21 décembre 2021

Et maintenant l’endémie?

Il y a bientôt deux ans que nous ne faisons que réagir après coup à chaque sursaut du coronavirus et de la pandémie qu’il a déclenchée, sans la moindre planification ni action vers le long terme – à la seule exception du développement de vaccins, qui était incontournable. Pourtant, la crise a provoqué des changements majeurs dans nos façons de vivre, de travailler, d’apprendre, de communiquer. Des changements que nous avons chaque fois crus temporaires.

Maintenant que les avis experts convergent sur le constat que la Covid-19 se transforme en une endémie planétaire, peut-être (mais pas sûrement) moins meurtrière mais plus durable que la pandémie, je pense qu’il est temps de traiter cette évolution non plus comme un intermède, mais comme une nouvelle réalité quotidienne, une sorte d’état de «Guerre Froide» dont la durée n’est pas connue, menée contre un phénomène biologique et non contre un ennemi humain. Rien ne garantit, en effet, qu’Omicron sera le dernier et le plus dangereux variant du virus – ni que l’état de pandémie ne resurgira jamais. 

Il faut donc nous mettre à intégrer les changements que cela implique dans nos manières habituelles de fonctionner, en analysant et modifiant nos comportements personnels et collectifs en conséquence. Les domaines à considérer et les problèmes de chacun sont multiples:

a) Médecine et hospitalisation (locaux et équipements, personnels et rémunération, traitements et médication)

b) Réglementation (universalité, critères d’ajustement, conflit sécurité publique/libertés privées)

c) Transport et voyages (restrictions, aménagements, sécurité, documents d’identité)

d) Éducation et formation (interruptions, distanciation, outils techniques, ajustements humains et parentaux)

e) Travail et main d'oeuvre (chômage, télétravail, organisation, équipement, financement)

f) Loisirs, sports et spectacles (restrictions, soutien financier, taille des personnels et des auditoires)

g) Restauration et espaces commerciaux (fréquentation, taille des entreprises et des locaux, livraison, critères d’ajustement)

h) Relations familiales et humaines (taille des groupes, technologie et virtualité, chaleur humaine)

Dans chacun de ces sphères, le danger de contagion provoque des perturbations importantes et variées et des effets secondaires dont nous commençons seulement à percevoir l’impact et les désavantages. Dans chacune de ces sphères, il faudra donc nous efforcer de trouver des formules, des adaptations, des compensations non plus à la pièce et à court terme, mais plus généralisées et plus durables. Et ceci sur plusieurs plans, dont l’ampleur variera d’un cas à l’autre: économique, technique, organisationnel, social, juridique et législatif, psychologique, etc.

Cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais il me paraît évident que le plus tôt on s’y attèlera sera le mieux. C’est une tâche qui concerne non seulement les autorités aux divers niveaux de l’État, mais aussi les groupes et institutions de la société civile, les communautés de toutes sortes (religieuses, sportives, culturelles, ethniques, sociales…), les experts dans chaque domaine, enfin les individus et leurs familles…


13 décembre 2021

Amérique et Premières Nations

J’ai le plus grand respect pour les droits, les croyances et les coutumes des peuples autochtones, mais... Sans doute de façon atypique, j’ai été élevé dans une famille où leurs portraits ornaient les murs de notre maison, leurs récits avaient place dans notre bibliothèque et nous avions avec eux de fréquents échanges. Ma grand-mère a égayé notre enfance des souvenirs heureux qu’elle avait gardés de ses condisciples huronnes chez les Ursulines de Québec à la fin du 19e siècle. Mon père avait des amis aussi bien à l’Ancienne-Lorette près de Québec que dans la réserve de Tobin, à côté de notre village ancestral de Trois-Pistoles. Mon frère et moi avons partagé de courtes périodes de leur vie dans notre adolescence, lors d’emplois d’été dans les forêts de l’Abitibi et de la Côte Nord.

C’est ce qui m’autorise et m’incite à exprimer une certaine inquiétude face à l’importance médiatique qu’ils prennent ces temps-ci. Oui, leurs griefs à l’égard de la majorité d’origine européenne sont valides et sérieux. Oui, ils ont droit à leur dignité et à leur différence. Mais à trop insister là-dessus sans faire la part des choses quant aux réalités planétaires du 21e siècle, cela risque d’avoir exactement l’effet contraire de ce qu’ils souhaitent et méritent. 

Soyons réalistes: jamais ils ne reprendront le contrôle de l’ensemble des immenses territoires qui étaient leurs avant notre arrivée en Amérique; jamais ils ne convaincront les majorités diversifiées d’immigrants qui les ont envahis d’adopter même partiellement leur vision ni leur manière de vivre. Et même s’ils le faisaient, cela n’aurait jamais l’amplitude nécessaire pour résoudre le problème de maintenir notre continent et notre planète dans l’état d’un environnement vivable et confortable pour l’immense multitude des populations qui l’occupent désormais; sans d’énormes compromis avec leur tradition, le résultat serait catastrophique aussi bien pour eux que pour le reste du monde.

Ils ont donc le choix entre trouver un tel compromis et un inévitable refoulement dans des ghettos sans doute plus confortables, mais aussi contraignants que leurs actuelles «réserves» canadiennes et américaines et leur statut très inconfortable dans la plus grande partie de l’Amérique latine. Or, d’une part la fenêtre pour exercer ce choix est réduite: dès que les pressions de l’actualité les occulteront de l’avant-scène des médias (ce qui se produira inévitablement), ils n’auront plus guère de force de négociation face à des majorités qui controlent les leviers politiques et financiers et dont les préoccupations quotidiennes sont bien éloignées  des leurs. Et d’autre part, qui d’autre qu’eux, sauf une minorité d’écologistes convaincus mais sans réel pouvoir décisionnel, peut élaborer une formule à cheval entre leur tradition et notre modernité et mener les négociations qui auront la moindre chance de la mettre en oeuvre?

D’où mon inquiétude.


29 novembre 2021

Ô Neruda

 Je me suis permis de retraduire le poème initial du Canto General, qui devrait être une lecture obligée...

Amour Amérique (1400)


Avant la perruque et la cape

Il y avait les rivières, les rivières artérielles:

Il y avait les chaînes de montagnes, dans l’ondulation desquelles

Le condor ou la neige semblait immobile:

C'était touffeur et fourré, tonnerre

Les pampas planétaires sans aucun nom.


L’homme était terre, vase, paupière

de la boue tremblante, moule de l'argile,

Pichet caraïbe, pierre chibcha,

Coupe impériale ou silice araucan.

Tendre et sanglant, mais dans la poignée

de son arme de verre trempé,

Les initiales de la terre étaient

Gravées.

             Personne ne put

S’en rappeler plus tard: le vent

Les a oubliées, le langage de l'eau

Fut enterré, les clés se sont perdues

Ou furent inondées de silence ou de sang.


La vie n'a pas été perdue, frères pasteurs.

Mais comme une rose sauvage

Une goutte rouge s’écrasa dans le fourré

Et une lampe de terre s’est éteinte.


Je suis ici pour raconter l'histoire

De la paix du buffle

Jusqu’aux sables fouettés

De la terre finale, dans les écumes

Amassées de la lumière antarctique,

et par les terriers fermés

de la paix vénézuélienne sombre.

Je t’ai cherché, mon père,

Jeune guerrier des ténèbres et du cuivre

Oh toi, plante nuptiale, chevelure indomptable,

Mère caïman, colombe de métal.


Moi, revenu du limon,

J'ai touché la pierre et dit:

Qui

M'attend? Et j'ai serré le poing

Sur une poignée de verre vide.

Mais j’ai marché entre les fleurs de Zapotec

Et la lumière était douce comme un cerf,

Et l'ombre comme une paupière verte.


Ma terre sans nom, sans Amérique,

Étamine d’équinoxe, lance pourpre,

Ton arôme m'a surgi à travers les racines

Jusqu'à la coupe que je buvais, jusqu’à la plus mince

Parole pas encore née de ma bouche.

25 novembre 2021

Va falloir s’ajuster, hein?

 D’abord, un compliment à TVA: l’équipe qu’ils ont assemblée pour La Joute se compare bien aux meilleures périodes des EX à Radio-Canada, et c’est un sacré compliment. Mulcair est aussi bon à la télé qu’il l’était en opposition à Ottawa et mauvais en campagne. Emmanuelle Latraverse avait l’intelligence (c’est de famille), elle a pris de l’expérience et donc du jugement. Leurs partenaires conservateurs (même Luc Lavoie,à ma grande surprise) arrivent à mettre de l’eau dans leur vin et à garder un climat non seulement civilisé, mais informatif. Le fait de pouvoir se concentrer sur le Québec sans être obligés d’avoir des épisodes « Canadian », sauf quand ça se justifie, est un gros avantage.

Par ailleurs, l’épisode CHSLD me dérange: était-ce vraiment le temps de pointer le doigt vers des coupables alors que le problème de base, celui de la pandémie, est loin d’être réglé? D’une part, il est flagrant que la faille fondamentale, le manque de personnel et de qualification, n’est pas du genre à se régler en quelques mois, ni même en un mandat de gouvernement. Il est clair que Legault et cie ont hérité d’un problème qui datait des précédents régimes, aussi bien péquistes que libéraux. Que dans le cafouillis d’une crise imprévue ils n’aient pas pensé à agiter une baguette magique qui n’existait même pas n’a rien de surprenant. 

Je repense à septembre  1976 (ben oui, avant le déluge!), lors d’une des rares conversations privées que j’ai eues avec René Lévesque, qui savait déjà qu’il allait prendre le pouvoir; ce qui m’avait le plus surpris et impressionné, c’est son affirmation, faite à travers la fumée d’une cigarette debout au bar d’un motel de Boucherville: «Je pense que le plus grand défi du Québec à moyen et à long terme, c’est la façon dont on va s’occuper de nos vieux.» Et 45 ans plus tard, 4000 morts et plus dans les CHSLD? Difficile de dire que c’est la faute au seul Legault, ou même à sa copine «langue de bois» McCann.

Non seulement ça,mais poser la question en pleine période de crise (pré-électorale en plus), c’est se condamner à ce que le sujet soit balayé sous le tapis de l’actualité, ce qui n’a pas manqué de se produire avec l’astucieux «ajustement budgétaire» qui ne pouvait pas manquer de monopoliser les antennes (comme l’a très justement noté Mulcair).

D’un extrême à l’autre, la crise des CPE. Tout le monde se braque sur la question des hausses de salaires et du sort des «pauvres petits» otages potentiels d’une grève, et personne ne s’interroge sur le bien-fondé d’un système (dit «démocratique») qui force pratiquement la grande majorité des familles à expédier dans des garderies aux personnels plus ou moins payés, plus ou moins dévoués, plus ou moins compétents, des enfants que, dans toutes les autres espèces animales moins intelligentes, ce sont LES PARENTS qui doivent les élever. Au moins, sous la monarchie, seuls les aristocrates larguaient leurs petits aux mains de nurses, gouvernantes et tuteurs; les bourgeois et le peuple, moins idiots, s’en occupaient eux-mêmes. Y’a pas quequ’chose qui cloche?

01 octobre 2021

Racisme oui, mais systémique?

« Les mots ont leur importance », a déclaré la coroner au sujet du rôle du racisme dans la mort de Joyce Echaquan… puis elle s’est hâtée de changer le sens des mots.

Pour qu’on puisse qualifier adéquatement quoi que ce soit, y particulier un crime aussi grave que le racisme, de « systémique », il faut qu’il soit érigé à l’état de système, donc codifié, réglementé, érigé en institution. L’apartheid sud-africain, le traitement des Juifs par les nazis allemands, la ségrégation d’avant 1965 aux États-Unis, la « Loi des Indiens » du Canada instituant les réserves et les pensionnats sont des cas évidents de racisme systémique. Le sort réservé aux immigrants « illégaux » venus du sud par l’administration Trump en est aussi une instance, un peu moins limpide mais réelle. 

Il est clair que ce qui se passe au Québec ne tombe d’aucune façon dans la même catégorie, même si cela correspond en partie à la définition du racisme systémique que donne  la CDPDJ, « la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination ». Mettre sur le même pied « attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes » et « politiques  […] généralement adoptées » est déjà une erreur sérieuse qui prête au malentendu. 

Il n’existe ici aucune loi, aucune directive, aucune décision officielle d’appliquer un comportement raciste. Il n’existe pas non plus de « pratiques généralement adoptées » qui y sont favorables. Ce qui existe est une tolérance, ou une ignorance voulue de mentalités racistes, conscientes ou pas, dans certaines administrations, non pas « généralement », mais à l’échelle individuelle, locale ou, au pis, régionale; ce qui est certainement condamnable, mais différent. 

On fait facilement la distinction lorsqu’on examine le remède apporté. La réponse au véritable racisme systémique ne peut être que législative et institutionnelle. Il est indispensable d’instituer dans la loi ou dans les codes administratifs de nouvelles règles de traitement équitable des minorités ou d’éliminer ou de modifier celles qui existent et qui donnent au racisme une reconnaissance formelle. En aucune façon, donner des cours pour modifier les comportements des personnels impliqués  ou des séminaires pour corriger leurs préjugés ne peut être considéré une réaction appropriée. Imaginez un instant qu’on ait procédé ainsi à Prétoria, à Munich, à Birmingham… ou à Ottawa: une condamnation générale aurait immédiatement souligné l’insuffisance patente de la mesure. 

Or, c’est précisément ce que recommandent unanimement ceux qui accusent le gouvernement québécois de racisme systémique. Personne à ma connaissance ne propose qu’on abroge ou modifie oui élargisse la loi, pour une simple raison: il n’existe à Québec ni loi ni réglementation qui commande ou favorise un traitement raciste des minorités, quelles qu’elles soient.  Ce qui existe ici est une acceptation hypocrite d’une discrimination raciste qui n’est inscrite nulle part dans les institutions, mais véhiculée par des préjugés et des comportements d’individus ou de groupes détenant des fonctions officielles. 

Le malentendu qui est entretenu (sans doute de bonne foi) dans le discours public présente deux dangers distincts mais réels. En premier lieu, cela banalise la notion même de racisme systémique et risque de pousser les autorités à prendre des mesures qui ne correspondent pas au mal qu’il faut combattre. Deuxièmement, comme le démontre abondamment le cas Echaquan, on persiste à vouloir lutter contre ce qui est un problème collectif sur la base des droits individuels. On ne « démontre » pas le racisme systémique en montant en épingle un cas particulier, mais par des études statistiques portant sur des populations. Comme on le fait au Canada, presque par accident mais de manière bien légitime, dans deux autres cas impliquant les Premières Nations: celui des pensionnats et celui des disparitions de femmes autochtones.

Dénonçons le racisme existant au Québec pour ce qu’il est, et qui est déjà éminemment condamnable. Mais à vouloir à tout prix le coiffer d’un attribut « systémique » sur la base d’une définition beaucoup trop large et imprécise, on est presque assuré d’aboutir à des résultats exactement opposés à ceux qu’on cherche.

J’ai pour intervenir sur le sujet une raison bien personnelle. Je vis depuis plus de 57 ans à Montréal avec une femme de couleur qui y a fait carrière au théâtre, à la télévision et dans la restauration, comme employée et comme entrepreneure indépendante; sur toute cette période, je ne puis mentionner que deux incidents où le racisme était en cause, un au privé et l’autre au public. En revanche, en six mois de séjour à Washington lors de l’affaire du Watergate en 1974, je puis citer au moins une douzaine de cas de racisme caractérisé, aussi bien public que privé.

21 septembre 2021

Vaccin obligatoire ou liberté de choix?

 Mon ami Pierre Sormany s’est fendu d’un texte fort bien argumenté contre la vaccination obligatoire que, malheureusement, La Presse a refusé de publier. Même si je suis en désaccord sur le fond avec Pierre, je regrette ce silence forcé des opinions divergentes, en particulier celles qui font preuve de mesure et de logique comme c’est le cas ici.  Laisser le débat se dérouler librement et publiquement me paraît indispensable, pour que chacun puisse se faire son idée sur la base de la variété des faits, des opinions et des arguments.

Cela dit, je suis (un peu à reculons) d’accord avec la vaccination obligatoire, parce que contrairement à ce que Pierre pense, la liberté de choix pose à l’entourage immédiat et, par répercussion, à l’ensemble de la société un véritable danger (sinon de mort, du moins de maladie ou d’effets secondaires tragiques, comme il est arrivé il y a deux semaines à la femme d’un cousin de Marie-José, morte en Martinique d’un autre mal, probablement faute de soins de la part d’un système hospitalier débordé par la pandémie). 

Pis encore, l’absence d’une même règle pour tous donne une excuse à une minorité trop active de charlatans et de profiteurs pour répandre des faussetés flagrantes et proposer des remèdes bidons qui mettent en danger les ignorants et les naïfs; seule une mesure imposée (mais tout de même soutenue démocratiquement par une très forte majorité) peut répondre à ces problèmes. Si les risques d’effets secondaires du vaccin étaient sérieux et répandus, la position contraire serait plus défendable, mais comme la piqûre est effectivement bénigne sauf dans de très rares exceptions (au secours desquelles d’ailleurs des remèdes existent), ce n’est pas le cas. Tout ce que j’ai lu sur de possibles effets à long terme touche essentiellement à l’efficacité durable ou universelle du vaccin plutôt qu’à des imprévus nocifs.

J’ajouterai que ceci est une situation exemplaire du problème philosophique que pose l’antinomie sécurité publique/liberté individuelle: la liberté n’est réelle que dans un climat de sécurité… et la sécurité exige des mesures qui ne peuvent que restreindre la liberté.

Cette situation offre l’occasion en or d’avoir l’utile débat sur l’inévitable conflit entre liberté individuelle et sécurité collective et sur l’équilibre à préserver entre les deux (et par quels moyens) que les politiciens ont toujours soigneusement évité. Par exemple, dans le cas présent, je crois vraiment que trop respecter la liberté de chacun crée un climat d’insécurité qui en fait la rend peu effective – la nécessité des distanciations, masques, restrictions aux assemblées publiques qui en sont la conséquence directe (et qui forcément s’accompagneront d’interpellations, d’amendes, de dénonciations, peut-être de prison) me paraît plus nuisible à la liberté que l’imposition du vaccin. Et n’oublions pas que ces mesures ne s’appliqueront jamais équitablement à tout le monde – il y aura trop souvent des passe-droits, du favoritisme, de l’aveuglement volontaire à l’égard de privilégiés. Je trouve absurde que la lutte à une épidémie affirmée et globale crée moins de consensus sur une simple mesure de protection que ne le font des attaques terroristes qui sont infiniment plus localisées, exceptionnelles et (dans certaines limites) prévisibles et évitables.

Pour moi, la solution n’est pas que le vaccin soit optionnel, mais qu’en parallèle avec une vaccination universelle sous surveillance étroite, (a) on accélère et intensifie les travaux de recherche et les tests sur les effets à moyen et à long terme, (b) on améliore les techniques nouvelles de développement de vaccins pour contrer ces difficultés et produire de nouvelles solutions plus sûres, et (c) on continue dans l‘intervalle de créer plus lentement des vaccins par les voies traditionnelles éprouvées. Depuis Pasteur (et même avant), on n’a jamais cessé de dénoncer les nouvelles approches scientifiques en matière de santé… et depuis Pasteur, la quasi-totalité des sombres prédictions (avec quelques spectaculaires exceptions comme la thalidomide, il est vrai) étaient fausses ou exagérées. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui?

Un coup d'épée dans le vide

 C’était une élection absolument pour rien. Pas tellement en termes de la position des partis, même si en pratique rien n’a changé pour la peine. Mais  c’est surtout que contrairement à la prétention enfantine de Justin Trudeau, le résultat n’apporte ni réponse aux problèmes cruciaux et bien réels des Canadiens ni  l’occasion pour eux de s’exprimer sur ces problèmes. Pire encore, le scrutin d’hier bloque  au moins pour un temps la chance de trouver de vraies réponses et encore plus de se donner les moyens de les mettre en oeuvre.

D’un côté, parce qu’ils n’avaient pas vraiment le choix, les électeurs canadiens ont remis au pouvoir et à l’opposition les mêmes partis élitistes, anti-démocratiques et dépassés par la situation du pays et de la planète. Sur le plan idéologique, ils ont conforté le seul parti de gauche apte à prendre  les décisions audacieuses qui s’imposent, le NPD, dans sa posture sympathique mais désuète de défendre les droits et acquis des minorités au lieu de se concentrer sur les problèmes très réels et bien plus cruciaux de la majorité. Une majorité dans laquelle il ne veut pas comprendre que ces minorités doivent d’urgence apprendre à s’intégrer en y amenant leurs valeurs propres, au lieu qu’on les installe dans un statut de ghettos distincts mais privilégiés.  

Sur le plan territorial, rien n’est fait pour corriger l’absurdité compréhensible mais profondément nuisible du retour à Ottawa d’un Bloc québécois éternellement minoritaire qui, sous prétexte de «défendre les intérêts du Québec», encourage le peuple québécois à se résigner au désavantage évident et à la honte de se soumettre à l’autorité d’une fausse «fédération» qui a pour seul intérêt de le maintenir dans son état de colonie impuissante et méprisée. J’ai beaucoup de respect pour Yves-François Blanchet comme homme politique (j’ai même voté pour lui), mais je lui en veux de prolonger un malentendu qui ne peut que nuire à terme à son peuple. Le Canada tel que Pierre-Elliott Trudeau l’a fossilisé dans une Constitution impossible à amender n’est pas une entité viable, mais une anomalie oppressante pour toutes ses parties constituantes – provinces, nations et citoyens.

Enfin, au plus haut niveau, ce genre d’exercice me paraît démontrer le non-sens d’un système politique «représentatif» périmé qui persiste à refuser le contrôle réel du pouvoir politique à la masse des citoyens. Ceux-ci sont désormais instruits et ont toutes les occasions de s’informer correctement des réalités sociales et économiques, donc ils sont aussi compétents que leurs «élites» pour prendre les décisions qui affectent leur présent et leur avenir. Justin Trudeau, loin de leur offrir l’occasion de le faire, les en a privés.

31 août 2021

Science et transparence

 J’ai très peu de sympathie pour les manifestants anti-masques ou anti-vaccins, si sincères soient-ils. Mais en suivant au jour le jour les débats sur la question, des deux côtés de l’Atlantique, je ne puis m’empêcher de penser que la communauté scientifique a sa part de responsabilité dans cette affaire.

Je comprends que la pandémie a pris tout le monde de court, les scientifiques les premiers, et que les multiples improvisations qui ont suivi étaient en grande partie inévitables. Mais il reste que les autorités de la santé et les chercheurs des laboratoires et les producteurs de médicaments se sont montrés bien avares d’explications claires et bien opaques quant à leurs façons de procéder et aux limitations inhérentes à leurs processus.

Il me paraît évident que le monde de la science vit toujours en grande partie dans une bulle obsolète de l’information, où celle-ci est essentiellement unidirectionnelle et où l’argument d’autorité prime sur la clarté et la logique. «Faites confiance à la science!» est un joli slogan, mais il date grièvement et, à l’heure d’Internet, des Gilets jaunes et des Nuits debout, il est totalement insuffisant pour la soif de précisions et de détails que le public manifeste de plus en plus; il ne tient pas non plus compte que ce même public a en grande partie perdu confiance dans les dirigeants politiques qui le clament à tout va.

Si les scientifiques se fiaient un peu moins aux politiciens comme porte-voix, s’ils étaient plus ouverts quant à leurs propres limites et à leurs incertitudes (et même à leurs propres erreurs), s’ils détaillaient mieux et de façon plus convaincante la nécessité des délais que la prudence leur impose dans la certification des remèdes et vaccins, probablement que ceux des réfractaires qui sont de bonne foi seraient moins portés à douter et à contester. Un exemple parmi plusieurs: qu’est-ce qui justifie VRAIMENT que les vaccins ne soient approuvés que par tranches d’âge, et que les enfants et les nouveaux-nés soient les derniers protégés? Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bonnes raisons à cela… mais je ne me souviens pas de les avoir vu ou entendu énoncer où que ce soit à l’intention du grand public!

À l’ère d’Internet et de la communication universelle multi-directionnelle, la confiance (y compris dans la science) doit se mériter d’une manière plus transparent et plus proactive.

20 août 2021

De Kaboul à Washington

À mesure que la tragédie afghane s’enfonce dans une morbide absurdité, certains constats très simples émergent:

a) Toute défaite est désordonnée. Et plus elle est subite et complète, plus l’est aussi le désordre. Donc, ce qui se produit ne devrait rien avoir de surprenant.

b) Concentrer le problème de l’évacuation en un seul lieu et une seule formule ne peut qu’empirer les choses. Diviser un problème complexe en «bouchées» distinctes à digérer séparément est un élément indispensable à toute solution. Pakistanais et Indiens, notamment, regroupent leurs ressortissants en plusieurs lieux, et utilisent aussi bien les chemins de fer, les camions et les autobus que les avions et les hélicos pour les ramener chez eux; on dirait que ça marche mieux.

c) Attendre au dernier moment pour prendre des mesures qu’il aurait été beaucoup plus simple, économique et efficace de mettre en marche longtemps auparavant est une recette pour le désastre. La procrastination à ce point ne fait pas perdre seulement la face, mais tout le reste.

d) La réaction instinctive des Américains pour tout faire eux-mêmes sans consulter personne, jusqu’à ce qu’ils en constatent l’impossibilité, montre la limite de leur prétendue efficacité. 

e) Quand l’absence de prévision s’étend au fait de ne même pas savoir quoi faire des gens qu’on est en train de «sauver», la limite de l’irresponsabilité est atteinte.

f) Se placer en position de devoir faire appel à un vainqueur qu’on n’a cessé de traiter de moins que rien pour aider à l’évacuation des vaincus est une formule garantie d’humiliation. On ne peut reprocher aux Taliban d’en profiter.

g) Il est invraisemblable que 75 000 combattants irréguliers puissent conquérir aussi rapidement un pays de près de 40 millions d’habitants. Il faut absolument comprendre comment et pourquoi c’est arrivé.

h) La crise afghane montre que l’épisode Trump n’était pas une rupture dans l’évolution de la pensée américaine, mais seulement une déviation plus effrontée. Hélas.

18 août 2021

De Saïgon à Kaboul

Il existe des parallèles évidents entre la panique et le chaos entourant l’évacuation des étrangers et de leurs collaborateurs afghans de Kaboul à l’arrivée des Talibans et celle de Saïgon à l’arrivée du Vietminh en 1975… mais il faut aussi noter des différences tout aussi importantes. Pour les évaluer, je me fonde sur de nombreuses analyses récentes et plus anciennes des deux situations.

Les ressemblances:

 - Fausse lecture du rapport de forces: les Américains et leurs alliés ont tragiquement sous-estimé la force et l’efficacité des petites unités dynamiques et bien organisées d’une guérilla jouissant d’un soutien populaire discret mais réel; en même temps, ils surestimaient la force de résistance d’«armées nationales» qui n’étaient ni nationales, ni des armées, mais des créations artificielles sans cohésion, inspirées et financées par des puissances étrangères, et probablement sans volonté réelle de défendre leur régime.

 - Urgence de la situation: dans les deux cas, et se basant sur la fausse lecture ci-dessus, on a prétendu jusqu’au dernier moment que la fin du conflit ne se produirait pas avant des mois, alors qu’en réalité le délai n’était que de quelques jours, une semaine ou deux au mieux. Il en a résulté les mêmes réactions chaotiques et paniquées quand la réalité a démoli la fiction.

 - Danger pour les segments de la population locale qui ont sympathisé avec les occupants étrangers. À ce niveau, la situation est même plus dramatique à Kaboul qu’à Saïgon, puisque la collaboration semble avoit été plus étendue, qu’elle affecte des catégories qui n’étaient pas affectées au Vietnam (femmes, enseignants) et que le nouveau pouvoir, celui des Taliban, est bien plus sectaire et plus féroce que ne l’étaient les communistes de Hanoï. Je trouve particulièrement tragique pour l’avenir de la région que la seule solution envisageable soit l’exode forcé et durable de ce qui est probablement la partie la plus ouverte et progressiste de la population afghane.

Les différences:

 - Il est faux de décrire l’Afghanistan comme un pays. Le Vietnam était une nation divisée, mais authentique, avec une longue histoire de vie commune sous des régimes généralement acceptés et d’unité nationale dans la lutte contre les envahisseurs (notamment chinois); l’Afghanistan est un territoire sans passé unifié sauf occasionnel et autocratique, où les divisions internes ont toujours été et demeurent infiniment plus puissantes que l’intérêt commun, malgré les tentatives récentes, surtout inspirées de l’extérieur et n’affectant qu’une partie du peuple, pour y développer une «société civile» unifiée à l’occidentale. Les périodes d’alliance entre groupes rivaux contre les menaces de l’extérieur n’ont été que brèves, épisodiques, aboutissant presque toujours à de nouveaux conflits internes.

 - On parle donc à tort d’une «guerre civile» en Afghanistan, alors que, de l’avis de tous les observateurs compétents, il s’agit en réalité d’une collection de guerres tribales motivées plus par le fanatisme religieux et des haines ancestrales que par un sentiment national ou même par la simple soif de pouvoir.

 - Le nouveau pouvoir vietnamien était essentiellement progresssiste, inspiré par une conception peut-être discutable mais réelle du bien de son peuple – comme l’a montré la suite de l’histoire; celui d’Afghanistan est une coalition plus religieuse que politique, sectaire et mue par la volonté affirmée de ramener bon gré, mal gré, la population vers un passé médiéval, intolérant et discriminatoire.

 - J’ajouterais sous certaines réserves que la «corruption» souvent mentionnée comme une des causes de l’écroulement des régimes précédents n’est pas non plus identique dans les deux cas. Pour ce que j’ai pu en lire, au Vietnam, elle était essentiellement limitée à une classe dirigeante artificielle mise en place par les occupants (français puis américains). En Afghanistan, il s’agit d’une antique coutume qui avait comme objet non seulement d’enrichir les gens au pouvoir, mais aussi de réduire la férocité et le caractère sanguinaire des multiples conflits entre tribus et régions. Elle a seulement été détournée à son profit par la nouvelle élite créée par le «nation building» américain des années 2000-2020, ce qui a été brillamment exploité par les Taliban avec leur promesse d’une «justice coranique» équitable.

Quant à un avenir plus éloigné, je suis un peu moins pessimiste que la majorité des observateurs. Je me base en particulier sur le portrait positif du peuple afghan que traçait Nicolas Bouvier dans «Le Bon usage du monde» et sur l’histoire bigarrée de ce territoire (je n’ose parler de pays) des années 1950 à 2000. On y voit clairement des traditions et des mentalités plus ouvertes et plus humanistes qui, au fil du temps, vont presque certainement se réaffirmer et soit obliger le régime à se libéraliser, soit le faire éclater de l‘intérieur. Après sans doute, hélas, une difficile période d’oppression et de régression, rendue d’autant plus pénible par le réveil des vieilles haines tribales.

14 mai 2021

Le Monde sous Biden...

C'est clair que le monde où Joe Biden est à la Maison Blanche est plus prévisible que celui de l'ère Trump. Mais plus paisible et plus équitable? Pas sûr. Quelques notes en vrac sur les dernières semaines:

a. La «lune de miel» présidentielle est bien terminée. Les médias grand public, libéraux ou centristes (NY Times, LA Times, Boston Globe, CNN, MSNBC...) ont commencé à chercher au nouveau Président des poux dans la tête – et à en trouver (frontière mexicaine et immigration, salaire minimum, définition des infrastructures...). Bien plus, en passant, que ce que ceux de droite (Fox News, WSJ etc.) ne l'avaient fait pour Trump pendant une grande partie de son mandat; ce qui contredit au moins partiellement l'accusation souvent entendue de parti-pris systématique de la part du «mainstream».

b. À l'intérieur, Biden se montre étonnamment prêt à écouter ceux qui ne pensent pas comme lui, fussent-ils de gauche. Et il ne manque pas d'audace dans ses tentatives de solution aux problèmes, mais sa vision d'ensemble reste marquée par son passé et sa génération.

c. En particulier, Biden est en train de démontrer de façon spectaculaire à quel point des décisions intelligentes et des actions rapides et déterminées pouvaient infléchir le cours désastreux de la pandémie en cours. On peut espérer que d'autres pays en tireront la leçon.

d. En revanche, sa fixation sur le plein emploi est typique d'une mentalité de l'Ère industrielle datant du 19e et 20 siècles, ignorant l'Ère de l'information du 21e. On ne peut que regretter l'absence d'une stratégie innovante combinant Revenu universel garanti et recherche d'une productivité accrue, peu importe son effet sur le niveau d'emploi, mais tenant compte des ajustements sociétaux que cela implique.

e. À l'extérieur, ses politiques sont plus claires et plus constantes que celles de son prédécesseur, mais elles demeurent dans le cadre étroit des stratégies classiques de Washington pour exercer une influence dominante sur ses alliés et nuire à ses adversaires. On n'a notamment aucun indice d'un virage plus pacifiste. Il faudra attendre un Président d'une autre génération (et encore!) pour que se produisent dans ce domaine des changements significatifs, mieux accordés à l'évolution géopolitique récente.

f. Le caractère exemplaire (à tort ou à raison) et quasi-messianique de la démocratie américaine sur le reste du monde a été gravement compromis, alors que son image de volontarisme hégémonique est intacte. Il n'est pas clair que l'action internationale de Biden est à même de corriger la situation, surtout qu'il n'y a plus le même consensus massif dans la classe politique sur l'évangélisme du pays à cet égard. Au contraire, l'exemple des États-Unis sert plutôt désormais de justification pour les excès autocratiques de bon nombre d'autres chefs d'État et gouvernements.

17 avril 2021

À quand un réveil du Québec?

(Petite réflexion de milieu de pandémie, inspirée par un échange avec Sonia del Rio) J'avoue que ce n'est pas facile d'être optimiste ces jours-ci, mais il ne faut jamais baisser les bras définitivement. 

J'ai vécu mon adolescence dans la «grande noirceur» du Duplessisme des années 50, entre la domination apparemment éternelle du clergé et celle féroce des Anglais... et ma jeune vie d'adulte dans l'extraordinaire sursaut imprévu et libérateur de la Révolution tranquille, qui nous a débarrassés des deux en un peu plus d'une décennie; le Québec était alors l'idole et le modèle d'une grappe de petits peuples avides de liberté, Montréal une des capitales intellectuelles et artistiques de la planète (chanson, théâtre, cinéma, peinture, poésie, audiovisuel...). 

Même dans la morosité actuelle, ce peuple conserve un potentiel de dynamisme et de solidarité qui permet de toujours espérer. Il suffit de revivre en esprit non seulement le grouillement politique et social de 1960 à 1976, mais encore plus les soirées fertiles en belles folies de la vieille Assoç et du Perchoir d'Haïti, les happenings de la Casanous, les lancements chez Tranquille, les premières de cinéma (Groulx, Jutra, Carle, Perrault, Lamothe...) à l'Élysée ou au Dauphin, les Roussil et Vaillancourt du symposium de sculpture du Mont-Royal, les enivrantes expos  des plasticiens chez Delrue ou à la Galerie du Siècle, le merveilleux délire audiovisuel de l'Expo '67, les pièces des Tremblay, Gurik, Dubé au TNM, à l'Égrégore ou au Rideau-Vert, les boîtes à chansons partout en province avec les Vigneault, Dor, Pauline Julien, Gauthier, Lelièvre et cie, les murales de l'Hydro, du métro et la Moussespacthèque de Mousseau, l'Osstidcho au Quat'Sous avec Charlebois et les monologues d'Yvon Deschamps, la Nuit des Poètes au Gésu, la danse moderne des soeurs Sullivan, de Jeanne Renaud et du Groupe de la Place-Royale... Un vrai feu d'artifice que j'ai vécu en direct avec délices.

Les successeurs talentueux dans tous ces domaines sont là, qui semblent en attente de l'étincelle d'audace et d'arrogance nécessaire et justifiée qui leur manque pour exploser. Alors, je ne perds pas l'espoir d'un autre réveil national et populaire, même si je commence à douter qu'il se produise de mon vivant.

10 mars 2021

Un Biden surprenant.

 Cela fait plus penser aux débuts d'Harry Truman qu'à ceux de Donald Trump ou même de Barack Obama. J'avoue que les premières semaines de Biden me surprennent. Loin d'être coincé dans son tempérament de modéré à tout prix, je pense qu'il a vraiment pris conscience de la gravité et du caractère inédit de la crise que vivent son pays et le monde. 

Clairement bien entouré, il fait preuve d'un triple talent qui n'était pas évident au départ: la capacité d'écouter des gens qui ne pensent pas forcément comme lui (je serais curieux de savoir quel rôle sa VP Kamala Harris joue là-dedans?), la volonté de prendre des mesures osées, risquées même à la mesure de la situation, mais en même temps ce «sens du possible» indispensable à tout politicien efficace, dicté à la fois par sa personnalité, par les drames passés de sa vie privée et par son expérience de vieux briscard du gouvernement. 

En revanche, j'ai toujours peur d'un retournement de situation causé soit par son désir de plaire à tout le monde, soit par sa santé physique (et peut-être mentale) fragile. Je me demande entre autres comment il va réagir aux compromis «centristes» que son parti voudra sans doute exiger de lui (à tort, à mon avis) en prévision des élections de mi-mandat l'an prochain. 

Enfin.... «Pourvou qué ça doure!» comme disait si bien Laetitia Buonaparte à son fiston...

18 février 2021

Facebook et les dragons d'Australie

«Facebook a annoncé mercredi son intention de restreindre en Australie le partage d'articles et de vidéos d'information par les éditeurs et les internautes, en raison d'un projet de loi qui va forcer les grandes plateformes à rémunérer les médias en fonction du trafic que les titres génèrent. Les mesures mises en place touchent aussi les pages des services de secours australiens.» – France Presse

C'était inévitable que ce genre de problème allait surgir. Aussi bien les médias que les gouvernements refusent depuis trois décennies de reconnaître à quel point les dimensions à la fois multidirectionnelles et transfrontalières d'Internet bousculaient les règles traditionnelles du fonctionnement des systèmes d'information, qu'ils soient écrits, audiovisuels ou numériques, qu'ils soient échanges individuels, transactions commerciales ou financières, diffusions publiques ou privées gratuites ou payantes.

D'une certaine façon, que cela se produise dans un marché isolé de taille moyenne comme l'Australie est probablement une bonne chose; cela va servir, involontairement, de «test case» limité techniquement, légalement et géographiquement pour voir plus clair dans une situation qui ne peut que s'aggraver et se compliquer. Déjà l'incident des interdits politiques à l'égard du Président Trump et de l'extrême-droite aux U.S.A. pouvait servir d'avertissement, mais le contexte explosif et fortement émotionnel dans lequel il se produisait rendait difficile toute analyse objective. 

Mais il ne fait aucun doute qu'il faut suivre la chose de près en tenant compte non seulement des effets économiques et juridiques, mais au moins autant de l'équilibre et des conflits entre droits individuels et bien commun, entre libertés et sécurité, entre pouvoirs et responsabilités du privé et du public. Nos vieillottes caravelles médiatiques naviguent déjà, souvent sans s'en rendre vraiment compte, dans une «mare incognita» où, selon la vieille inscription des portulans, «hic sunt dragones»...

11 février 2021

Une Journée éclairante

Je ne m'attendais pas à apprendre beaucoup de la seconde journée du procès de destitution de Trump devant le Sénat américain. J'avais bien tort. Il est difficile de ne pas être impressionné par la qualité du travail que les procureurs nommés par la Chambre ont effectué dans la construction et la présentation de leur acte d'accusation.

  1. Après une première heure un peu dubitative, j'ai soudain compris l'apparente digression des accusateurs vers des évènements lointains dans le temps et apparemment peu reliés à l'émeute du 6 janvier. Ils construisaient patiemment et de façon frappante l'argument que l'influence du Président Trump sur les évènements était infiniment plus profonde et vaste que l'effet de son seul discours devant les manifestants avant l'émeute. Sa constante tolérance d'actions violentes de la part de ses partisans, en particulier d'une extrême-droit raciste qu'il refusait obstinément de condamner, devenait ainsi d'une pertinence immédiate dans le procès.
  2. Plus particulièrement, le déroulement de l'acte d'accusation liait directement et solidement les mensonges répétés de Trump sur la validité de l'élection à la colère «patriotique» qui inspirait les émeutiers à l'assaut du Capitole. Chacune des actions du Président et de son entourage (incluant la majorité des Sénateurs de son parti) pour prétendre qu'il s'était fait «voler l'élection» ne pouvait servir qu'à alimenter la rage et la volonté de violence des plus acharnés de ses supporteurs.
  3. Ce n'est qu'une fois cette double démonstration réalisée (en grande partie en utilisant des vidéos, des images et des textes provenant de Trump lui-même et de son entourgae immédiat) que les accusateurs ont établi un lien entre elles et le contenu des discours enflammés qui ont provoqué directement l'assaut contre le Capitole. Ils ont «relié les points entre eux» de multiples séquences éparses dans le temps et l'espace pour en tirer une image d'ensemble captivante, cohérente et convaincante.
  4. Quand nous regardions en direct le déroulement des évènements à la télé il y a un mois, le danger direct que l'émeute faisait courir aux élus du peuple n'était pas évident. On voyait cette action surtout comme un geste symbolique, une sorte de «prise de la Bastille» version Yankee. Les vidéos internes diffusées hier illustrent au contraire une fuite éperdue des représentants et sénateurs, escortés par des gardes et des policiers, pour échapper à une foule brandissant madriers, battes de baseball, barres de fer et même armes à feu. Un des procureurs a enfoncé le clou en s'adressant directement aux Sénateurs qui servent de jury au procès: «VOUS étiez directement visés par cette violence attisée par VOTRE Président!»
  5. Cet élément de la preuve résoud en partie une autre énigme qui se posait depuis plus d'un mois: pourquoi y avait-il si peu de policiers et de gardes pour empêcher l'invasion du Capitole? Messages radio et vidéos apportent une réponse claire: face à la taille de la foule et à l'absence totale de secours de l'extérieur, les policiers ont jugé urgent d'envoyer une bonne partie des agents de l'ordre débordés à l'intérieur pour escorter les élus et leurs assistants et employés vers des locaux sécurisés à l'abri de la violence des manifestants.
  6. Le reste de la réponse se trouvait dans la démonstration suivante, celle de l'inaction du Président Trump pendant l'insurrection. Alors qu'il était, officiellement et en pratique, l'autorité de loin la plus appropriée pour réclamer et obtenir la fin de la violence, il s'en est abstenu, très probablement exprès, refusant même d'ordonner l'entrée en action des forces armées stationnées dans les États voisins et prêtes à intervenir. Et cela, après avoir sciemment lancé ses partisans enragés aux trousses de son propre vice-président qu'il qualifiait de «traître» au moment même où celui-ci cherchait à se mettre à l'abri avec sa famille. Au moins un témoignage d'un partisan du Chef d'État affirme que celui-ci «se réjouissait» en admirant à la télé le chaos régnant au Capitole.
  7. Ce dernier élément ajoute à l'accusation un argument de poids qui plaide en faveur de la procédure de destitution plutôt que de faire confiance à la justice criminelle. Les États-Unis n'ont pas comme la France et d'autres pays le principe absolu de «non-assistance à personne en danger», si bien que la passivité du Président face à la violence ne pourrait probablement pas être punie par la justice ordinaire. La meilleure voie pour la sanctionner est de la considérer comme un crime politique, en tant qu'un manque à son serment de «défendre la Constitution», qui implique évidemment l'obligation de défendre les élus démocratiques du peuple, au premier rang desquels le vice-président des États-Unis, aussi bien que les Sénateurs et Représentants.  
  8. Un volet du dossier qui n'est pas inclus explicitement dans l'accusation, mais que la preuve a mis en lumière est la douteuse qualification des Sénateurs comme jurés: ceux-là même qui doivent décider de la responsabilité du Président sont en même temps les victimes de ses actions et inactions... et près de la moitié d'entre eux, membres de son parti politique, peuvent à bon droit être considérés comme complices des mensonges et tentatives de subversion du processus électoral qui ont joué un rôle clef dans la suite d'évènements menant à l'invasion du Capitole par une foule rageuse et incontrôlée le 6 janvier dernier, provoquant la tenue de ce procès de destitution où ils auront à juger de sa culpabilité.

Il y aurait sans doute d'autres leçons à tirer de cette journée, mais celles-ci sont les premières qui m'ont frappé sur le moment. Personnellement, j'y ajoute le plaisir et la fascination que j'ai trouvés à voir le tout se dérouler comme un film de suspense bien monté plutôt qu'une aride démonstration juridique.

11 janvier 2021

Troublante société de l'information

 Les évènements aux États-Unis depuis la semaine dernière montrent à quel point, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes devenus une «Société de l'information» – vraie ou fausse, utile ou dangereuse, unificatrice ou divisive. Et donc à quel point il devient vital et urgent de revoir et sans doute de corriger les règles qui régissent ce domaine, qu'il s'agisse du rôle, des droits et des responsabilités des médias, des privilèges et des limites du discours politique partisan, des «libertés d'expression» quasi absolues garanties par les Chartes des Droits, des latitudes et des obligations des entreprises privées qui régissent les réseaux sociaux...

Il me paraît évident que le contexte législatif et réglementaire actuel est devenu inadéquat pour faire face aux défis. Faire confiance à la libre concurrence des intérêts et des idées, au sens de responsabilité des élus et de leurs adversaires, à l'éthique professionnelle des journalistes (et de leurs patrons), etc. ne suffit plus. Ce sont précisément ces attitudes qui ont mené au chaos actuel aux États-Unis et à des situations qui ne sont que marginalement meilleures en France, en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni, en Turquie, en Russie, en Chine, en Europe centrale, dans une grande partie du monde musulman...


Je n'ai certainement pas de solution tout faite à proposer, mais je constate qu'il est urgent et nécessaire d'engager sur le sujet un débat qui dépasse les clivages partisans et idéologiques pour tenter de déboucher sur un nouveau consensus qui ménage aussi bien une liberté de parole essentielle et justifiée qu'une paix sociale et une capacité de dialogue objectif et respectueux qui ne sont pas moins indispensables dans le monde compliqué, hétérogène et potentiellement conflictuel dans lequel nous vivons désormais.

08 janvier 2021

Liberté, sécurité, responsabilité, progrès

 Trois éléments ressortent du débat américain au lendemain de l'invasion du Capitole par les partisans de DonaldTrump.

Le premier est qu'il remet en évidence la pertinence du conflit entre liberté individuelle et sécurité collective («la Muraille et le garde-fou»). D'une part, le professeur Alan Dershowitz et des Sénateurs Républicains défendent la thèse que la liberté d'expression à l'Américaine permet même des mensonges conscients et évidents, peu importent les conséquences, alors que le Procureur général Bill Barr, quelques Républicains et la plupart des Démocrates dénoncent le danger d'une interprétation aussi extrême pour le salut de l'État et du peuple et se rapprochent de la conception française incarnée par «Liberté, Égalité, Fraternité»: ma liberté a des limites, qui sont le respect de la tienne et une exigence de solidarité.

Le deuxième est qu'une mesure visant à condamner immédiatement Donald Trump et à lui retirer au moins symboliquement le pouvoir (par l'impeachment ou le 25e Amendement) n'a pas seulement pour but de l'empêcher de se livrer à de nouveaux excès, mais aussi de servir d'exemple à ses successeurs éventuels. Elle vise notamment à mettre un frein à sa tentative pour accroître exagérément les pouvoirs de la Présidence face au Congrès et à la Justice et donc pour modifier l'équilibre entre les pouvoirs qui est au coeur de la Constitution.


Le troisième est le degré auquel le conservatisme américain se fige dans une position opposée à tout progrès social ou politique et à toute adaptation de la doctrine économique capitaliste aux réalités nouvelles du 21e siècle, notamment la mutation technologique et la crise écologique. La seule étiquette de «progressiste» est désormais une insulte, assimilée à celles de «socialiste» et de »communiste» dans l'esprit non seulement de l'importante minorité réactionnaire, mais même d'une bonne partie des centristes, au risque de devenir majoritaire dans l'opinion publique. Ce qui augure mal de la capacité de la société américaine à maintenir un esprit ouvert à des changements pourtant nécessaires mais perçus comme «radicaux».