qui échappe du coup la pile de draps qu'elle porte. Elle accourt avec son adjointe, et lance un signal d'urgence sur son téléphone.
Deux minutes plus tard, arrive le médecin de bord filipino, Francisco, avec son infirmière et un des préposés aux passagers. Après un examen préliminaire un peu rassurant, nous relevons Marie-José et l'installons sur une chaise roulante qui est apparue comme par magie, pour la descendre à la petite infirmerie du pont No 4. Là, examen plus détaillé accompagné d'un épongeage prolongé de l'hémorrhagie — si vous ne le savez pas, aucune blessure ne saigne autant qu'un coup à la tête.
Suivent une douzaine de points de suture ponctués de cris (elle déteste se faire piquer), prise de sa pression, d'un échantillon sanguin, pansements un peu partout, prescriptions. Retour à la cabine et nuit plutôt mouvementée et inconfortable, tandis que le 7-Seas Navigator poursuit sa route houleuse vers l'Espagne.
Mercredi à midi pile, sitôt accostés, un taxi adapté nous amène au bel hôpital moderne perché au-dessus du port de Gijon, en Asturies. Après une assez courte attente, une dame médecin rondelette vient pour l'examiner... mais bloque tout net en voyant les papiers que je lui transmets de l'infirmerie de bord: «Où est la liste des médicaments qu'elle prend? Sans ça, je ne puis rien faire.» Du moins, c'est ce que mon espagnol rudimentaire déduit de son volubile discours, car personne sur place ne parle ni anglais ni français.
Après cinq minutes de discussion très peu polyglotte qui ne mènent clairement à rien, je tourne les talons et fonce sur la réception: «LLamame un taxi, por favor!» Par bonheur, la réceptionniste a compris et un quart d'heure plus tard, je suis de retour à l'urgence avec la précieuse liste. Il faut encore une heure pour les divers tests, scan crânien et auscultations qui, heureusement, montrent qu'il n'y a rien de grave — la pire crainte était d'un caillot dans le cerveau, comme elle en avait subi un il y a trois ans à Tahiti, qui avait résulté en une embolie pulmonaire presque mortelle un an plus tard.
La bonne nouvelle, c'est qu'elle va pouvoir poursuivre la croisière jusqu'au bout, à moins d'un retournement de situation peu probable. La mauvaise, c'est qu'elle a la tête d'un adversaire malheureux de Mohammed Ali après quinze rondes... et, vu sa coquetterie naturelle, elle n'a pas la moindre envie d'affronter ainsi déguisée nos co-voyageurs pendant les prochains jours. Cela vient encore renforcer sa récente sauvagerie instinctive, et me prive d'arguments pour m'y opposer.
Cela fait qu'hier, à Ferrol (Galice), nous passons le gros de la journée sur notre véranda à contempler une ville étonnamment pimpante sous un soleil presque printanier, au lieu d'aller tout près du port nous régaler d'une cuisine régionale renommée dans un quartier ancien d'un charme imprévu; Ferrol a la triste réputation, exacte mais bien involontaire, d'avoir donné naissance au Caudillo, le dictateur fasciste Francisco Franco.
Par chance, je me rattrappe aujourd'hui à l'escale suivante, Leixões, port de commerce de Porto — dans la marina duquel nous avions passé trois jours idylliques il y a dix ans sur le Bum Chromé, en compagnie de ma soeur Marie et de son compagnon Jean et du cousin Charles Larcher. Cette banlieue portuaire anonyme n'a rien de réjouissant, mais quelques pas hors de la gare maritime me mènent à la porte d'un trésor imprévu.
Au bord d'une ruelle du port, un bloc tout blanc flanqué d'une terrasse vitrée porte le titre «O Bem Arranjadinho» (le bel arrangement?) au-dessus d'un menu affiché assez appétissant. J'entre dans une salle presque vide, propre mais peu décorée, avec un beau vieux bar au fond (j'ai toujours eu un faible pour les bars, hein?) et une espèce de gnôme qui me rappelle de près notre copain restaurateur Mistouf de Montpellier m'interpelle en quatre langues.
Hésitant, je me laisse conduire à une table ronde nappée de blanc près de la fenêtre. La carte est assez attirante, avec une version française par surcroît. À peine assis, je fais face à une planche soutenant quatre petits bols: minuscules olives noires, salade de thon, uvas (oeufs de poisson) et pois chiches, suivie d'une corbeille de pains aussi variés que succulents. C'est l'entrée, qu'on le veuille ou non.
Parmi les plats, une morue à la crème me fait de l'oeil, que je commande sans doute à tort. Derrière moi, la salle se remplit: pas un seul touriste, mais trois ou quatre couples, deux petites familles et un groupe d'une douzaine de personnes clairement en mode «party»... et tout le monde commande la même chose — qui n'est même pas au menu. «Le spécial du jour, m'explique le gnôme, un plat régional typique.» Cela consiste en une desserte à roulette portant une gigantesque marmite remplie à plat bord d'un odorant riz aux fruits de mer, accompagnée... d'un porcelet rôti à la broche. Peu banal comme assemblage, mais tout le monde se régale visiblement. Si j'avions su. La prochaine fois...
Pas que j'aie à me plaindre. Non seulement la morue est onctueuse et pleine de saveur, mais la terrine contient de quoi nourrir une petite armée. À ma grande surprise, je me ressers deux fois, enfournant par-dessus une salade croquante à l'oignon cru et deux ou trois verres d'un vinho verde que le garçon me verse en cascade d'un mètre de haut, pour prouver que ses fines bulles ne sont pas du chiqué.
Un bon dessert de meringue au citron est suivi d'un de ces cafés à la fois lourds et fins dont les Portugais ont le secret... et surtout d'un couronnement merveilleusement étonnant: le gnôme me sort un ballon d'aguardiente de vin de porto de 30 ans d'âge, à côté duquel il place une coupelle de marrons grillés sur charbon de bois! Après un instant d'hésitation, j'en pèle un que je croque accompagné d'une lampée de conhac... et c'est l'extase totale! Le tout pour moins de 40 euros.
Je rentre à bord sur un petit nuage, retrouver Azur... qui merci au ciel se porte toujours bien.