02 novembre 2015

Contre un Canada guerrier

Je vois au Téléjournal un jeune combattant canadien qui fait campagne pour l'envoi de troupes canadiennes au sol avec les Kurdes contre Daesh et Al Assad. Je sympathise avec son engagement, mais y répondre serait une erreur géopolitique majeure.
Avec l'Inde et la Suède (et Cuba à un degré moindre), le Canada est un des rares pays dont le pacifisme et la neutralité (ou du moins l'attitude non menaçante et libre de tout colonialisme) se combinent avec une expertise militaire reconnue. Ce curieux alliage en fait un des quelques acteurs mondiaux capables d'intervenir dans les zones de conflit pour séparer les belligérants et calmer le jeu, puis servir de «courtier honnête» sans parti-pris dans d'éventuelles négociations de paix.
D'autres — États-Unis, Angleterre, France, Russie — ont un profil différent, celui de «pays guerriers» entraînés et enclins à intervenir de façon agressive et partisane dans les conflits. Je ne les condamne pas, au contraire: je crois que les deux types sont indispensables à l'équilibre du monde.
Mais le premier est beaucoup plus rare et, en conséquence, plus précieux. C'est pour cette raison, et non par pusillanimité ou calcul égoïste, que le Canada doit retrouver son vrai rôle de non-combattant sur la scène mondiale, après le désastreux épisode harpérien.

13 octobre 2015

Une élection hors de l'ordre courant

J'ai beau avoir depuis longtemps décidé comment je vais voter lundi prochain, je sens le besoin de mettre de l'ordre dans mes idées à l'issue de ce qui aura été une campagne hors norme, non seulement par sa longueur, mais encore plus par son caractère et ses péripéties.

 La longue campagne 

Au départ, je croyais que la manoeuvre transparente de Stephen Harper pour désavantager ses adversaires, surtout le NPD, était aussi inutile que malhonnête. Onze semaines de campagne, le double d'une durée «normale», ne pouvaient rien apporter de neuf sauf des répétitions à n'en plus finir et le désintéressement des citoyens, me disais-je. J'avais tort.
 Non seulement cette période a été riche en rebondissements instructifs, mais elle n'a cessé d'obliger les partis à préciser et à défendre leurs positions de manière beaucoup plus détaillée que d'habitude. Ce qui a provoqué dans l'électorat des fluctuations significatives. La meilleure preuve en est le nombre exceptionnel d'indécis à quelques jours du scrutin.
Je ne dis pas que nous devrions subir pareille épreuve tous les quatre ou cinq ans, mais il me paraît évident que dans les circonstances actuelles, l'exercice s'est avéré remarquablement fécond, même s'il a été déclenché pour les mauvaises raisons.

 Un tournant historique 

D'une part, nous sortons péniblement d'une crise économique et sociale majeure, qui réclamait un débat de société plus approfondi. À cela s'ajoute un contexte international particulièrement troublant, où les thèmes des réfugiés et de l'immigration ont pris une acuité nouvelle et où se repose en termes nouveaux la question du rôle et de la réputation du Canada dans un monde de plus en plus conflictuel et violent.
Deuxièmement, il était indispensable de clarifier le résultat paradoxal de la dernière élection, où un étonnant sursaut vers la gauche, en particulier au Québec, a eu pour effet de donner une majorité au gouvernement le plus à droite que nous ayons connu au moins depuis Diefenbaker.
 D'une part, il fallait voir si la véritable lutte à trois qui était apparue en 2011 entre une droite, un centre et une gauche relativement bien définis n'était qu'un accident de parcours, ou au contraire se confirmait comme un élément durable du paysage politique.
D'autre part, après dix ans d'un régime se réclamant de plus en plus ouvertement de la pensée néolibérale et de la droite dure américaine, il fallait voir si la population dans son ensemble s'était convertie à cette façon de voir, ou si elle tenait toujours à un modèle socioéconomique canadien beaucoup plus inspiré du centre-gauche. Et accessoirement si ce sentiment était uniforme ou s'il existait des clivages marqués entre les régions.
Un autre dossier qui a eu son importance en début de campagne mais qu'on a en grande partie oublié par la suite est celui de la gouvernance et de l'intégrité des gouvernants. D'un côté, Harper et son cabinet ont été hantés par le procès Duffy et les présomptions de manoeuvres douteuses. Par ailleurs, Thomas Mulcair a été victime à la fois de prises de position datant de son passé libéral et d'une ambiguïté de son message selon qu'il s'adressait au Québec ou au Canada anglophone. Enfin, Justin Trudeau, traînant la patte en début de campagne, a dû appeler à l'aide deux de ses prédécesseurs, Paul Martin et Jean Chrétien, qui risquaient de ressusciter le fantôme du «scandale des commandites» qui avait fortement contribué à la déchéance de leur parti il y a une décennie.
Enfin, pour le Québec, la «vague orange» d'il y a quatre ans était-elle un phénomène unique, le signal d'un virage à gauche que ne satisfaisait plus aucun des grands partis provinciaux, ou simplement un retour vers un vote «stratégique» entre les partis fédéralistes qui avait été la norme pendant des décennies, jusqu'à l'avènement imprévu mais spectaculaire du Bloc québécois il y a une vingtaine d'années?
Nous nous trouvions donc à un tournant historique, qui imposait une période de réflexion plus importante que ce que permet la durée habituelle d'une campagne électorale. Je ne crois pas que c'est ce que visait Stephen Harper... mais c'est ce qu'il nous a ménagé. Tant mieux.

Niqab, valeurs et sécurité

C'est un thème à trois têtes dont la présence était bien prévue dans la campagne, mais pas sous la forme qu'elle a prise. On attendait un débat plus ou moins chaud d'une part sur la loi C-51 restreignant les libertés civiles au nom de la sécurité et de la lutte au terrorisme et un autre sur la participation canadienne à la guerre au Moyen-Orient et le rôle du pays dans la communauté internationale, notamment quant à l'accueil des réfugiés. 
On a eu une tempête aussi dévastatrice qu'imprévue sur un troisième larron en apparence anecdotique: le niqab, qui a sinon enterré, du moins fortement coloré les deux autres. Et qui, ce faisant, a contribué à changer le sens de la campagne... et le destin du parti qui, jusque là, faisait la course en tête. 
Les libéraux et surtout le NPD, pris du mauvais côté de la barrière, ont eu beau répéter la mantra «Passons aux choses sérieuses», ils ne sont jamais parvenus à escamoter ce qui est, en fait, devenu un élément majeur de la campagne. Pour deux raisons. 
La première porte un nom bien simple: démocratie. Si ce n'est pas au peuple citoyen à décider ce qui est important dans la seule période où il a son mot à dire dans la façon dont on l'exploite, je me demande bien à quoi sert tout cet exercice. Peu importe que l'attention du peuple se fixe sur un objet qui ne correspond pas aux priorités des gouvernants et des commentateurs. 
La deuxième raison, encore plus forte, c'est que cette fois du moins, le peuple avait raison. Que la Charte des Droits individuels puisse servir de garantie inconditionnelle à l'obscurantisme sexiste de n'importe quelle coutume idiote est un danger majeur pour nos sociétés... Je ne vois pas comment on peut se dire laïque et civilisé et accepter que nos tribunaux approuvent le fait qu'un individu (peu importe sa croyance) ait tordu le bras à sa femme ou à sa fille jusqu'à ce qu'elle réclame comme un «droit» un geste qui l'abaisse et fait d'elle un objet de sarcasme et de discrimination. Toute loi qui favorise un tel détournement du concept de droit est une mauvaise loi et il faut la changer d'urgence, au lieu de s'abriter derrière la toge des juges... 
D'ailleurs, le fait que le Québec, depuis la Révolution tranquille, soit devenu la région la moins pratiquante de l'Amérique du Nord n'est sûrement pas étranger à sa réaction, la plus vigoureuse au pays, à ce qui a été perçu comme une menace directe à une laïcité de l'État désormais considérée comme une de nos valeurs fondamentales. 
Que près de deux mois plus tard, la question demeure assez vivace pour provoquer un ironique mouvement populaire du «vote voilé» n'est qu'une preuve de plus de sa pertinence. Bravo pour l'intelligence du peuple. 

Déficit, impôts et modèle social 

Ce qui devait être le thème majeur de la campagne est presque devenu un sous-thème, omniprésent mais en sourdine, souvent à travers des aspects secondaires ou anecdotiques: la vision qu'ont les partis de l'économie et, en conséquence, du modèle social canadien, en particulier comparé à celui de nos voisins du sud. 
Ainsi, la dimension «croissance et politique industrielle» s'est transformée en un débat sur le pétrole, qui a inévitablement dérivé en une discussion âcre et complexe sur l'environnement. Curieusement, seul le Bloc québécois a fait un effort réel pour remettre le vrai problème sur le tapis. 
La question d'une politique de relance et des raisons pour lesquelles le Canada ne s'est pas mieux relevé de la crise de 2007-2009, alors qu'il avait tous les atouts pour le faire, aurait pu être le fossoyeur des espoirs des conservateurs. 
 Bizarrement, au lieu d'attaquer le gouvernement sur son douteux bilan à cet égard, les deux principaux partis d'opposition se sont lancés dans une joute entre eux à savoir s'il était ou non acceptable et pertinent de faire des déficits dans la conjoncture actuelle. Les libéraux ont gagné cette bataille avec un gambit audacieux aux dépens d'un NPD qui, se voulant rassurant, s'était enfermé dans une position conservatrice qui ne convainquait pas ses propres partisans, encore moins les électeurs centristes qu'il espérait ainsi séduire. Mais le plus important est que pendant ce temps, Stephen Harper rigolait sur les lignes de côté, sans perdre une plume de son panache. 
Il a fallu attendre les deux dernières semaines de la campagne pour que resurgisse ce qui aurait pu être le sujet majeur de l'affrontement: la dérive des conservateurs vers une vision minimaliste à l'Américaine du rôle de l'État, face à une tradition canadienne beaucoup plus sociale et interventionniste. 
J'ai la nette impression qu'il existe sur ce point un assez large consensus contre le virage à droite, qui se traduit par la volonté de renverser le régime en place, quitte pour cela à recourir à un vote «stratégique». Mais il est peu douteux que les partis d'opposition, les néo-démocrates en particulier, auraient eu avantage à taper ensemble sur cette faiblesse de l'adversaire principal, au lieu de s'égarer dans des combats singuliers entre eux. Ce faisant, ils ont laissé Stephen Harper replacer la discussion sur le terrain, beaucoup moins miné pour lui, des réductions ou hausses d'impôts pour telle ou telle catégorie de contribuables. 

Une gauche qui n'ose pas dire son nom 

Ce qui pour moi aura été l'évènement majeur (et la plus grande frustration) de la campagne est l'incapacité du NPD à comprendre que la volonté de renouvellement dans la population voulait dire un mouvement non pas seulement vers le centre, mais vers une gauche modérée... qu'il était de loin le mieux placé pour incarner. 
Le recentrage opéré en 2011 par Jack Layton était sans doute nécessaire pour débarrasser le parti d'une partie de sa tradition travailliste à l'anglaise et lui donner une crédibilité accrue au centre. 
Mais sa réussite même prouvait qu'il était suffisant, et que dans le nouveau contexte d'une véritable lutte à trois, il était nécessaire que le NPD réaffirme son rôle de défenseur du changement et du progrès social, nettement à gauche d'un parti libéral qui avait besoin de se refaire une place après sa récente déconfiture. 
Au lieu de cela, il s'est acharné à démontrer que lui aussi pouvait être un parti conventionnel, par exemple par son refus catégorique (et aussi absurde que peu crédible) de tout déficit même pour des fins de relance économique et de réinvestissement dans les infrastructures, par sa position ambiguë sur la production pétrolière et les oléoducs, enfin par son échec total à confronter la dimension sociétale et laïque de l'affaire du niqab. 
Pendant ce temps, il se laissait contourner sur sa gauche par des libéraux qui, bien mieux que lui, semblent avoir pris le pouls de l'électorat... quoique je doute fort de leur sincérité à cet égard et de leur volonté réelle de mettre en oeuvre la vision social-démocrate qu'ils font miroiter.  Ironie du sort, le parti qui est tout près de l'emporter en tant que «porteur du changement» est celui qui a dirigé le pays pendant la plus grande partie du dernier demi-siècle, mené par le fils d'un de ses leaders emblématiques avec l'appui de deux autres figures «historiques» vétustes, sans la moindre prétention à la nouveauté.
Une autre dimension du nécessaire changement que les néo-démocrates ont complètement ratée est celle du renouvellement non seulement du personnel politique, mais du rôle et du caractère mêmes des élus. Il y a quatre ans, le parti a hérité de près d'une centaine de nouveaux députés sans expérience, souvent jeunes mais qui, étonnamment, se sont souvent imposés par leur dynamisme, leur capacité d'écoute, leur talent pour lancer des initiatives imaginatives répondant à des besoins réels. Un véritable souffle nouveau au Parlement et dans les comtés, à orientation plus citoyenne que partisane, qui avait le potentiel de séduire un électorat souvent déçu par ses représentants. 
Au lieu de jouer sur cette force, le NPD a pris l'étrange risque de négliger le symbole le plus frappant de son rajeunissement et de sa pertinence accrue, pour s'en tenir à une campagne archi-traditionnelle, entièrement centrée sur un chef peu charismatique au passé quelque peu vulnérable et aux idées nettement plus conservatrices que celles de ses députés, de ses partisans... et peut-être même de l'électorat général qu'il prétendait convaincre. 
Pis encore, il a jugulé un début de révolte justifiée de ses députés contre sa prise de position incompréhensible sur le niqab, s’aliénant une partie de son électorat québécois progressiste et renfonçant son image centralisatrice et autoritaire. 
Cette accumulation d’erreurs lui a fait perdre l’avantage majeur qu’il avait au Québec et, à un degré moindre, en Colombie britannique, minant par le fait même ses chances d’être enfin reconnu dans le reste du pays, notamment dans les Maritimes et en Ontario, comme un vrai parti de gouvernement. 
A-t-il par le fait même gaspillé une occasion unique d'infléchir dans un sens plus progressiste et plus actuel la politique canadienne? Il est trop tôt pour l'affirmer, mais j'en ai bien peur. 

Le malentendu québécois 

Comme c'est souvent le cas, la singularité québécoise est venue perturber ce qui était en principe une élection purement fédérale. Pourtant, les souverainistes ne sont pas au pouvoir à Québec, les grands enjeux de la campagne avaient peu d'incidences directes pour eux, et leur véhicule habituel, le Bloc québécois, avait été effacé de la carte politique, à peu de choses près, il y a quatre ans. 
Mais trois facteurs entièrement distincts se sont conjugués pour réintroduire une ombre proprement québécoise dans le portrait: le retour de Gilles Duceppe, l'incontournable niqab et la question de l’exploration et du transport du pétrole. 
L’honnêteté foncière de Duceppe, sa connaissance des dossiers, ses talents pour le débat et son indéniable passion pour le Québec ont eu pour effet de redonner un souffle de vie à ce qui était un organisme moribond. De plus, le débat sur le niqab, où il était le seul à défendre explicitement et intelligemment le consensus quasi universel de l’opinion québécoise, lui a donné un coup de pouce considérable… et mérité. Enfin, les maladresses et les atermoiements de Thomas Mulcair sur la question pétrolière ont privé le NPD des armes dont il avait besoin pour contrer une remontée du Bloc qui s’effectuait en bonne partie à ses dépens. 
Mais le miracle a ses limites: rien ne peut refaire du Bloc une véritable force politique, ni surtout lui rendre un rôle utile ni dans la sphère fédérale, ni dans le mouvement vers la souveraineté et l’indépendance. Qu’il ait deux, cinq ou une dizaine de députés, je ne vois pas de quelle façon il pourra défendre efficacement les intérêts du Québec à Ottawa; en revanche, en favorisant soit la réélection de Stephen Harper, soit l’ascension de Justin Trudeau, il est difficile d’imaginer en quoi ces deux options peuvent servir sa cause aussi bien que l’aurait fait la venue au pouvoir du seul parti réellement progressiste… malgré tous ses défauts. 
Et sur le plan strictement québécois, je persiste à croire que depuis au moins trois élections, le Bloc joue sans le vouloir le rôle d’excuse pour tous les timorés qui, rassurés par une présence purement défensive au Parlement central, se sentent dispensés de voter pour les partis souverainistes dans les élections provinciales. La naissance et la montée en force d’abord de l’ADQ puis de la CAQ, évidents refuges des nationalistes craintifs, me semblent une preuve suffisante de ce phénomène. 
Ce que j’espérais, comme le faisaient sans doute les gauchistes de Québec Solidaire, c’est que la vague orange de 2011 représentait un virage à gauche de notre électorat. Ce que je constate maintenant, c’est plutôt qu’il s’agissait d’un retour à l’attitude traditionnelle des voteurs québécois, qui pendant des décennies avant le Bloc, jouaient au fédéral un jeu subtil de vote «utile» en faveur de celui des partis fédéralistes qu’ils percevaient comme le plus avantageux, ou le moins nocif, pour eux. 

Conclusion 

Face à cette situation, je ne vois pas d’autre option que de voter quand même NPD, en espérant d’une part que le parti conservera une représentation respectable au Québec et au Canada et d’autre part qu’il se défera d’un chef sympathique mais inefficace, tout en conservant ses principes affirmés de gauche. 
Je demeure indépendantiste convaincu, j’ai un grand respect pour l’intégrité de Gilles Duceppe, bon copain et fils d’un ami cher, mais je trahirais mes convictions profondes si par un tentant romantisme, j’allais gaspiller mon vote à défendre une cause non seulement perdue, mais que je crois néfaste à nos objectifs ultimes.

03 octobre 2015

La leçon du niqab

Une première remarque sur le débat électoral canadien de vendredi soir: beaucoup plus que les autres, il a montré que sur le fond, il y a deux camps: celui, minoritaire, des ultra-conservateurs de Harper, et celui, majoritaire mais divisé, des progressistes plus ou moins affirmés, plus ou moins sincères. Depuis le centrisme libéral, jusqu'au nationalisme de centre-gauche du Bloc et au fédéralisme centralisateur mais syndicaliste et pro-féministe du NPD — et ça aurait été encore plus flagrant si Elizabeth May avait été présente. 
Entre le premier et les autres, il y a une faille idéologique majeure. Entre les trois, tout juste des nuances de pensée... ce qui a fait que malgré l'avantage évident qu'ils auraient eu à s'attaquer les uns les autres, ils se sont presque toujours trouvés involontairement ligués contre Harper. Ce n'est pas seulement, ni même surtout, une question de lutte pour le pouvoir et de «n'importe qui sauf le gars en place», mais vraiment une affaire de principe. Tant mieux.
Que le «gauchisme» de Trudeau junior soit un peu suspect et risque de ne pas résister aux tentations du pouvoir, que celui de Mulcair demeure coloré par son passé bigarré de libéral québécois, que celui de Duceppe soit aveugle à sa parenté évidente avec celui des autres provinces ne change rien à la chose. C'est d'autant plus dommage que leurs divisions vont peut-être permettre à leur ennemi commun de se maintenir au pouvoir et de poursuivre notre américanisation forcée malgré la volonté populaire... tout comme les deux dernières fois. Beurk.
Ma seconde remarque: ce n'est pas en répétant la mantra «Passons aux choses sérieuses» qu'on va escamoter ce qui est, en fait, un élément majeur de la campagne: le foutu et dérangeant niqab. Pour deux raisons.
La première porte un nom bien simple: démocratie. Si ce n'est pas au peuple citoyen à décider ce qui est important dans la seule période où il a son mot à dire dans la façon dont on l'exploite, je me demande bien à quoi sert tout cet exercice. Ou alors on crée un mini-comité de beaux esprits (par exemple Kim Campbell, Françoise David et Thomas Mulcair — qui malgré leurs désaccords s'accordent pour affirmer qu'une campagne électorale n'est pas le bon moment pour que le peuple se fasse des idées) qui vont nous dire ce qu'il faut penser et on économise les frais de l'élection.
La deuxième raison, encore plus forte, c'est que cette fois du moins, le peuple a entièrement raison. Que la Charte des Droits individuels puisse servir de garantie inconditionnelle à l'obscurantisme sexiste de n'importe quelle coutume idiote est un danger majeur pour nos sociétés... même si le cas ne se présente que deux fois sur 680 000 (Raïf Badawi en Arabie séoudite est aussi un cas unique, et après?). On ne peut en aucun cas se dire laïque et civilisé et accepter que nos tribunaux approuvent le fait qu'un individu (peu importe sa croyance) ait tordu le bras à sa femme ou à sa fille jusqu'à ce qu'elle réclame comme un «droit» un geste qui l'abaisse et fasse d'elle un objet de sarcasme et de discrimination.
Pour mieux comprendre l'absurdité de la situation, imaginez simplement ce qui se serait produit si c'était un garçon catholique ou juif qui, influencé par sa maman, avait prétendu prêter serment masqué (défense de rire, sous peine de 1000 coups de fouet)! Toute loi qui favorise un tel détournement du concept de droit est une mauvaise loi et il faut la changer d'urgence, au lieu de s'abriter derrière la toge des juges...
C'est certainement aussi important que le fractionnement des rapports d'impôts ou la protection de la gestion de l'offre laitière. Bravo, l'intelligence du peuple!

18 août 2015

Montréal, monde

Nous sommes rentrés à Montréal depuis jeudi soir, dans le confort surprenant de la classe Grand Large (affaires) de Corsair. Service aux petits soins, sièges larges et moëlleux, au menu très bon tournedos de poitrine de canard avec un surprenant bourgogne, assistance à l'embarquement et au débarquement. Le tout pour le prix d'une place économie d'Air France ou Air Canada.
Pour cause de décalage horaire, nous devons décommander l'anniversaire commun que nous nous étions promis entre Azur et Jean Antonin Billard – qui part demain pour le Portugal, on se reprendra sans doute à son retour en octobre.
Hier pour la première fois nous quittons notre cocon du LUX Gouverneur et descendons en ville. Montréal a bien ses défauts (en premier lieu le Maire Coderre!), mais nous lui redécouvrons une extraordinaire qualité: un caractère profondément cosmopolite mais discret et relax, sans la moindre prétention. La paëlla au lapin et fruits de mer du modeste El Gitano, av. du Parc, se compare avantageusement à tout ce que nous avons goûté à Paris ou Montpellier... et à bien des restaurants plus huppés d'Espagne. Et nous aurions pu en dire autant des mezzes et poissons frais de Milos pour le grec, du Latini et d'une demi-douzaine de trattorias de Saint-Laurent près de Jean-Talon pour l'Italien, du Taj et du Nupur pour l'indien, des homards tout frais de Delmo ou du mal-nommé Steak House du Vieux-Montréal. À des prix défiant souvent toute concurrence.
Arrêt suivant, la Société des alcools, monopole d'État dont on aime se plaindre... jusqu'à ce qu'en Europe ou aux USA on s'ennuie de son incroyable diversité. J'y déniche le même incroyable xéres amontillado 30 ans d'âge qu'à Jerez, la même suave et râpeuse grappa del friuli Poli ou Nonino qu'à Stresa ou Turin, le même Armagnac 1985 que chez le meilleur caviste de Pau ou Bayonne, un très correct muscat de Samos voisin de tablette d'un Lunel ou d'un Baumes-de-Venise, une vodka polonaise d'une clarté irréprochable, un choix infini de portos vintage ou ruby... Cher? Oui, certainement... mais au moins tout est là, à portée de la main. À Paris, Londres ou Rome il me faudrait une journée ou deux et trois fois le tour de la ville pour arriver au même résultat. Si même j'y parvenais.
En cours de route, nos chauffeurs de taxi sont philippin, québécois, haïtien et algérien, tous au moins bilingues, tous d'une impeccable politesse, d'une amabilité serviable et d'une bonne humeur incassable.
Rentrée à la maison, immense bloc d'appartements pour «retraités actifs» derrière le Stade olympique: sécurité sans faille mais invisible, accueil chaleureux, confort comparable à celui d'un hôtel quatre-étoiles parisien ou italien, panoplie de services: clinique santé (avec boutons d'appels répartis dans toutes les pièces de la maison), pharmacie, épicier, guichet bancaire, coiffeur, restaurant plus que correct, bistro, cinéma, billard, bowling, piscine, salle de gym avec monitrice, carré de pétanque, très joli jardin-promenade...
Ah! La vie est dure à Montréal, PQ.

02 août 2015

Facebook, le blogue et moi

Je me retrouve encore une fois, après une assez longue période de grande activité de communication (pour moi, du moins) sur Facebook, sur mon blogue et par courriel, dans une phase de quasi-silence (pour moi, toujours). Je ne fais plus que réagir ponctuellement et brièvement sur des thèmes qui me tenaient déjà à coeur, ou à commenter à la lègère sur d'autres, secondaires, qui m'amusent ou me distraient. Cette alternance n'est ni un accident, ni une conséquence du flux des actualités qui m'apparaissent plus ou moins importantes; elle correspond plutôt à la manière dont mon esprit fonctionne... et dont il a, je m'en rends compte, toujours fonctionné. C'est le caractère immédiat et instantané des nouveaux outils de communication qui me rend aujourd'hui la chose plus évidente. 

À chaud et à froid 

Ma (dé)formation et mes instincts de journaliste m'incitent à réagir rapidement et à chaud aux évènements et aux phènomènes qui me touchent. Une tendance que la présence sur Internet d'une bonne centaine d'interlocuteurs que je trouve intéressants et qui sont relativement disponibles (sans quoi je les élimine assez rigoureusement de ma liste, peu importe leur qualité intrinsèque) ne peut que renforcer. Ce qui fait que mes interventions, dans un premier temps, peuvent s'avérer brouillonnes, assez peu réfléchies... et pas toujours du meilleur goût. Ce sont les aléas d'un métier dont, même à la retraite depuis une douzaine d'années comme c'est mon cas, on n'arrive jamais à sortir complètement. De plus, et ceci est plus récent, elles ont acquis un caractère ad hominem, ciblé vers un ou quelques correspondants soit parce que ce sont eux qui ont déclenché mon envie de réagir, soit parce qu'ils me semblent plus motivés par le sujet et plus aptes à apprécier ce que je veux en dire. Que nous soyons d'accord ou non. 
En même temps, une longue réflexion sur les déficiences et le caractère souvent superficiel de ce même métier (cela date de la fin des années 1960 et plus exactement de l'expérience du Printemps de Prague) me pousse à revenir sans cesse sur ces réactions à chaud. Je m'efforce de les réexaminer d'un oeil plus critique, de les retraiter cette fois à froid, de les hiérarchiser, de les encadrer dans une pensée plus structurée et à plus long terme, quitte à l'occasion à modifier considérablement la vision que j'avais des évènements et mes opinions à leur sujet. Dans un premier temps, ces deux processus, à chaud et à froid, se poursuivent en parallèle, parfois se chevauchent et s'entrecroisent, résultant en un mélange de courts messages spontanés et de textes plus longs et plus organisés. Puis graduellement, les premiers se raréfient, laissant plus d'espace aux seconds... qui à leur tour en viennent à se tarir. Pour faire place au silence, ou presque, le plus souvent en vue d'une nouvelle réflexion. 

Le durable et le spectaculaire 

Le premier critère qui influence mon analyse est de faire la distinction entre des nouvelles, souvent d'importance égale en apparence, qui sont simplement spectaculaires mais destinées à s'effacer ou à demeurer sans suite autre que routinière, et d'autres qui promettent ou risquent d'avoir un impact sur l'évolution des évènements en général ou dans un domaine particulier. La plupart du temps, la différence est flagrante: sont du premier groupe les accidents de train ou d'avion, les naufrages, les crimes monstrueux et la majorité des attentats terroristes, les disparitions de personnages célèbres mais ayant terminé leur carrière, les sondages, la plupart des élections, les sursauts de la bourse, etc. Sont du second, les changements brusques de régime politique, les guerres majeures, les crises économiques de nature systémique, les courants de pensée et les phénomènes de société qui affectent directement la façon de vivre d'un nombre considérable de gens ou de minorités significatives, etc. 
Parfois cependant, le niveau d'importance ou d'inscription dans la durée d'un incident est difficile à discerner et c'est une combinaison assez floue d'intuition, d'expérience et de réflexion préalable qui m'oriente dans un sens ou dans l'autre. Non pas pour me vanter (ou si peu!) mais pour bien illustrer ce que je veux dire, parmi les «points d'inflexion» majeurs de l'actualité que j'ai ainsi perçus avant ou plus clairement que la plupart de mes confrères, je puis citer entre autres: le début de la crise du Watergate dès l'été 1972, l'avènement de l'informatique individuelle à la fin des années 1970, de la télématique et des réseaux au cours des années 1980, les effets pervers de la chute du Mur de Berlin en 1991-92 (notamment la remise en cause de la démocratie libérale), la probabilité d'un éclatement de la «bulle Internet» et l'émergence des réseaux sociaux numériques dès 1997, les conséquences à long terme du fiasco de la Constitution européenne en 2005, les promesses et les dangers du «Printemps Arabe» (et sa suite logique à Wall Street et chez les Indignados espagnols puis internationaux) dès janvier 2011. Parmi ceux (sans doute plus nombreux) que j'ai ratés ou gravement sous-estimés: l'effet social et économique des communications par satellite banalisées, celui des guichets automatiques-distributeurs de billets, les dégâts géopolitiques causés par la guerre russo-afghane des années 1980, les graves carences du Traité de Maastricht, l'énorme impact sur nos vies du téléphone portable puis des autres gadgets mobiles réseautés, la tragique décision de George W. Bush de légitimer involontairement le terrorisme religieux (jusque là considéré comme un acte criminel) en invoquant à son sujet les termes de «croisade» et de «guerre sainte», la dimension systémique de la crise financière de 2007-2009... 

L'oeil et l'oreille du public 

Un facteur qui rend cette perception plus difficile est que souvent, ce n'est pas l'importance intrinsèque d'un évènement qui amène les médias à le monter en épingle, mais un incident spécifique qui accroche l'oeil ou l'oreille du grand public. Je pense notamment dans l'actualité courante à la mort de ce bébé palestinien brûlé vif qui soulève plus d'indignation dans le monde et en Israël que les milliers de décès d'innocents aux mains des forces armées juives depuis des années. Ou encore à la probabilité que deux faits sans grand intérêt en soi, la soirée post-électorale au Fouquet's et le «Casse-toi, pauv'con» au Salon de l'Agriculture, ont joué un rôle disproportionné dans la défaite de Sarkozy en 2012. Ou à l'immolation par le feu d'un vendeur à la sauvette dans un trou perdu de Tunisie qui a déclenché le Printemps Arabe. En revanche, malgré son éloquence, son charme personnel et la pertinence de ses propos, Jean-Luc Mélenchon n'a jamais réussi à trouver le «petit plus» qui en ferait une vedette électorale, contrairement à Marine Le Pen. Et dans le sens opposé, Alain Juppé, pris en flagrant délit d'occuper un HLM de grand luxe à Saint-Germain-des-Prés, puis condamné pour fraude (ou au moins pour manque majeur de jugement en servant de paravent contre la Justice à son patron Jacques Chirac) et exilé au Québec pendant un an, peut revenir au premier plan sans la moindre trace négative de ces «casseroles», tandis que Jean-François Copé, pour en avoir fait beaucoup moins, disparaît de la scène comme avalé par une trappe. 
Tout cela pour dire qu'il ne suffit pas de jauger les évènements mêmes, mais tout autant de porter attention à la répercussion qu'ils ont dans l'opinion publique, et particulièrement à la persistance de cet effet, qui risque d’avoir des conséquences très sérieuses sur l’importance que peut prendre un phénomène dans l'avenir. 

Le pour et le contre 

Un autre élément auquel j'accorde beaucoup de soin, sur le moment même et encore plus dans ma réflexion subséquente, est de chercher à voir les deux, ou les multiples côtés de chaque médaille, en résistant à la tentation de me concentrer sur celui ou ceux qui sont le plus en harmonie avec mon avis initial sur un sujet. Ce qui ne signifie pas que je m'oblige à une sorte de neutralité artificielle (et d'après moi pusillanime), mais que je fais un effort particulier pour comprendre les facteurs ou les points de vue qui semblent s'opposer à la compréhension que j'ai d'une réalité. Parfois, je parviens à les éliminer comme inexacts ou non pertinents, mais assez souvent je suis forcé de les intégrer à ma réflexion, qui s'en trouve modifiée – et presque toujours améliorée. 
Les deux cas de figure se sont produits récemment dans le déroulement de la crise grecque. D'une part, bon nombre des critiques adressées à Syriza et à son premier ministre se révélaient simplement les échos d'une déformation des faits par une propagande hostile (notamment la quasi-totalité du discours moralisateur sur la dette, dont la partialité devenait claire dès qu'on confrontait les opinions d'experts économiques de différentes obédiences); d'autre part, les accusations gênantes de laxisme fiscal et d'une profonde corruption de l'État grec qui le rendaient indigne de confiance — un leitmotiv incessant des eurocrates vers la fin de la crise — et la constante caractérisation par les médias de Syriza comme un parti d'extrême-gauche contenaient une part de vérité, dont je me devais de tenir compte pour saisir toute la dynamique complexe de la situation. Je me suis donc retrouvé plongé dans une étude imprévue de l'histoire du pays depuis l'occupation ottomane jusqu'à la guerre civile qui a suivi le Second Conflit mondial. Et j'ai dû décortiquer l'évolution de Syriza depuis le groupuscule radical d'origine jusqu'à ce qui est devenu un parti de masse et de pouvoir, mais sans perdre entièrement ses racines idéologiques résolument gauchistes. 

La courroie et la «caisse de résonance» 

Une dernière chose que je tiens à mentionner est la façon dont je choisis d'utiliser l'Internet, et Facebook en particulier, comme un outil quelque peu égoïste de mon processus de réflexion. Je suis conscient que bon nombre de mes «amis» se servent principalement du réseau comme courroie de transmission pour faire circuler des informations de diverses sources qui correspondent à leurs préoccupations. C'est une manière de faire non seulement que je respecte, mais dont je ne me gêne pas pour tirer avantage: je reçois ainsi un véritable déluge de données diverses, souvent extrêmement utiles, dont une grande partie me resteraient inconnues autrement — ou alors je serais obligé de passer un temps précieux à aller moi-même les dénicher. Mais je dois avouer que je ne «retourne pas vraiment l'ascenseur» à cet égard. Bien sûr, il m'arrive de transmettre ou de signaler en retour à mes correspondants des documents qui me paraissent spécialement pertinents. Cette pratique ne m'est cependant pas systématique, et s'applique surtout à des nouvelles ou à des textes qui contredisent ce que je croyais savoir d'un phènomène ou d'une situation, ou qui ouvrent à son sujet des perspectives nouvelles ou imprévues. Je prends rarement, trop rarement sans doute, la peine d'étayer mes analyses et opinions par des matériaux d'appoint ou des arguments d'autorité tirés d'autres auteurs ou de sources diverses. 
La plupart de mes interventions sont donc de mon cru. Ce sont soit des réactions immédiates et ponctuelles à des évènements ou à des messages de mes interlocuteurs, soit des perspectives ou analyses plus fouillées, en réponse ou non à celles de mes amis ou des sources qu'ils citent. Et elles ont souvent comme objectif moins de placarder mes opinions pour convaincre mes lecteurs éventuels que j'ai raison, que de susciter leurs critiques ou leurs prises de position contradictoires afin d'élargir et d'enrichir mon champ de réflexion sur un sujet pour lequel je partage avec eux un intérêt... alors même que nous ne sommes pas entièrement d'accord. 
D'une certaine manière donc, je me sers de mes amis plus ou moins à leur insu dans une optique «contrariante»... mais j'espère qu'eux aussi trouvent leur compte à nos échanges. 
À la bonne vôtre...