26 mai 2014

Un matin bleu Marine...

Je ne crois pas que la France vire vraiment à l'extrême-droite. Je crois qu'un nombre croissant de Français en ont assez que leurs élites politiques, droite, centre et gauche, ne tiennent aucun compte de leurs opinions et de leurs problèmes. Et en particulier que leur système social, favorable aux bas et moyens revenus, soit miné de l'extérieur par des décisions d'Eurocrates non élus, avec l'assentiment de leur gouvernement. À tort ou à raison, ils ont décidé qu'un vote pour un parti anti-européen et anti-Euro était la seule façon d'exprimer leur mécontentement, puisque tous les partis classiques sont d'accord avec l'orientation actuelle de l'Union européenne. Ils ne sont pas contre l'Europe en soi, mais contre l'Europe fonctionnarisée, ultra-libérale et maniaque de l'austérité qu'on les oblige à avaler. Hélas, il n'est pas du tout certain que les gouvernants, à Paris comme à Bruxelles, vont comprendre le message.
Pourquoi le désaveu en France est-il si tranchant? D'un côté, un Président et un gouvernement socialiste qui trahissent toutes leurs promesses de «réorienter» dans le bon sens une Europe qui, seule, a les muscles et les moyens de relancer l'économie au profit des peuples et non seulement des milieux d'affaires; leurs politiques locales étriquées ne peuvent donc qu'être inefficaces. De l'autre côté, une droite qui se déchire sur des «affaires» honteuses et des querelles d'ambitions, sans programme et sans idées autres que celles qui, pendant près de 20 ans au pouvoir, ont mené au marasme actuel. Une extrême-gauche irréaliste et indécise au discours vétuste, un centre assis entre deux chaises avec une demi-fesse sur celle de droite. Reste un parti d'extrême droite avec une orientation claire et des «solutions» simplistes et rétrogrades mais faciles à comprendre et répondant aux peurs d'un électorat émotivement tenté de regarder vers un passé plus prospère et plus glorieux. Pas étonnant qu'il fasse le plein des mécontents et des nostalgiques.
De toute façon, il n'y a pas qu'en France que l'Europe est remise en cause. Les Eurosceptiques de tout poil doublent leur députation, la plupart des partis au pouvoir et même des «partis de gouvernement» perdent sérieusement des plumes. Au profit des extrêmes qui peuvent aussi bien être de gauche (Grèce, Espagne) que de droite (France, Autriche, Danemark...) et même que du «tous pourris» (Italie). Il faut être aveugle pour ne pas voir là une conséquence directe, à retardement, du refus des «élites» de tout le continent d'entendre le fort avertissement des citoyens lors du rejet de la Constitution européenne il y a bientôt dix ans. La classe politique a choisi d'exclure les peuples de la construction de l'Union pour se soumettre aux diktats égoïstes des Allemands et des financiers, et cela revient la hanter. Les «anti-Européens» ne sont pas le problème, ils sont le symptôme d'une crise autrement profonde.

22 mai 2014

Pourquoi ne pas «Googler» l'économie?

Un problème majeur de la réflexion économique est qu'elle se fonde sur des hypothèses (trop souvent idéologiques) développées à partir d'indicateurs pointus et d'informations partielles, qui ne tiennent jamais compte du tableau complet de la situation. De même, un argument clef en faveur de tout laisser décider par «le marché» est qu'un groupe ou un individu ne dispose pas des faits et des connaissances requises pour faire les bons choix. Cela pouvait se défendre autrefois, lorsque soit les données globales n'étaient pas disponibles, soit les outils pour les traiter et analyser n'existaient pas.
Or, sur ces deux points, les choses ont changé depuis une quinzaine d'années. L'avènement de l'Internet et son utilisation généralisée par les gouvernements et les entreprises ont suscité la génération ou la numérisation d'une masse gigantesque de data sur tous les aspects de la vie industrielle, commerciale et financière, une masse dont une très grande proportion est accessible à tous. Et l'incroyable montée en puissance de l'informatique fournit même aux individus des outils considérablement plus raffinés pour manipuler, trier et exploiter cette masse. Un exemple: les sites et moteurs de recherche permettant de trouver, dans une ville ou un pays, le meilleur prix pour pratiquement n'importe quel produit.
Le parallèle s'impose avec le traitement et la recherche des données générales sur l'Internet. Une seule entreprise, Google, est parvenue en quelques années, avec des moyens qui étaient limités et artisanaux au départ, à enregistrer et classer la quasi-totalité du contenu du Web. Une autre, Wikipedia, a su regrouper et traiter les informations de type encyclopédique de façon infiniment plus complète, plus à jour et plus accessible que n'importe quelle source d'information traditionnelle. Les deux offrent leurs services gratuitement à tous les utilisateurs à travers le monde.
Dans un tel contexte, qu'est-ce qui empêcherait qu'une opération du même ordre soit réalisée dans la sphère économique? Cela consisterait dans un premier temps à regrouper et analyser de façon neutre, non-sectaire, toutes les données d'actualité pertinentes, et dans un second temps, à numériser, classifier et traiter les séries historiques existantes partout dans le monde en remontant graduellement dans le temps. Le tout devant être placé dans un entrepôt virtuel unique, accessible à tous.
Les moyens requis sont sans doute considérables, mais les bénéfices à moyen et surtout à long terme sont tels que même le plus énorme investissement en matériel, logiciel et effort humain paraît dérisoire. Il suffit que le monde des affaires ou préférablement le secteur public international (FMI, Banque mondiale, OCDE) y consacre une fraction minime de ce qu'a coûté la dernière crise financière pour que des résultats tangibles en termes de diagnostics, de validation des approches macroéconomiques et de probabilité des pronostics apparaissent en quelques années, peut-être quelques mois. À tout le moins, l'exercice permettrait de jauger la pertinence et la crédibilité de l'ensemble des sources recueillies et de dresser un inventaire exhaustif des informations manquantes. Et il contribuerait à relativiser la confiance absolue envers «le marché» en offrant des critères objectifs pour déterminer où cette stratégie est efficace, et où elle doit être remplacée ou complétée par une approche plus directive.
Un avantage secondaire mais non négligeable est que les réponses impartiales ainsi obtenues pourraient résoudre au moins une partie des conflits idéologiques chroniques qui perturbent la réflexion sur l'économie et atténuer les «effets de mode» qui secouent et fourvoient périodiquement la confrérie des économistes. Dans bien des cas, en effet, ces aberrations sont dues essentiellement au fait que les partisans des thèses opposées ou dominantes se fient à des données incomplètes et à des méthodes d'analyse trop limitées. 
La publication récente de l'ouvrage de Thomas Piketty, «Le Capital au XXIème siècle», et son retentissement même dans des pays et des milieux normalement hostiles à ses façons de voir, montre le pouvoir et la pertinence d'une étude rationnelle de séries de données beaucoup plus vastes et profondes que celles qui étaient précédemment disponibles et utilisées. Le «phénomène Piketty» est un argument probant en faveur d'une «Googlisation» encore plus globale de l'information économique.

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Voir:
 «Googling the future?», The Economist, 16/4/2009,
 «Googling the WTO», Krzysztof Peck, Univ. McGill, 12/10/2011,
 «Using Internet Search Data as Economic Indicators», Bank of England Quarterly Bulletin, 2011 Q2

14 mai 2014

Au moment de boucler la boucle...

À strictement parler, notre tour du monde se terminera le jour où, dans quelques semaines, nous débarquerons de l'avion qui nous ramènera à Montréal. Mais dans notre esprit, c'est l'arrivée à Montpellier la semaine dernière qui en a marqué la fin après quatre mois pleins. Car nous nous retrouvons «chez nous», dans nos meubles, nos affaires, nos habitudes, notre voisinage de copains et de connaissances.
Le retour de Venise s'est plutôt bien passé, même si ça ne s'est pas fait comme nous l'aurions préféré. Idéalement, nous serions rentrés tranquillement en train — express italien de Venise à Milan, puis TGV par le Midi de la France. Hélas, c'était irréaliste, les horaires ne concordaient pas et surtout, il n'y avait pas de trajets directs, mais une série de changements qui étiraient le voyage à plus d'une douzaine d'heures... avec presque obligatoirement une nuit d'hôtel au milieu. 
Nous nous sommes donc résignés à prendre l'avion jusqu'à Lyon (une heure et quart en mode économie sur EasyJet, un peu à l'étroit mais avec un personnel étonnamment sympathique) puis deux heures de train de la Part-Dieu à Montpellier. En chemin, nous avons découvert l'efficace service d'aide de la SNCF, une escouade de jeunes gens joviaux et disponibles en livrée rouge qui vous escortent, transportent et placent vos bagages à bord au départ, les récupèrent et vous déposent dans un taxi à l'arrivée. Gratuitement. Cela confirme ce que nous savions déjà: en Europe du moins, les voyageurs sont pas mal mieux traités dans les gares que dans les aéroports... pour lesquels on paie pourtant bien plus cher!
Une mauvaise nouvelle à l'arrivée, nos quatre valises qui devaient être livrées directement de Venise à la maison à Montréal sont bloquées par la douane canadienne à Dorval, pour une raison mystérieuse. Je suis encore à la recherche d'une explication, et surtout d'une solution pour les dédouaner.
Cela ne nous empêche pas de relaxer et de retrouver graduellement notre énergie après l'inévitable lassitude accumulée au cours d'un tiers d'année de vagabondage, si luxueux fût-il. Et de jouir des plaisirs si conviviaux du Languedoc, tout en cogitant et devisant sur nos meilleurs souvenirs et nos impressions générales.
Pour Marie-José, curieusement, le clou du voyage aura été la découverte de Colombo et du Sri Lanka, avec leurs beautés, leur mentalité chaleureuse et ouverte... Pour moi, c'est probablement Ho Chi Minh Ville (Saïgon) et le Vietnam jeunes et dynamiques, quoique Hong Kong, Sydney et Auckland ont aussi été de remarquables expériences. Nous plaçons hors-catégorie les charmes paradisiaques de Bali et des petites îles du Pacifique.
Mais ce qui m'a le plus frappé dans l'ensemble, c'est l'invraisemblable combinaison de jeunesse, d'énergie, d'optimisme et d'intelligence qui imprègne presque tout l'Extrême-Orient, de l'Inde jusqu'à l'Australie. Une réalité qu'il faut vivre «en direct» pour en apprécier la force et l'importance. Si l'humanité a encore un avenir malgré les conneries et les monstruosités dont elle se rend coupable, c'est là qu'il a toutes les chances de se trouver, bien plus que dans une Europe morose et routinière, un monde arabe empoisonné par l'Islamisme ou une Amérique de plus en plus frileuse et repliée sur elle-même. Et je pense de plus en plus que c'est tant mieux.
Aux lieux qui nous ont marqués, il faut ajouter les rencontres. Quelques co-voyageurs comme le vieux Tom et ses presque cent ans actifs et joyeux, le couple suisse amusant et sans prétention Esther et François de Neuchatel, les musiciens fanatiques de jazz Sam Dunn et Dimitri, nos voisins de cabine californiens Alex et Margaret, férus de peinture et de littérature, le couple francophile et cultivé Ron et Tom d'Oakland, que nous retrouverons peut-être bientôt à Paris... Quelques membres du personnel, le jovial échanson mauricien Alex, la serveuse Italienne experte en pasta Silvia, le Roumain Christian et le Floridien Ben, avec chacun ses efforts pour parler français... et son accent particulier. Et deux ou trois guides locaux d'exception, le charmeur Richard de Papeete, la Vietnamienne Maï faisant le grand écart entre son catholicisme et sa passion pour l'«oncle» Ho Chi Minh, l'Indienne Dilshad et sa connaissance des coins délicieusement secrets de Mumbaï...
Un regret enfin, qui vaut pour toute croisière, mais qui est encore plus flagrant dans un aussi long périple: des escales qui durent un jour ou deux, c'est presque inévitablement soit trop court, soit (plus rarement) trop long. Ou bien on est frustré de ne pouvoir explorer plus en profondeur une ville, un coin de pays fascinants, ou bien on piaffe en attendant de lever l'ancre d'un endroit qui nous paraît de peu d'intérêt. C'est comme le «menu dégustation» d'un bon restaurant... un échantillonnage qui ne vaut que si on peut plus tard revenir sur ses pas pour prolonger l'expérience.
Dans notre cas... il faudra voir à quel point l'âge et la santé nous permettront de le faire!

08 mai 2014

Vivre à Venise

Santa Maria Formosa est un des grands «campi» du Sestier (quartier) Castello de Venise, une place publique typique et pittoresque mais peu fréquentée par les touristes. Une église trapue du même nom à campanile carré dans un coin, face à un petit canal traversé par deux ponts entre lesquels s'active un café-snack populaire; deux rangées opposées de belles maisons anciennes plus ou moins décrépites aux fenêtres à arcades romanes, gothiques ou mozarabes, au rez-de chaussée desquelles s'ouvrent des commerces (resto, pharmacie, banque, coiffeur, petite épicerie-fourre-tout...); un kiosque à journaux, une fontaine et un marché à ciel ouvert au centre; et à l'autre bout notre hôtel, le Ruzzini Palace, élégant palais tout blanc du 17e siècle avec une entrée principale à double porte de fer forgé surmontée de lanternes sur la place et une «porte de mer» sur le canal derrière.
C'est par cette dernière que nous sommes arrivés en water-taxi le matin du premier mai, après un débarquement étrangement cafouilleux. Les services habituellement impeccables de Seabourn avaient, semble-t-il, pris congé pour la Fête du Travail. Informations erronées, bus-navettes invisibles, plus d'un quart d'heure à pied chargés de bagages, sans aide ni indications claires le long de quais venteux et de parkings déserts, pour arriver à un ponton d'embarquement-taxi où le personnel local et les employés de la croisière ne s'entendaient bruyamment pas, et dans deux langues au moins, sur les façons de faire ou les priorités. Certains passagers qui avaient payé jusqu'à 400 dollars US pour le transport à leur hôtel ou à l'aéroport trépignaient de rage et d'impatience (non sans raison), ce qui n'aidait pas les choses.
Nous avons fini par trouver à l'autre bout des quais la jeune femme, gentille et efficace, de la société de «motoscafe» où j'avais réservé par Internet. Une dizaine de minutes plus tard, nos valises et nous avons pris place dans un confortable canot automobile de bois verni qui nous a promenés à travers une bonne moitié de la ville pour enfin nous déposer au mini-quai du Ruzzini. Après une courte attente, on nous a installés dans une chambre immense du premier étage, au plafond de poutres apparentes peintes en trompe-l'oeil et aux deux grandes fenêtres donnant sur la place. C'est ici que nous allions apprendre pendant quelques jours l'art raffiné de vivre à Venise.
Dès le premier midi, nous nous retrouvons — sur les conseils de l'hôtel — sur une banquette exiguë d'Al Mascaron, le parfait restaurant de quartier sombre et remuant d'une des étroites et tortueuses «calli» voisines. Immense et délicieuse salade de pieuvre et céleri, foie de veau à la Vénitienne et fritto misto de fruits de mer avec une carafe de (bon) rouge maison. Tout le monde nous dévisage; nous comprendrons plus tard que ce n'est pas en tant qu'étrangers, mais pour avoir commis le sacrilège de n'avoir pas pris l'incontournable «primo piatto» de pâtes, pour lequel le chef est renommé.
Retour sur la place pour la grappa. De temps à autre, l'espace est traversé par un troupeau de visiteurs entraînés au pas de charge par un(e) guide brandissant un fanion de couleur vive. Mais dans l'ensemble, il est facile ici d'oublier que Venise est une des grandes destinations touristiques de la planète, et de se laisser aller au charme de la flânerie. Assis à l'un des trois cafés, nous regardons les gamines et gamins poursuivre avec fougue leurs ballons de football auxquels le pavage inégal imprime des tracés erratiques.
Il y a aussi les jeunes couples poussant leurs bébés prospères dans des landaus cahotants; la dame toujours en blanc et noir qui promène à pas menus ses quatre pékinois (trois en laisse, un dans son cabas) dont elle recueille soigneusement les crottes avec une truelle de plastique mauve; le vieux monsieur en chandail et casquette  de tweed qui sort de la boulangerie tous les jours à midi pile, son pain rond sous le bras; la marchande de journaux dont les pantalons collants et les chemisiers flamboyants sont un défilé de mode permanent...
Dès le premier soir, comme nous allons passer commande au café le plus près de l'hôtel, un jeune homme à la table voisine nous prévient: «La bière est bonne, les apéros sont costauds. Si vous voulez manger, les sandwiches sont OK, mais ne touchez pas à la pizza», avec un geste du pouce éloquent vers la terrasse de l'autre côté dont c'est la spécialité.
Le lendemain, nous sommes partis en bateau-taxi rendre visite aux copains suisses de la croisière, qui avaient choisi un des hôtels proposés par Seabourn, le cinq-étoiles de luxe Luna Baglioni. Quand nous y sommes arrivés, nous avons ressenti un petit pincement de regret: l'endroit est magnifique, un palais aristocratique de la Renaissance donnant directement sur le Grand Canal et restauré de façon grandiose, tout en marbres et cuivres rutilants, tapisseries et tableaux anciens. De plus, il est à deux minutes de marche de la Place Saint-Marc.
Mais quand nous avons vu la clientèle... En grande majorité des étrangers riches et prétentieux, costumés et pomponnés (Esther et François, avec leurs jeans et vêtements sport pourtant d'excellente facture, juraient avec le reste), comme une sorte de bulle archi-touristique engoncée dans une Venise de cinéma! Après un verre chaleureux d'adieu avec nos amis, nous avons été soulagés de retourner à pied vers le terre-à-terre (si l'on peut dire) de Santa Maria Formosa.
Le jour suivant, la serveuse du petit déjeûner, toute la réception de l'hôtel, le waiter du café aux sandwiches et la pharmacienne nous appellent déjà par notre nom. Et je commence à connaître assez bien le labyrinthe environnant pour ne pas devoir sortir mon plan de Venise quand je vais au trou-dans-le-mur du marchand d'électronique de Calle Lunga de Sta Maria pour nous procurer un (génial) chargeur à quatre sorties pour iPod, iPad etc. alimenté par la curieuse prise murale triple italienne.

Entre-temps, nous avons ciblé, de l'autre côté du pont derrière l'église (six marches à monter, huit à descendre) au bout de la Ruga Giuffa qui mène vers San Marco, ce qui allait devenir notre table de prédilection. Le Giardinetto s'ouvre sur une salle de bar aux chaleureuses boiseries qu'on traverse pour s'installer à la vaste terrasse entourée de verdure et de brique antique qui lui donne son nom. C'est là que j'apprends, sans trop de douleur, comment s'ordonne un vrai repas vénitien. 
Il y a d'abord l'aperitivo, presque toujours un «spritz» bitter (Campari ou Fernet-Branca) ou plus doux (Aperol) accompagné d'antipasto — bruschetta, anchois marinés, portobellos grillés... Suit le sacro-saint «primo piatto» de pasta, qui peut être archi-simple: spaghetti aliolio (ail et huile d'olive) ou absolument décadent: tagliatelles noires à l'encre de seiches avec sauce aux écrevisses à la crème. Troisième étape inévitable, le «secundo piatto» principal, de viande ou de poisson, servi sans accompagnement sauf, parfois, une louche de polenta. Au Giardinetto, cela veut dire presque obligatoirement: la succulente anguille grillée toute nue ou l'escalope de veau maison (habillée de sauce crémeuse aux champignons et marsala), quoique le fritto misto de menu fretin enrichi de crevettes n'est pas sans mérite.
Le dessert, et ça se comprend, n'est pas obligatoire... mais tiramisu, crema caramel ou panacotta sont très, très difficiles à refuser. Et pour couronner le tout, un minuscule café si tassé qu'il est presque solide. Enfin, les coeurs bien accrochés ont droit à une transparente grappa du Frioul ou à une Vecchia Romana ambrée.
«Tout ça est bien beau, me direz-vous, mais qu'avez-vous fait à Venise à part manger?» Nous avons aussi bu, vous devez vous en douter. Et ce n'est pas tout. 
Suivant l'excellent précepte du Maréchal de Turenne («Tu trembles, carcasse...»), nous avons obligé samedi nos vieilles guibolles à arpenter une bonne moitié de la longueur de la ville, depuis la gare de Piazzale Roma jusqu'à San Marco. Cela a commencé dans ce qui avait tout l'air d'une trappe à touristes au bord du Grand Canal mais qui nous a servi, à notre ébahissement, un miraculeux risotto noir à la seiche avec un pichet de fin soave d'un jaune presque vert.
Nous avons remonté la Lista di Spagna dans une foule dense totalement vierge de Vénitiens (sauf les vendeurs de souvenirs et raccoleurs) jusqu'à San Geremia, où j'ai eu une amusante mais pas toujours compréhensible conversation multilingue avec un vieux peintre de paysages en série au pinceau étonnamment habile avec un bon oeil pour la couleur et la lumière, de qui j'ai fini par acheter une petite vue à l'huile d'une embouchure de canal — dont je me demande maintenant ce que je pourrai bien faire!
L'étape suivante au bout de la Strada Nuova a été une pause bière/San Pellegrino à une mini-terrasse où nos voisins étaient des Texans en vadrouille. 
Nous avons ensuite trouvé le tour de nous égarer dans un écheveau de ruelles et de campielli à l'épreuve de toutes les cartes et tous les compas. Avec l'aide de résidants compatissants mais pas toujours experts, avons abouti sur le magnifique Campo San Giovanni e Paolo, où l'orgueilleux condottiere Colleoni nous narguait du haut de son cheval. «T'as pas de quoi te vanter, bonhomme, ai-je réagi, toi aussi tu t'es perdu!» En effet, il avait posé comme condition pour son appui à Venise dans une quelconque guerre qu'on érige sa statue équestre «face à San Marco». Mais un doge farceur (paraît qu'il y en a eu) a tenu plus ou moins parole... en le faisant statufier devant la Scuola (confrérie) San Marco, où il campe encore, plutôt que la célébrissime basilique. 
Toujours est-il qu'en repartant, nous nous sommes encore fourvoyés pour finir, au lieu de Sta Maria Formosa qui se trouvait à deux rues et un pont de là, au beau milieu des pigeons de la Place Saint-Marc. Et Azur qui n'avait même pas un croûton rassis pour les nourrir!
Le gag final a été de découvrir que pour rentrer chez nous, c'était deux fois plus loin d'aller prendre le vaporetto que de le faire à pied.
C'est donc dimanche avant-midi qu'a eu lieu la grande excursion en bateau-autobus, avec quelques touristes, soit, mais surtout une masse de Vénitiens amoureux de  leur ville dont c'est un des passe-temps favoris. Du pont du Rialto, la Ligne 2 nous a amenés jusqu'à la Ferrovia (gare), d'où nous sommes repartis dans l'autre sens (Ligne 1) pour parcourir la totalité du Grand Canal jusqu'à Sta Elena, puis la lagune jusqu'au Lido. Impossible de parler du paysage qui défilait des deux côtés sans tomber dans tous les pires clichés touristiques... et impossible de se taire devant tant de beauté et d'harmonie surgissant d'une pareille cacophonie de formes, de styles et de couleurs. Là où Paris, Londres ou Vienne sont parvenues à leur élégance par un ferme embrigadement de leurs architectures, Venise a fait mieux encore en garrochant son imagination dans toutes les directions... avec un suprême instinct de la fusion des accords les plus discordants. 
J'ai pensé à un autre aspect, moins reluisant, de la réalité vénitienne dimanche en achetant, chez la marchande de journaux-gravure-de-mode, un exemplaire du Gazzettino, ce quotidien tabloïde que Donna Leon et son fictif «commissario» Guido Brunetti adorent détester... pour y trouver par pure coïncidence, étalés sur quatre pages, les ragots les plus outranciers sur le suicide avec son arme de service d'un policier de la Questura, possiblement à la suite d'une magouille mafieuse. Tout comme dans un polar de la Signora Leon!
Ce n'est que lundi que j'ai fini par visiter «notre» église, dont il faut avouer que face aux fabuleux trésors de ses rivales plus célèbres, elle n'offre pas un étalement de grandes merveilles... sauf le polyptique de Sainte-Barbe de Palma le Vieux (1473) et une Vierge avec Saint-Dominique de Tiepolo qui, à eux deux, suffiraient à faire la renommée d'un sanctuaire dans toute ville moins richement douée!
En soirée, nous sommes partis à pied vers San Marco pour un sympathique concert d'«opéra de chambre»: un petit ensemble à cordes accompagnait un duo soprano-ténor dans un pot-pourri d'airs fameux du répertoire, autour de pièces vocales moins connues de la gloire locale, Vivaldi. À la suite de quoi, comme de vrais Vénitiens, nous sommes revenus à pied par les rues mal éclairées, lampe de poche en main, jusqu'«à la maison» où passer une dernière nuit avant de refaire les bagages pour le départ vers Montpellier.
Ah oui, et nous n'avons, en cinq jours, pas mis le pied sur la moindre gondole!

06 mai 2014

Un point (presque) final

Tristesse et apothéose de la fin de croisière. Le matin du premier mai, Fête du Travail en Europe, nous sommes une soixantaine en robe de chambre à frissonner à la proue du Sojourn, à côté des marins qui préparent les aussières pour l'ultime accostage. Un verre de mimosa (champagne et jus d’orange) à la main, nous regardons un soleil de la même couleur se lever juste à temps pour illuminer les murs, les dômes et les tours d'ocre et de rose de Venise qui se reflètent dans le miroir bleu clair de la lagune. Un décor à la Canaletto pour la «Grande Finale» de nos quatre mois en mer!
Nous avons franchi peu avant l'aube la passe du Lido et, entre les bouées et les faisceaux de «pali» qui rythment tout l'espace marin autour de la ville, le remorqueur qui nous hâle longe lentement la rive des Jardins publics et de l'Arsenal vers le Palais des Doges. Face à l'embouchure de la Place Saint-Marc encore plongée dans l'ombre, nous nous écartons vers l'Île de la Giudecca toute de pierre dorée et de brique sanguine, dont nous empruntons le canal pour aller accoster en douceur à la Gare maritime.
Entre cette splendeur et celle d'Éphèse quatre jours plus tôt, les trois dernières escales ne pouvaient être qu'un anti-climax. Pourtant Corfou, puis Dubrovnik, deux des «perles de l'Adriatique», méritaient mieux.
Le trajet de Kusadasi en Asie Mineure à Kerkyra (le nom grec moderne de Corfou) a pris un jour et demi, le Sojourn étant juste un peu trop gros pour emprunter le Canal de Corinthe, qui coupe la Grèce en deux à son plus étroit. Nous avons donc navigué de petite île en délicieuse petite île à travers les Cyclades, avant de contourner les pointes dentelées du Péloponnèse.
Le chef-lieu de Kerkyra, Corfou, est une ville curieuse, mi-grecque, mi-vénitienne avec une pointe de saveur anglaise, le résultat d'une longue histoire de conquêtes et d'occupations. Une flottille de cars l'ont traversé à partir du port pour nous emmener quelques kilomètres plus loin au Palais Mon Repos, élégante résidence de l'impératrice Sissi d'Autriche et lieu de naissance du prince consort Philip d'Angleterre, enchâssé au coeur d'un jardin et d'un parc immenses.
L'intérieur, transformé en musée des somptuosités aristocratiques décadentes du 19e siècle, est fort bien préservé, mais l'extérieur est curieusement délabré, comme si l'État grec, qui en a hérité, n'avait plus les moyens de tout entretenir — ce qui, dans la situation de crise du pays, ne serait pas étonnant. Ses façades peintes et ornées aux airs vieillots et son belvédère surplombant la mer formaient cependant un remarquable fond de scène pour le buffet en plein air au champagne et aux hors-d'oeuvres locaux variés et abondants que nous avait préparé la croisière, malgré le temps un peu incertain. Mais tout compte fait, je me demande si nous n'aurions pas mieux fait d'aller simplement flâner à travers la ville, tout aussi intéressante à sa façon. Même parapluie en main.
Il pleuvait aussi des clous le lendemain matin à notre arrivée à Dubrovnik, à tel point que les excursions à terre ont toutes été annulées, ce qui ne s'était jamais produit depuis le début du voyage. Il a fallu mettre une croix sur la balade en téléférique et la vue panoramique de la côte croate promises. Ce n'est qu'en milieu d'après-midi que le ciel s'est assez dégagé pour que nous osions emprunter une navette à la sortie du paquebot, où nous avons eu la chance de croiser un des croupiers du Casino de bord, Serbe «ennemi» des Croates (et donc parlant la même langue!). Il nous a tenu compagnie en nous contant ses souvenirs de jeunesse — et de guerre — jusqu'à l'esplanade de l'extraordinaire bourg médiéval, dont nous avions gardé depuis bientôt douze ans un souvenir ébloui et que lui n'avait jamais visité, pour cause.
Pour nous, la fois précédente était la toute première escale de notre première croisière (à bord de l'«Azur») et tout nous paraissait merveilleux... avec raison dans le cas présent. Pourtant, la ville portait encore à l'époque des stigmates visibles de son récent siège par les Serbes («Bah! avait commenté notre guide local, fataliste, cette ville a été bâtie pour être assiégée.»), des cicatrices aujourd'hui totalement effacées. 
Nous n'avons eu ni le temps, ni le courage d'en faire de nouveau le tour — je pense surtout à ces cours intérieures aux escaliers baroquement tordus et décorés et à ces incroyables rues en volées de marches abruptes tout au fond —, mais nous avons du moins renoué avec la redoute et la tour à pont-levis qui en gardent l'entrée, puis avec la charmante place autour d'une fontaine à l'intérieur des murs. Il n'y avait pas cette fois-ci un ménestrel en costume et luth d'époque pour nous chanter la bienvenue... mais on ne peut pas tout avoir! En échange, j'ai acquis une odorante eau-de-vie artisanale aux herbes dont je me ferai une joie de vous donner des nouvelles.
Le prochain blogue vous parviendra sans doute de Montpellier... mais il vous parlera d'un séjour paisible mais plein de chaleur et de charme dans la Venise «populo» de Sta Maria Formosa.

03 mai 2014

Petite musique d'Éphèse

Pour le dernier «Évènement spécial» de la croisière autour du monde, Seabourn avait bien choisi son cadre. Samedi dernier en fin d'après-midi, deux cars nous ont emmenés avec les quelque 70 autres «survivants» du périple depuis le port vacancier de Kusadasi en Turquie jusqu'à ce qui sont sûrement les ruines gréco-romaines les plus grandioses et parmi les mieux conservées de l'Asie mineure: Éphèse. 
L'ancien port majeur de la Grande Grèce puis de l'empire romain est aujourd'hui bien reculé dans les terres. Comme bien d'autres (je pense à notre quasi-voisine camarguaise Aigues-Mortes), l'estuaire qui lui avait donné naissance s'est enlisé, notamment suite au déboisement intensif causé par les besoins de matériaux des chantiers navals, et l'antique plan d'eau est désormais une plaine partiellement marécageuse de cinq kilomètres. Il faut voir là-dessus ce qui a été une des lectures de chevet de mon voyage, «The Great Sea» de David Abulafia, sans doute le meilleur et le plus fascinant livre sur la Méditerranée après Fernand Braudel — et juste avant le délectable «Que sont les siècles pour la mer» de Max Gallo.
Les cars ont dépassé les restes imposants de l'immense amphithéatre (24 000 places) creusé à flanc de colline où Saint Paul avait, dit-on, prêché pour la première fois aux Gentils — sans autre succès que de se faire arrêter pour avoir troublé l'ordre public et transporter à Rome, d'où il a écrit, évidemment, son Épitre aux Éphésiens. Ils nous ont déposés à l'entrée d'une longue allée ombragée, au bout de laquelle nous avons pu circuler à la lumière du soleil tombant sur le forum, dans les rues pavées bordées d'anciens palais et de temples, pour aboutir à la cour de la Bibliothèque Celsius. Là, entre une façade romaine à arcs ornée de statues remarquablement restaurée d'un côté et un portique hellénistique à colonnes de l'autre, avaient été dressées des tables vêtues de rose et de blanc où chaque place était marquée par une grande assiette de vermeil. Dans le crépuscule orangé, un spectacle d'une beauté à vous laisser sans voix. Peu importe d'ailleurs, puisque tandis que nous prenions place, un trio d'instrumentistes installé dans l'entrée de la bibliothèque meublait très joliment le silence avec la «Petite musique de nuit». 
Nous nous sommes retrouvés assis avec deux couples, notamment des Japonais dont le mari ne parle pas anglais (ou si peu) et la femme est passionnée de peinture, en particulier d'aquarelle dont elle fait des paysages délicats, ce qui l'amenait à me bombarder de questions pertinentes et techniques sur l'acrylique et mes façons de peindre, surtout en voyage. Mais pendant un excellent repas entièrement composé de spécialités locales et de vins du Proche-Orient, cela donnait une curieuse conversation syncopée d'abord par les intermèdes musicaux (Schubert ayant succédé à Mozart) puis par des hiatus «linguistiques» où Mme Hara traduisait pour Monsieur et moi pour Marie-José; disons que ça manquait un peu de spontanéité, on se serait crus par moments à une table non de banquet, mais de pourparlers diplomatiques!
J'imagine que c'est le décor classique d'Éphèse (ou bien l'influence pernicieuse de Venise où nous avons maintenant débarqué) qui me pousse à faire aujourd'hui un blogue aussi «intellectuel», mais c'est bien fait pour ceux qui me reprochaient d'insister exagérément sur le côté gastronomique: vous ne saurez même pas ce qu'il y avait au menu, na! Et le naturel reviendra sans doute au galop...
Le souper s'étant terminé dans une obscurité trouée de lampions, nous sommes partis à tâtons rejoindre le reste des passagers du Sojourn, déjà bien assis sur une place en ruines transformée en salle de concert, où la soirée s'est poursuivie pendant une heure enchanteresse aux accents romantiques (Liszt et Tchaikovsky entre autres) puis modernes (Debussy) d'un bon orchestre de chambre dont la soliste principale était une remarquable flûtiste...
Nous ne risquons pas d'oublier Éphèse.