19 novembre 2020

Parents, école et cupidité

L'acrimonieux débat sur la fermeture des classes me fascine moins par ce qu'il contient que par ce qu'il passe soigneusement sous silence. Dans toute autre société et à toute autre époque que les nôtres, je suis convaincu que la discussion serait infiniment moins intense, pour une raison très simple: là où les parents ont la curieuse habitude d'élever eux-mêmes leurs enfants au lieu de les fourguer dans des institutions publiques ou privées pour aller gagner le plus d'argent possible (trop souvent hélas un minimum vital), le problème serait mineur – et pourrait même être vu comme une précieuse opportunité.

Que des parents soient soudain forcés de réduire leurs autres activités, principalement économiques, pour se partager la tâche d'élever leur famille et de lui inculquer eux-mêmes le civisme et l'art de vivre en société, plutôt que d'en charger des fonctionnaires (si dévoués soient-ils), n'a absolument rien de monstrueux. C'est au contraire un retour imprévu à ce qui me semble une normalité que capitalisme et salariat ont tout fait pour nous amener à considérer comme une aberration. 

Personne n'ose proclamer publiquement: «C'est effrayant, c'est injuste, on veut m'obliger à vivre avec mes enfants, pis encore, à m'en occuper!» Mais combien de parents le pensent sans le dire? Oui, j'en parle à mon aise, n'ayant pas d'enfant. Mais j'ai eu l'occasion de voir, dans ma famille, mon frère et sa femme, et ma soeur et son compagnon faire d'importants efforts, souvent des sacrifices méritoires, pour assurer à leurs enfants le même genre d'éducation (dans le plus large sens du terme) que nous propres parents nous avaient assuré. Et j'ai pu comparer le résultat avec ce qui se passsait chez trop de gens avec qui je travaillais, où le soin des petits, sans être négligé, passait loin au deuxième rang derrière des préoccupations de vie professionnelle ou même sociale.

Bien sûr que l'absence de vie scolaire risque d'avoir un impact négatif sur le développement des enfants. Mais comment peut-on prétendre sérieusement que cet manque est comparable à celui que connaissent des générations entières de jeunes qui ne connaissent leur ou leurs parents qu'à demi-réveillés et à la course au lever, puis épuisés et souvent hargneux des suites de journées difficiles peu de temps avant le coucher? Ah oui, il faut aujouter à cela les rares «temps de qualité» qu'ils peuvent leur consacrer quand rien d'autre n'est prévu pour la fin de semaine ou pour les vacances! 


Au lieu de tout tenter pour réduire au minimum cette «perturbation» de nos coutumes, ne serait-il pas approprié et salutaire d'en profiter pour réviser des façons de faire qui sont dictées non par des nécessités, mais par une cupidité individuelle et collective que partagent trop visiblement aussi bien employés qu'employeurs? Par une manière de vivre qui est infiniment plus dommageable pour nous et nos sociétés que toute l'insupportable intimité familiale que nous impose la pandémie...

14 novembre 2020

Êtes-vous démocrate?

Bien sûr, direz-vous. Mais comment réagirez-vous au test le plus simple qui peut confirmer ou infirmer cette affirmation?

Le principe de base de la démocratie, que ce sont les citoyens dans leur ensemble qui doivent décider qui exerce le pouvoir politique, semble incontestable. Mais il se fonde sur une idée si simple qu'on ne l'évoque jamais: la certitude que la plupart des gens ont raison la plupart du temps. En effet, quelle serait la justification d'accorder un tel pouvoir de décision à une masse de gens dont la plupart N'ONT PAS raison la plupart du temps? Ce serait idiot, non?

En d'autres termes, quiconque affirme que l'ensemble des citoyens est trop volatil et émotif, ou qu'il est trop influencé par diverses propagandes ou fausses informations, pour qu'il mérite qu'on lui fasse confiance, conteste de manière fondamentale la validité du principe démocratique. Donc, ou bien cet individu n'est pas vraiment démocrate, ou alors il prétend l'être même en admettant que ce n'est pas une bonne idée. 

Or, cette méfiance à l'égard de la volonté populaire, associée à la conviction qu'il faut s'en protéger, est une des bases de la formule représentative (qu'utilisent la totalité de nos régimes «démocratiques» libéraux) selon laquelle les élus ne sont pas tenus de respecter la volonté de leurs électeurs... et elle inspire aussi le besoin que ressentent beaucoup de groupements de gauche d'une «avant-garde prolétarienne» ayant l'autorité de dicter leur conduite à la masse de leurs membres. 


Si bien que la question se pose: qui, parmi nos élites d'un côté comme de l'autre, peut vraiment se dire «démocrate»?

Et vous-même, l'êtes-vous?

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(ajouté en réponse à Pierre Sormany le 16/11) 

Si l'histoire récente nous apprend  quelque chose, surtout aux États-Unis mais aussi au Canada, en France et en Angleterre, c'est que le consensus permettant une cohérence d'action est de moins en moins réalisable dans le groupe restreint d'une élite de pouvoir, surtout quand les partis ne sont plus des confréries idéologiques, mais des coalitions dont le principal intérêt commun est la recherche du pouvoir. Dans ce cas, il est tout aussi réaliste de chercher le consensus dans une masse de citoyens désormais plus instruits et mieux informés, que dans une «classe politique» dont, de surcroît, on voit de plus en plus que ses intérêts propres divergent de ceux du peuple. 


L'exercice du journalisme, et dans plusieurs pays, m'a appris (malgré certaines réserves) qu'on sous-estime souvent, et parfois volontairement, la capacité des «gens ordinaires» à saisir les grands enjeux et à percevoir au moins aussi bien que les élites où se situe le bien commun. Je crois aussi que des expériences comme celle de la Barcelone d'Ada Colau montrent que le peuple peut parfaitement «apprendre en faisant» et donc améliorer sa capacité de comprendre et de s'unir derrière des objectifs communs valables.


J'oublie le nom du chef d'entreprise brésilien populiste qui avait dit, il y a une vingtaine d'années, que «si la femme de ménage qui nettoie mes bureaux peut gérer un budget domestique dans une inflation à 300%, il n'y a aucune raison de croire qu'elle ne peut pas comprendre un bilan d'entreprise ou le budget d'une province»! Une caricature, mais qui frôle de près la vérité.


En d'autres termes, je suis maintenant convaincu (n'oubliez pas que je pioche sur les entrailles de la démocratie depuis près de trente ans, quand j'écrivais «La Démocratie cul-de-sac») que la formule représentative est non pas un principe durable, mais un pis-aller qui était jadis justifié par les circonstances, mais qui est de plus en plus obsolète. Le temps est mûr pour passer, graduellement et en prenant les précautions qui s'imposent, vers une démocratie directe qui fasse confiance au bon sens et au civisme du citoyen moyen. Et il me semble que le choc causé par la pandémie offre l'opportunité d'entreprendre cette transition.

09 novembre 2020

Un après-Trump sans Donald?

La quasi-totalité des commentateurs, en particulier aux USA, supposent qu'à l'image des politiciens traditionnels, le futur ex-président américain va continuer à jouer un rôle important dans la politique et en particulier dans son parti actuel en tant que «faiseur de rois». Je soupçonne que la réalité sera bien différente.

En premier lieu, l'«attention span» de Donald Trump est notoirement restreint, à la fois dans le temps et dans la portée: il ne s'intéresse vraiment qu'à ce qui l'affecte directement, et encore seulement jusqu'à ce qu'un autre sujet pique son intérêt. J'ai de la difficulté à l'imaginer maneuvrant à long terme pour maintenir ou regagner une majorité au Congrès ou dans un Capitole d'état ou pour faire élire ou réélire tel ou tel sénateur ou représentant, une fois qu'il n'aura plus besoin de l'appui de ces gens pour poursuivre son propre agenda (principalement d'affaires).

Deuxièmement, Trump est loin d'être un idéologue à la pensée cohérente et structurée – il a passé toute sa vie à changer d'idée (et de parti) chaque fois que cela faisait son affaire. Absolument rien n'indique que cette attiude bien ancrée a été transformée par son expérience présidentielle. 


Troisièmement, combien de tmps lui faudra-t-il, une fois que les ténors républicains auront accepté la réalité de l'élection de Joe Biden, pour considérer cela comme une trahison massive à son égard et pour en vouloir autant au GOP qu'il en veut aujourd'hui aux démocrates? 


Enfin, entre la nécessité de reprendre ses complexes magouilles financières pour maintenir en vie son chancelant empire immobilier et médiatique et celle de faire face aux multiples menaces judiciaires que lui ont mérité ses magouilles passées, que lui restera-til comme temps et comme énergie pour revenir aider ses alliés politiques actuels dont il n'aura plus vraiment besoin?


Ce sont ces constats qui me font considérer bien plus probable l'éventualité d'un retrait à peu près total du président actuel de la scène politique, laissant orphelins ses «amis» républicains qui n'en croiront pas leurs yeux. Le seul doute qu'il me reste à cet égard est l'éventualité que, par dépit, il s'implique une dernière fois dans le jeu électoral en 2022, probablement pour «punir» sélectivement ceux des deux partis envers qui il aura gardé une tenace rancune. Mais l'idée qu'il remette ça comme candidat présidentiel en 2024 (à l'âge de 78 ans et après avoir perdu une fois) me paraît bien farfelue.

08 novembre 2020

Une «victoire» à prendre avec un grain de sel?

Pour mieux évaluer ce qui se passe aux États-Unis, il faut savoir que les élections américaines ne sont jamais une affaire de changement majeur d'orientation mais plutôt un choix entre deux équipes généralement similaires de «managers» de centre et de centre-droit, avec de légères différences de pensée et de sincérité.  C'était vrai pour Trump, c'est maintenant vrai pour Biden ... et c'était presque aussi vrai avant pour Barack Obama.  

Tant que le pays restera obsédé par le profit à tout prix, l'individualisme féroce, la vénération pour une Constitution vieille de 230 ans et un système bipartite oligarchique, il y aura peu d'ouverture pour de réels progrès politiques. Tel est le contexte de toute la discussion actuelle sur le résultat; les progressistes peuvent pousser un soupir de soulagement, ils n'ont pas de quoi pavoiser.  

Mais ce n'est pas une raison pour verser de l'huile sur le feu et attiser la méfiance et les troubles sociaux en répandant des rumeurs trompeuses sur l'honnêteté du scrutin ou en les accréditant - la tentation de certains gauchistes de pratiquer une "politique du pire" fonctionne rarement, elle ne l'a jamais fait dans une société aussi rigidement butée dans sa division que celle des États-Unis aujourd'hui.  De toute façon, la réélection de Trump n'aurait certainement pas amélioré les choses pour les peuples, que ce soit aux États-Unis ou dans le monde en général.

J'ajouterai que contrairement à ce qui se dit dans les médias, la «vague bleue» promise par Biden s'est bien produite: il a obtenu près de 10 millions de voix de plus que Hillary Clinton en 2016, soit environ 14% – c'est énorme. Ce que personne n'avait prévu, c'est que Trump a également réussi à galvaniser sa propre base à un niveau imprévu et inédit: la répudiation de ses attitudes et de ses actions n'a touché qu'une faible majorité de la population, répartie très inégalement sur le territoire. 

L'explication que j'y vois est que comme cela s'était produit au moment de la perte d'hégémonie de l'Angleterre avant et surtout après la 2e Guerre mondiale, une importante proportion des citoyens yankees se réfugient dans un repli passéiste et réactionnaire (parfaitement incarné par Donald Trump) plutôt que de faire face objectivement à une nouvelle réalité géopolitique désagréable. La pandémie de la Covid-19, suivant de près l'éclatement de la bulle Internet d'il y a vingt ans, la catastrophe financière des «subprimes» de 2008 et la prise de conscience de la crise écologique, ne  fait qu'accentuer un «déclin de l'Empire américain» que de plus en plus de peuples de la planète se sont mis à souhaiter plus ou moins consciemment, au grand dam des premiers concernés. La poussée constante de la Chine, le maintien tant bien que mal d'un bloc européen relativement riche et cohérent, le retour des ambitions russes et l'échec de l'Occident à éliminer la menace islamiste laissent peu de place au doute à ce sujet.

J'ajouterai un indice supplémentaire: Trump et ses acolytes ont réussi à susciter dans une partie de la population une peur panique d'une montée en force du «socialisme» dans le pays... alors qu'il n'y a en tout et pour tout que deux socialistes avoués sur 535 membres au Congrès: Bernie Sanders au Sénat et Alexandria Ocasio Cortez à la Chambre!