18 février 2021

Facebook et les dragons d'Australie

«Facebook a annoncé mercredi son intention de restreindre en Australie le partage d'articles et de vidéos d'information par les éditeurs et les internautes, en raison d'un projet de loi qui va forcer les grandes plateformes à rémunérer les médias en fonction du trafic que les titres génèrent. Les mesures mises en place touchent aussi les pages des services de secours australiens.» – France Presse

C'était inévitable que ce genre de problème allait surgir. Aussi bien les médias que les gouvernements refusent depuis trois décennies de reconnaître à quel point les dimensions à la fois multidirectionnelles et transfrontalières d'Internet bousculaient les règles traditionnelles du fonctionnement des systèmes d'information, qu'ils soient écrits, audiovisuels ou numériques, qu'ils soient échanges individuels, transactions commerciales ou financières, diffusions publiques ou privées gratuites ou payantes.

D'une certaine façon, que cela se produise dans un marché isolé de taille moyenne comme l'Australie est probablement une bonne chose; cela va servir, involontairement, de «test case» limité techniquement, légalement et géographiquement pour voir plus clair dans une situation qui ne peut que s'aggraver et se compliquer. Déjà l'incident des interdits politiques à l'égard du Président Trump et de l'extrême-droite aux U.S.A. pouvait servir d'avertissement, mais le contexte explosif et fortement émotionnel dans lequel il se produisait rendait difficile toute analyse objective. 

Mais il ne fait aucun doute qu'il faut suivre la chose de près en tenant compte non seulement des effets économiques et juridiques, mais au moins autant de l'équilibre et des conflits entre droits individuels et bien commun, entre libertés et sécurité, entre pouvoirs et responsabilités du privé et du public. Nos vieillottes caravelles médiatiques naviguent déjà, souvent sans s'en rendre vraiment compte, dans une «mare incognita» où, selon la vieille inscription des portulans, «hic sunt dragones»...

11 février 2021

Une Journée éclairante

Je ne m'attendais pas à apprendre beaucoup de la seconde journée du procès de destitution de Trump devant le Sénat américain. J'avais bien tort. Il est difficile de ne pas être impressionné par la qualité du travail que les procureurs nommés par la Chambre ont effectué dans la construction et la présentation de leur acte d'accusation.

  1. Après une première heure un peu dubitative, j'ai soudain compris l'apparente digression des accusateurs vers des évènements lointains dans le temps et apparemment peu reliés à l'émeute du 6 janvier. Ils construisaient patiemment et de façon frappante l'argument que l'influence du Président Trump sur les évènements était infiniment plus profonde et vaste que l'effet de son seul discours devant les manifestants avant l'émeute. Sa constante tolérance d'actions violentes de la part de ses partisans, en particulier d'une extrême-droit raciste qu'il refusait obstinément de condamner, devenait ainsi d'une pertinence immédiate dans le procès.
  2. Plus particulièrement, le déroulement de l'acte d'accusation liait directement et solidement les mensonges répétés de Trump sur la validité de l'élection à la colère «patriotique» qui inspirait les émeutiers à l'assaut du Capitole. Chacune des actions du Président et de son entourage (incluant la majorité des Sénateurs de son parti) pour prétendre qu'il s'était fait «voler l'élection» ne pouvait servir qu'à alimenter la rage et la volonté de violence des plus acharnés de ses supporteurs.
  3. Ce n'est qu'une fois cette double démonstration réalisée (en grande partie en utilisant des vidéos, des images et des textes provenant de Trump lui-même et de son entourgae immédiat) que les accusateurs ont établi un lien entre elles et le contenu des discours enflammés qui ont provoqué directement l'assaut contre le Capitole. Ils ont «relié les points entre eux» de multiples séquences éparses dans le temps et l'espace pour en tirer une image d'ensemble captivante, cohérente et convaincante.
  4. Quand nous regardions en direct le déroulement des évènements à la télé il y a un mois, le danger direct que l'émeute faisait courir aux élus du peuple n'était pas évident. On voyait cette action surtout comme un geste symbolique, une sorte de «prise de la Bastille» version Yankee. Les vidéos internes diffusées hier illustrent au contraire une fuite éperdue des représentants et sénateurs, escortés par des gardes et des policiers, pour échapper à une foule brandissant madriers, battes de baseball, barres de fer et même armes à feu. Un des procureurs a enfoncé le clou en s'adressant directement aux Sénateurs qui servent de jury au procès: «VOUS étiez directement visés par cette violence attisée par VOTRE Président!»
  5. Cet élément de la preuve résoud en partie une autre énigme qui se posait depuis plus d'un mois: pourquoi y avait-il si peu de policiers et de gardes pour empêcher l'invasion du Capitole? Messages radio et vidéos apportent une réponse claire: face à la taille de la foule et à l'absence totale de secours de l'extérieur, les policiers ont jugé urgent d'envoyer une bonne partie des agents de l'ordre débordés à l'intérieur pour escorter les élus et leurs assistants et employés vers des locaux sécurisés à l'abri de la violence des manifestants.
  6. Le reste de la réponse se trouvait dans la démonstration suivante, celle de l'inaction du Président Trump pendant l'insurrection. Alors qu'il était, officiellement et en pratique, l'autorité de loin la plus appropriée pour réclamer et obtenir la fin de la violence, il s'en est abstenu, très probablement exprès, refusant même d'ordonner l'entrée en action des forces armées stationnées dans les États voisins et prêtes à intervenir. Et cela, après avoir sciemment lancé ses partisans enragés aux trousses de son propre vice-président qu'il qualifiait de «traître» au moment même où celui-ci cherchait à se mettre à l'abri avec sa famille. Au moins un témoignage d'un partisan du Chef d'État affirme que celui-ci «se réjouissait» en admirant à la télé le chaos régnant au Capitole.
  7. Ce dernier élément ajoute à l'accusation un argument de poids qui plaide en faveur de la procédure de destitution plutôt que de faire confiance à la justice criminelle. Les États-Unis n'ont pas comme la France et d'autres pays le principe absolu de «non-assistance à personne en danger», si bien que la passivité du Président face à la violence ne pourrait probablement pas être punie par la justice ordinaire. La meilleure voie pour la sanctionner est de la considérer comme un crime politique, en tant qu'un manque à son serment de «défendre la Constitution», qui implique évidemment l'obligation de défendre les élus démocratiques du peuple, au premier rang desquels le vice-président des États-Unis, aussi bien que les Sénateurs et Représentants.  
  8. Un volet du dossier qui n'est pas inclus explicitement dans l'accusation, mais que la preuve a mis en lumière est la douteuse qualification des Sénateurs comme jurés: ceux-là même qui doivent décider de la responsabilité du Président sont en même temps les victimes de ses actions et inactions... et près de la moitié d'entre eux, membres de son parti politique, peuvent à bon droit être considérés comme complices des mensonges et tentatives de subversion du processus électoral qui ont joué un rôle clef dans la suite d'évènements menant à l'invasion du Capitole par une foule rageuse et incontrôlée le 6 janvier dernier, provoquant la tenue de ce procès de destitution où ils auront à juger de sa culpabilité.

Il y aurait sans doute d'autres leçons à tirer de cette journée, mais celles-ci sont les premières qui m'ont frappé sur le moment. Personnellement, j'y ajoute le plaisir et la fascination que j'ai trouvés à voir le tout se dérouler comme un film de suspense bien monté plutôt qu'une aride démonstration juridique.