29 décembre 2012

Bonjour l'hiver!

Pas grand-chose d'autre à raconter du séjour à Paris, sauf deux agréables découvertes, juste en face de la Gare Saint-Lazare. Le Marco Polo n'a d'italien que le nom. C'est l'archétype du grand bistrot parisien à voyageurs, toujours rempli, bruyant, pressé et brouillon, avec l'offre la plus classique: choucroute, bavette et entrecôte, saucisses grillées aux lentilles, mais le tout irréprochable... Son voisin est une autre histoire: Mollard est une brasserie de fruits de mer datant de la Belle époque, qui vient d'être remise à neuf dans son style originel, absolument spectaculaire -- et délicieux en plus, des belons et bulots à l'île flottante, en passant par la sole meunière et les gambas cardinal.

Aussi, lors d'une balade en bus du côté des Invalides, rencontre d'un jeune couple de Gabonais dont la jeune femme a une des plus belles têtes d'Africaine que j'aie vues depuis longtemps, et que je ne puis me retenir de partager avec vous.
Le retour à Montréal s'est effectué comme un charme même si nous n'étions pas enchantés de devoir prendre l'avion le 24 décembre – rien de disponible avant. Il fallait bien sûr nous lever à l'heure des poules (en pleine nuit, même) car notre vol décollait avant onze heures; heureusement l'hôtel nous a servi un petit déj abrégé mais soigné et, contrairement à mes craintes, pas d'embouteillage sur les périphériques et l'autoroute.
Air France a aménagé à l'aéroport Charles-de-Gaulle une "voie express" pour ses passagers les plus choyés: non seulement une priorité à l'enregistrement, mais des raccourcis au contrôle des passeports et à la sécurité. Et un immense salon confortable près de la zone d'embarquement, desservi par un personnel non seulement empressé, mais presque jovial – à cause des Fêtes?
Même la veille de Noël, l'avion était rempli... mais à notre surprise ravie, pas de file d'attente à l'immigration à Dorval, puis un nouveau système automatisé (rapide) pour le passeport et le formulaire de douanes et moins de dix minutes d'attente au carrousel à bagages. Trois-quarts d'heure à peine après l'atterrissage, nous débarquions devant la maison en début d'après-midi.
Après dix jours du gris humide de Paris, ça faisait un peu bizarre de trouver une bonne couche de neige – déjà sale! – et un froid sec et piquant, mais ensoleillé et pas désagréable du tout. Ajoutez à cela le plaisir de retrouver de bons voisins et notre cocon confortable. Pour cause de décalage horaire, la célébration de Noël est réduite à sa plus simple expression: une bonne nuit de sommeil suivie d'un repas de Fête acheté au marché de Saint-Germain-des-Prés et amené dans les bagages: foie gras d'oie et confit de canard artisanal avec asperges vertes, enfin roquefort onctueux coiffés d'un superbe champagne blanc de noir d'une petite maison de l'Aude.
Nous avons à peine eu le temps de récupérer un peu du voyage que l'hiver nous est rentré dedans jeudi, avec une splendide tempête: vents tourbillonnants, 40 cm de neige aveuglante qui cachait même complètement le Stade olympique pourtant voisin. Et ce matin, bonheur: en ouvrant les rideaux, nous sommes inondés d'un soleil conquérant qui fait scintiller l'épais manteau de neige autour des blocs gris et rouges et sur les toits plats des immeubles, jusqu'au Mont-Royal dans le lointain.
«Tu vois comme on a bien fait de revenir maintenant», commente Azur.
Peu après midi, nous descendons appeler un taxi pour nous rendre à l'autre bout de la ville, à la fête que donnent le cousin Claude Aubin et Cécile. Le chauffeur marocain nous fait la conversation sans répit, tout en se fourvoyant sur une avenue encore peu déblayée où la circulation se fait à pas de tortue. À ce rythme, Dieu sait quand nous arriverons chez nos hôtes.
C'est après deux heures que nous débouchons enfin dans la petite rue presque totalement engorgée de neige et de voitures en panne où se trouve leur jolie maison de style tudor: colombages sombres et torchis blanc sous des toits en pente aiguë. Ils nous attendent avec un peu d'impatience, l'heure de passer à table longtemps dépassée. Nous y retrouvons, outre mon frère Antoine et sa compagne Lucie, deux couples d'universitaires et un autre d'enseignants originaires du Lac Saint-Jean comme Cécile.
Celle-ci, qui sait recevoir et adore ça, a préparé deux gargantuesques tourtières de sa région, farcies de lièvre et de volaille en plus des viandes et légumes habituels. Plus quelques savoureux pâtés de porc et boeuf et trois salades. Impossible de ne pas s'empiffrer à l'excès, avec accompagnement d'un bon brouilly, d'un prosecco très fin et d'un vigoureux blanc californien ou australien.
Pour le fromage et le dessert, nous passons au lumineux jardin d'hiver que Claude a fait construire dans sa cour arrière, au coeur d'un magique décor d'allées, de buissons et d'arbustes enneigés. C'est là qu'au milieu d'un faisceau entrecroisé de conversations (voyages, cinéma, littérature, musique, souvenirs communs du personnage hors du commun qu'était notre ami Lucien Gagnon), Azur insiste pour se faire prendre en photo, juste comme le soleil disparaît...

20 décembre 2012

Petit blogue de fin du monde

 Ah, c'est compliqué, Paris! On voulait réserver pour le grand show de l'Apocalypse du 21, mais on s'y est pris trop tard, y'avait plus de places à vendre même à la billetterie de dernière minute de la Place des Ternes. La fin du monde se passera donc de nous. Alors, si vous ne nous retrouvez pas demain soir au Jugement dernier, vous saurez au moins pourquoi! (Et gardez-nous une place au bar, dit Azur)
 Le retour de Barcelone à Montpellier il y a déjà trois semaines s'est bien passé, surtout que la fin du séjour a été embellie par cette fameuse visite à la Sagrada Familia que je me promettais depuis toujours. La basilique est maintenant très avancée (fin des travaux dans une quinzaine d'années à peine, dit-on) et l'intérieur, que je n'avais vu qu'à l'état de chantier il y a des décennies, tient toutes les promesses de l'extérieur.

 Les trois voûtes sont d'une hauteur et d'une envolée à couper le souffle, les gigantesques colonnes ont un caractère végétal très gaudien, la décoration avec ses statuaires de trois genres bien distincts -- primitif médiéval, cubiste et moderniste catalan --, ses céramiques et ses splendides vitraux se combine avec une surprenante réussite au thème néo-gothique de l'architecture...
 En l'absence d'Azur qui, en prenant de l'âge, apprécie un peu moins les hauteurs, je me suis tapé la grimpette (en ascenseur presque tout le long) dans une des tours de la façade, y compris les derniers mètres à pied dans un étroit escalier en colimaçon qui rappelle ceux de Notre-Dame de Paris. Dur-dur pour les vieilles jambes, mais la vue d'une des passerelles d'arc-boutant à 65 mètres d'altitude en valait la peine. D'un côté l'élan des tours, le jet des arches et les plans sinueux des toits écaillés, de l'autre la perspective à vol d'oiseau de Barcelone étalée entre le Tibidabo et la mer.
 La veille du départ, je suis allé faire ma petite tournée habituelle au marché de la Boqueria, à cinq minutes de l'hôtel. Pas tout à fait aussi spectaculaire que la dernière fois (c'était la Semaine sainte), mais l'animation du début des emplettes de Noël valait le coup d'oeil. J'ai vertueusement résisté à l'envie de rapporter un des superbes "jamons de bellota" qui se balançaient partout au-dessus de nos têtes et me suis consolé avec quelques tranches translucides de lomo (soc de porc fumé, un délice!) et une fiole de conyac Lepanto XO -- non, vous n'y goûterez pas cette fois-ci, il reste dans notre réserve spéciale à Montpellier.
 Débarquement au crépuscule, deux jours plus tard que prévu, à la Gare St-Roch dans un froid quasi hivernal; heureusement Ingrid avait eu la bonne idée de laisser tourner le chauffage de l'appartement à mi-régime. Un p'tit coup de réchauffant, et nous étions comme chez nous! La belle surprise de notre retour a été les retrouvailles avec les bons amis Mistouf et Yvelyne Mathias, ex-restaurateurs de haut vol à l'Arboisie devenus chômeurs (temporaires).
Nous avions gardé le contact par courriel et Facebook, mais nous ne nous étions pas vus sauf en coup de vent il y a un an à la fin d'un lunch avec les voisins Chantefort. Cette fois-ci ils avaient tout leur temps, leur seule occupation majeure étant de suivre des cours de "réinsertion au travail" -- en informatique et comptabilité, c'est ça qui va améliorer la finesse de leur fameuse sauce au beurre blanc! Mais le moral est bon, et je les soupçonne un peu d'en profiter pour reprendre leur souffle, après quinze années et plus d'efforts soutenus pour tenir à bout de bras un restaurant hors-norme.
 Quoi qu'il en soit, après nous être retrouvés aux Trois-Grâces, Place de la Comédie où nous avons aussi croisé notre guitariste préféré Fethi, nous avons pu nous offrir le luxe de nous installer pour une belle et longue bouffe au Pescator, Place du Nombre d'or. Tout y a passé: souvenirs communs, jongleries philosophiques, élucubrations politiques, anecdotes journalistiques et culinaires... Au café, les jeunes patrons du restaurant, connaissant la réputation de Mistouf, sont venus se joindre à nous autour de deux bouteilles de fort bon "rhum traffiqué", et la conversation a nettement dévié "métier". Il faisait presque nuit quand nous sommes ressortis prendre le tram vers la maison.
 Ne restait plus qu'à faire nos adieux aux voisins du dessous et aux patrons de la brasserie en face (cuisine fortement améliorée et tables remplies depuis la venue d'un nouveau jeune chef), puis jeter quelques effets dans deux petites valises pour Paris et Montréal.
 Demain, si la planète est toujours là, nous rejoignons les vieux amis montparnassiens Janine et Michel Euvrard autour d'un joyeux couscous!

30 novembre 2012

Retour aux Ramblas

C'était une décision à brûle-pourpoint. Quand ma nièce Geneviève nous a annoncé sur Facebook à quelques jours d'avis qu'elle passait le week-end suivant à Barcelone, nous nous sommes regardés: "Et si on y allait aussi?" 

C'est comme ça que jeudi dernier, nous nous sommes retrouvés à bord d'un TGV pour Figueres, d'où un express espagnol nous a déposés en gare de Sants après un peu moins de quatre heures d'un voyage sans histoire. Il n'y a plus de Pyrénées, comme aurait dit Louis XIV... seulement quelques rampes et tunnels! Déçus l'an dernier par un Méridien-Barcelone relooké à la Philippe Starck (chic mais inconfortable), mais voulant retrouver l'ambiance unique des Ramblas et du Barri Gotic, nous avons choisi juste de l'autre côté de la rue le moins prestigieux mais élégant Montecarlo, à la façade "art nouveau" rappelant la fantaisie de Gaudi.

Bingo! L'intérieur est en grande partie dans le même style et notre "suite junior" est un véritable appartement de 60 m2 avec grande chambre, joli salon et immense salle de bain-douche massage-jaccuzzi pour deux! Le tout pour moins cher qu'une chambre "standard" au Méridien.
Comme un bonheur ne vient jamais seul, vendredi matin, en descendant déjeûner, je trouve à la réception la carte de visite de Paolo Sapio, le photographe italo-espagnol qui m'avait si généreusement fourni la photo-couverture de "Refaire le monde" sans que nous nous soyons jamais rencontrés. Il propose de venir me voir le lendemain soir. Oui, bien sûr.
Le midi, en cherchant à retrouver le chemin du Casa Agusti, le super resto de cuisine traditionnelle que nous avions découvert lors d'un précédent sėjour, nous nous butons sur une manif petite mais animée face à l'Universitat: "Banquiers et politiciens au service des citoyens" réclame une grande banderolle. Tu parles... tant que Rajoy et sa droite néolib demeurent au pouvoir? Faut pas rêver!
Au restaurant, la patronne francophile nous reçoit comme de vieux amis, nous sert un fino et un moscatel avec des olives noires parfumées à l'ail puis nous installe dans sa salle aux saveurs des années 40-50. Jamon jabugo, poireaux aux crevettes en entrée. Je continue avec une goûteuse saucisse botifarra-haricots blancs, mais Azur choisit encore mieux, la paëlla parellada maison dont les viandes et fruits de mer sont décortiqués et intimement mariés au riz brun. Avec un Jardins del Priorat 2008 au-dessus de tout soupçon, c'est le beau-frère Jean, roi incontesté de la paëlla du Plateau Mont-Royal, qui serait impressionné.
En soirée, quelques tapas et une balade en taxi à travers la ville illuminée: vieux quartiers, rénovations le long du port et dans Poble Nou, Gracia et Tibidabo. À part quelques chantiers visiblement laissés à l'abandon et une affluence un peu plus faible dans les quartiers "chauds", peu de traces d'une crise économique et sociale pourtant certaine et profonde.
Samedi, il fait plutôt beau et nous renouons avec la faune des Ramblas et du Raval voisin. En particulier avec Julivert Meu, café-resto étudiant d'une petite rue bien entortillėe où chacun fabrique à son goût le "pan amb tomaquet" pour accompagner une offre aussi large qu'économique de charcuteries, salades, tortillas et autres tapas. Plus bière, cidre et gros rouge de la région. Avec au dessert d'originales et savoureuses figues à l'armagnac.
Retour à l'hôtel pour rencontrer au bar Paolo Sapio, un grand type mince, velu et volubile dans la trentaine. Nous arrivons assez bien à communiquer dans une sorte de sabir à base d'anglais du Latium mâtiné d'espagnol et de français. Lui-même italien, il vit la plupart du temps dans la Rioja voisine avec sa compagne chanteuse, Silvia, et leurs jeunes enfants. Passionné par les mouvements sociaux et politiques, il suit depuis le début les "indignados" de Madrid et Barcelone dont il a abondamment illustré les péripéties sur Internet.
Il filme avec son appareil compact quelques minutes d'interview sur "Refaire le monde" et mes divagations plus ou moins pertinentes sur les évènements récents, qu'il compte mettre sur le Web. Curieusement, je le trouve plus informé et disert sur la  situation en Espagne que sur celle de son pays d'origine... qui est pourtant loin d'être sans intérêt.
Dimanche matin bien tranquille. Nous attendons la nièce Geneviève, qui débarque avec deux collègues (ou ex-collègues? pas clair) juste à temps pour l'apéro. Ils admirent comme il se doit l'Hotel Montecarlo et notre géniale suite "junior", puis partent de leur côté tandis que nous entraînons Gen vers la calle Vergara (ou carrer Bergara, c'est selon) où nous lui faisons nouer connaissance avec les délices de Casa Agusti — joli mousseux "cava" et re-paëlla parellada, notamment.
Malgré une pressante invitation à nous accompagner en soirée au Palau de la Musica voisin, elle nous quitte au crépuscule: elle est ici pour travailler, elle vient de prendre charge de l'organisation des congrès et conférences pour une association médicale internationale qui l'a expédiée de Milan à Madrid à Barcelone pour choisir le site d'un prochain évènement majeur.
C'est donc tout seuls comme deux grands qu'à la nuit tombée nous traversons les étroites allées du Barri Gotic pour le décor échevelé mais fonctionnel du Palais de la musique catalane et les fastes d'un Gran Gala Flamenco qui porte fort bien son nom...

10 novembre 2012

La fête à Lyon

J'ai volontairement omis du chapitre précédent ce qui a pourtant été le clou de notre actuel séjour en France: une expédition de quatre jours à Lyon pour célébrer nos deux anniversaires. D'autant plus agréable que malgré l'octobre généralement maussade et les sombres avertissements de la météo, nous avons eu droit à trois jours de beau temps doux...

Nous avons pris le TGV de Montpellier la veille de ma fête pour débarquer à la Part-Dieu en fin d'après-midi. Nous avions choisi au hasard sur Internet un petit hôtel en plein centre-ville, directement sur la Place Bellecour. Coup de chance! Le Royal Lyon est un véritable bijou plus que séculaire, rénové avec goût dans un style "cocon bourgeois" de l'entre-deux-guerres. Immense chambre bien insonorisée et coin salon confortable. Un bar feutré avec vue sur la place et élégante musique de cool jazz. Sans compter le restaurant, Côté Cuisine, qui est l'atelier-école de l'Institut Paul Bocuse: une gastronomie de haut niveau à prix doux, dans une ambiance sans prétention!
Le lendemain lundi, après nous être baladés un peu dans le quartier voisin de la Presqu'île, nous nous sommes dirigés vers le haut-lieu de notre séjour, le mythique restaurant de la Mère Brazier, repris depuis quatre ans par un chef bourré de talent (et d'ambition), Mathieu Viannay qui a déjà ramené dans ses chaudrons deux étoiles Michelin.
Ici, pas question d'ambiance relax. C'est le grand service avec tout son cérémonial: le maître d'hôtel vous accueille, une hôtesse vous place, le chef de bouche apporte le menu et prend les commandes, suivi du sommelier avec son album de centaines de bouteilles (accent mis sur le beaujolais et les côtes-du-rhone voisins) et ses astucieuses suggestions. Ensuite c'est le ballet des serveurs et serveuses: mise en bouche avec l'apéro, entrée froide, un profond crozes-hermitage débouché pour l'entrée chaude, enfin le chef de bouche qui rapplique avec un chariot sur lequel trône la cocotte en fonte dans laquelle mijote depuis cinq heures LA poularde de Bresse demi-deuil de près de deux kilos qui est la gloire de la maison.
Il lui faut un bon dix minutes pour découper savamment les deux poitrines couleur d'ivoire tacheté de gris ardoise (les lamelles de truffe glissées ici et là sous la peau translucide) qu'il dispose élégamment dans nos assiettes pour les napper d'une sauce à la crème truffée et parfumée du bouillon de cuisson. Nous arrivons à peine à déguster le tiers de nos gargantuesques portions que le garçon-chef revient avec le second service: les cuisses déjà cuites, tout juste sautées dans la graisse. Bonjour l'indigestion! Mais la seule odeur est un tel délice que nous ne pouvons résister à l'envie d'au moins y goûter.
Bien entendu, l'appétit nous est revenu malgré tout quand j'ai aperçu le pléthorique chariot de fromages, tandis qu'Azur se laissait séduire par un "Cube au Chocolat Jivara et Cœur Passion, Sorbet Cacao" qu'elle avait vu voguer quelques minutes plus tôt vers la table voisine.

Au moment de régler la note en sortant, j'ai eu le plaisir de fixer, par la porte entrouverte, Mathieu Viannay lui-même officiant dans sa cuisine, sans doute pour préparer le service du soir. Vous vous doutez qu'après tout ça, une sérieuse sieste s'imposait.
Les deux jours suivants, nous avons baguenaudé dans les quartiers de Lyon, une ville que nous connaissions peu et qui pourtant le mérite. Tantôt en minibus dans la Croix-Rousse, tantôt à pied le long des "traboules" et du Vieux-Lyon, tantôt en car panoramique sur les hauteurs de Fourvière, tantôt en tram dans la toute nouvelle Confluence, tantôt en taxi vers la Tête d'Or en soirėe.Mangeant à la fortune du pot ici dans une grande brasserie, là dans un bistrot à moules ou un des fameux "bouchons" à la cuisine canaille. Une fortune sans grand risque, dans une ville qui se prétend, non sans raison, "Capitale mondiale de la gastronomie".
Deux haltes archi-touristiques, mais incontournables: la Maison des canuts, ces ouvriers de la soie qui ont fait la richesse de la ville aux 18-19e siècles avant d'y semer la révolte... et les premières graines du syndicalisme français et européen; et un amusant "Petit musée du Guignol" consacré non seulement à ces poupées animées proprement lyonnaises, mais à toutes les formes de marionnettes de tous les coins du monde. Ça m'a rappellé le beau temps où j'écrivais pour ce genre de théâtre des "Mains de Croquemitaine" qui n'ont jamais été jouées... que par des comédiens à la télé!
Avant de reprendre le train jeudi, nous avons goûté la succulente et légère cuisine des élèves du maître Bocuse qui officiaient au restaurant de notre hôtel.
C'est à Montréal cet été que je m'étais remis au dessin et à la peinture.  D'abord quelques exercices de style pour me refaire la main, comme ces lys tigrés du jardin de la résidence dont j'ai tiré une stylisation "art nouveau" qui a paru faire grand plaisir à la voisine d'à côté, ou cette péniche parisienne pointilliste offerte à Saumart. Puis des efforts un peu plus ambitieux au pastel, dont une danseuse flamenco virevoltant sous les spots de la Vieille Casa des années 60.
J'ai poursuivi sur ma lancée peu après l'arrivée à Montpellier, encouragé par le temps maussade de cet automne atypique. Cette fois, l'inspiration m'est venue d'abord de souvenirs d'enfance à Québec, mais surtout à Trois-Pistoles. 
Vues des battures à marée basse, pêcheurs d'éperlan sur le "quai d'en-dedans" et surtout ces belles grosses goélettes pansues du Bas Saint-Laurent, dont les passages réguliers pour se charger du bois "de pulpe" qui alimenterait les moulins à papier de Québec rythmaient  l'été de notre village riverain. Me résonnent encore dans les oreilles, après soixante ans et plus, les cris des débardeurs manoeuvrant leurs crochets de fer et le vacarme étrangement musical (comme un xylophone viré fou) du déversement des billots directement des plate-formes des camions dans le ventre des bateaux, au milieu d'un nuage odorant et doré d'éclats d'écorce gavée de résine.
À Montpellier, nous avions déjà renoué avec nos voisins du dessous les Chantefort (dont la fille et la petite-fille habitent Montréal) et avec l'ami guitariste algérien Fethi, qui se produit tous les midis Place de la Comédie. Nous l'avons d'ailleurs entraîné à l'un des clous du Festival de la guitare annuel, le concert de l'exquis intrumentiste classique Aniello Desiderio.
Nous n'avons par contre pas eu la chance de revoir nos copains Mistouf et Yveline qui se retrouvent sans travail: la propriétaire de la résidence des Jardins Saint-Jaume, où ils cuisinaient avec plaisir et talent, s'est sentie forcée de fermer la salle à dîner-restaurant, faute de locataires dans l'immeuble. Quelle bêtise, alors que c'était la seule partie de son affaire qui marchait!
Et le Bum chromé? Il a eu une sortie fort réussie fin juillet en notre absence, à l'occasion du Tour de la Martinique des yoles rondes, pour lequel une entreprise locale l'avait nolisé. Il en est revenu en excellent état, nous disent nos complices martiniquais, et risque de reprendre la mer sans nous pendant la période des Fêtes. En effet, il est peu probable que nous nous rendions aux Antilles avant la fin de l'hiver, préférant rentrer à Montréal directement dans les prochaines semaines...

09 novembre 2012

La vie continue


À côté du politique, le quotidien poursuit son petit train-train de voyages, de rencontres, de retrouvailles et d'activités diverses (notamment gastronomiques!).
Ces dernières semaines, l'ami Dréan nous a entraînés dans deux virées gourmandes, comme pour nous faire regretter la dizaine de jours en Corse où il nous avait conviés au printemps, et où nous n'avions pas pu le suivre. La première sortie s'inscrivait sous le signe du poisson à Sète, où la Palangrotte -- de grande réputation -- fait face au principal canal qui traverse la ville en direction du vieux port. Huitres, soupe de poisson, supions sautés suivis d'une bourride de lotte ou d'un loup "a la plancha" arrosés d'un muscat sec (une merveille dont Jean-Pierre, qui croyait avoir tout goûté des vins de la région, découvrait l'existence) ont fait amplement honneur au renom de la maison.

Hier, la montée vers les garrigues d'Argelliers dans l'arrière pays, avec le copain chanteur Roland Bertier, nous a menés à une trouvaille encore plus fabuleuse.  Cachée au bout d'une petite route tordue et mal pavée, l'Auberge de Saugras occupe un ensemble d'antiques bâtiments de pierre dorée surplombant un ravin. Seule note contemporaine, une jolie piscine turquoise creusée en contrebas.
À l'étage, sept vastes chambres meublées à l'ancienne, la plupart avec balcon, invitent à la nonchalance. Au rez-de chaussée surplombant une terrasse ombragée et la petite falaise, les deux salles du restaurant, d'une convivialité bien campagnarde sous leurs arches et leurs poutres vernies. Au menu du jour, un boudin noir aux pommes qui était un pur délice (j'adore le boudin depuis toujours), suivi d'un suprême de volaille fondant nappé d'une sauce aux cèpes où nageaient aussi quelques rattes sautées au gras de canard. Azur, qui ne voulait pas suivre le mouvement, a hérité d'une foisonnante salade au cou de canard farci, puis d'une pintade rôtie avec haricots verts et ratatouille. Pour démontrer son expertise oenologique, notre hôte a sélectionné là-dessus un Mas Bruguière 2009 tout juste assez fruité. Au dessert, une énorme portion de mousse aux châtaignes avec sauce au chocolat noir... dont il n'est rien resté alors que tout le monde prétendait n'avoir plus faim. L'état d'euphorie qui s'ensuivit a même résisté à l'incontournable embouteillage du retour à Montpellier vers les cinq heures.
C'est en rentrant au Québec au début juin que nous avions eu la douleur d'apprendre la disparition d'un autre vieux copain, qui avait été un des phares de l'humour de la Révolution tranquille: Jean-Guy Moreau a été emporté brusquement le premier mai, tandis que nous célébrions la Fête du Travail boulevard Saint-Germain. Ce qui a été un dur moment pour nous a été un choc bien plus terrible pour plusieurs de nos amis -- les chansonniers Pierre Létourneau, Pierre Calvé, Claude Gauthier et le guitariste Michel Robidoux vivaient presque en symbiose avec lui depuis deux ans qu'ils avaient monté ensemble le spectacle des "Boîtes à chansons" qu'ils promenaient depuis avec un beau succès à travers le Québec. Robidoux, en particulier, en était comme assommé.
En nous réinstallant dans notre confortable appart du LUX Gouverneur, nous avons constaté que la fièvre estudiantine du printemps et la ferveur du "mouvement des casseroles" qui l'accompagnait avaient plutôt baissé, sans doute sous l'effet de la campagne électorale annoncée. D'ailleurs, la plupart de nos colocs retraités réagissaient de plus en plus mal à la vue du "carré rouge" emblématique, auquel ils étaient pourtant plutôt sympathiques il y a trois mois.  "Ça a trop duré", commentaient certains... comme si c'était la faute des manifestants!
La même chose était vraie de mon pamphlet "Refaire le monde" dont paradoxalement, à mesure que sa pertinence était confirmée par la suite des évènements, l'intérêt paraissait diminuer et pour les éditeurs et pour mes copains activistes. Normal, en quelque sorte: ce qui étaient à la mi-2011 des prédictions et des idées souvent à contre-courant devenaient, au cours de 2012, des évidences et des lapalissades.
Je persiste à croire que ma conclusion, sur la nécessité de repenser en profondeur non seulement l'économie mais surtout le système politique, demeure non seulement réaliste et proprement révolutionnaire, mais de plus en plus urgente.  Il suffit de mesurer l'essoufflement des mouvements d'indignés à court de solutions véritables ou leur récupération par diverses factions religieuses ou idéologiques, pour s'en convaincre. L'ennui, c'est que l'âge, l'absence d'appuis concrets et la dispersion des intérêts aidant, je suis moi-même de moins en moins motivé pour poursuivre ma démarche en ce sens.
Cela dit, il était difficile de déprimer au milieu d'un des plus beaux étés dont j'aie souvenance, du plaisir de renouer avec la jouissance physique de la peinture à l'acrylique et du dessin au pastel (notamment un souvenir  assez réussi de la vieille Assoç espagnole, offert à Lucia de Rubio), et entourés comme nous le sommes de voisins et amis chaleureux dont deux ont ressurgi après des décennies de silence.
Michel Lacombe, ancien confrère journaliste spirituel et quelque peu cynique, ex-mari de ma grande amie Monique Groulx, actuel compagnon de la chroniqueuse de La Presse Nathalie Petrowski et encore actif à Radio-Canada, m'a convié de but en blanc au Cherrier, sous prétexte de me soutirer des suggestions de logis et d'activités en Martinique où il planifiait des vacances avec Nathalie pour l'automne. En vérité, la conversation a vite dévié vers nos expériences passées du métier et surtout vers des anecdotes croustillantes, parfois scabreuses, sur nos multiples connaissances communes. Le tout agréablement arrosé comme il se devait.
Suzanne Valéry était comédienne, la meilleure amie d'une de mes amies quand je suis arrivé à Montréal au début des années 1960. En 63, elle tournait "La Vie heureuse de Léopold Z" avec mon bon copain de nuits blanches Guy L'Écuyer et le réalisateur Gilles Carle, dont c'était le premier film important... et dont elle était enceinte. Pendant quelques mois, elle a apporté son grain de folie comme colocataire dans mon vaste et quasi désert appartement de la rue Lincoln, avant que nous nous perdions de vue quand j'ai rencontré Azur.
Nous nous sommes croisés par hasard près d'un demi-siècle plus tard à la mort de Gilles, puis nous sommes retrouvés virtuellement peu après sur Facebook (ça sert quand même à quelque chose!). Soudain, à la fin août, elle m'appelle: "Yves Leclerc, qu'est-ce que tu deviens? Tu sais qu'on est presque voisins? On se voit quand?", exactement comme si nous nous étions parlé la semaine précédente. "On se voit tout de suite, il y a une épluchette de blé d'inde dans le jardin sous ma fenêtre, nous t'y attendons dans trois-quarts d'heure", réponds-je sur le même ton.
D'où de fort joyeuses retrouvailles autour des maïs bouillis badigeonnés de beurre (délicieux), hot-dogs grillés (moyens), bière en fût et vin au pichet typiques de ce genre de fête, avec Ingrid Saumart qui s'était jointe à nous dans l'intervalle. Encore une fois échange de savoureux souvenirs -- la plupart impubliables. Pour terminer un peu plus tard sur un digestif dans notre salon... avant que Suzanne nous quitte pour aller souper avec ses petits-enfants! On n'a plus les grands-mères qu'on avait.
Autre rappel de la belle époque, nous sommes allés une fin d'après-midi prendre un verre dans un des bars de la rue Crescent avec une copine de toujours, Nadia Fauteux. Assis sur la terrasse des Beaux Jeudis (un des rares survivants des années '60 avec son voisin le Sir Winston Pub) ,j'aperçois une plaque signalant que la ruelle voisine porte désormais un nom... celui de Nick Auf Der Maur, ancien joyeux luron des nuits montréalaises, journaliste puis personnage politique hors du commun sur la scène municipale. La première fois que tu vois une rue (même si ce n'est qu'un bout d'allée) porter le nom d'un copain de jeunesse, ça fait un assez curieux effet!

Dans l'intervalle, nous nous étions offert avec des voisins (les Lebarbé et Didier Calvet et Claudine, pour ne pas les nommer) une fiesta de homard préparée sur mesures dans la salle à dîner de l'immeuble par notre chef-maison Bruno Ferrès. Il nous avait choisi une collection de jolis bestiaux variant entre 1 1/4 et 1 1/2 livres, cuits au goût de chacun. Heureusement, dans cette résidence, personne n'est gourmand!

Radotages politiques...

Il y a longtemps que je n'avais laissé écouler autant de temps sans rafraîchir le blogue. Ce n'est pas qu'il ne se soit rien passé depuis la fin mai, je dirais presque au contraire. C'est plutôt un mélange de paresse, le manque d'images à partager (j'ai presque délaissé la photo ces derniers mois) et l'influence pernicieuse de Facebook, où je retrouve de plus en plus facilement et fréquemment les parents et les amis dans des discussions impromptues bien plus tentantes que l'écriture en solitaire.

Comme plusieurs autres fois, c'est la politique qui m'y ramène, et il va vous falloir un peu de patience pour traverser les presque six mois de radotage qui suivent. 
Parlons de la France d'abord, où nous nous prélassons ces jours-ci. Comme j'aurais dû m'y attendre, les Imprévisibles Gaulois s'avèrent vite insatisfaits de leur nouveau Président, après l'avoir élu sans grand enthousiasme. Que voulez-vous, ils voulaient en réalité un Mélenchon mais, faute d'audace, ils ont choisi un Hollande... et ils regrettent aujourd'hui qu'il ne soit pas le tribun de gauche flamboyant et audacieux qu'ils souhaitaient, dont ils avaient peut-être même besoin, et que ce brave François serait bien incapable d'être même s'il en avait envie. Il fait pourtant ce qu'il peut -- mais il est victime à la fois de son tempérament pépère et des attentes que malgré ses irritants le "style Sarkozy", brouillon mais hyperactif, avaient créées chez ses concitoyens.
En quatre élections sur deux continents ce dernier semestre, nous aurons eu la décourageante démonstration que la  politique est bien "l"art du possible" -- et rien de plus.
Après la présidentielle, nous avons vécu entre Montpellier et Paris les législatives françaises, qui ont simplement confirmé (par-delà un brouhaha médiatique excessif) le retour aux bonnes vieilles habitudes et l'emprise que les notables hexagonaux conservent sur le système. La plupart de ces braves gens se sont fait réélire sans grande difficulté (y compris la quasi-totalité des ministres sarkozyens) et se sont illico remis à se chamailler tant à gauche qu'à droite autant pour leur place dans leurs partis respectifs que pour le maintien de leurs privilèges, notamment  le "cumul des mandats" chez ceux de gauche. Sans la moindre préoccupation autre qu'oratoire pour la crise majeure que vivent leur pays et leur continent. Merdre, dirait le Père Ubu.
Traversant l'Atlantique, nous nous sommes retrouvés plongés dans la campagne électorale québécoise, où comme prévu la population s'est résignée à se débarrasser des Libéraux de Jean Charest pour les remplacer par des Péquistes sans grand attrait, il faut le dire. Résignation est bien le mot qui convient, quand on voit à quel point l'usure du pouvoir, les magouilles éhontées, la gestion atroce du dossier étudiant (qui a provoqué ce qui frôlait le soulèvement populaire) lui donnaient de causes pour expulser violemment et sans appel un régime épuisé et pourri... et à quel point le résultat a été serré et les sortants ont conservé une place privilégiée sur l'échiquier. 
Un peu comme en France, je soupçonne qu'une majorité de Québécois auraient au fond voulu une Françoise David résolument de gauche et qu'ils se sont contentés d'une Pauline Marois timidement social-démocrate... mais plus "respectable" en termes bourgeois. 
Ne me parlez pas du pseudo-libéral François Legault, je prévois (et j'espère de tout coeur) qu'il n 'aura été qu'un épiphénomène à la Mario Dumont. La seule chose valable qu'il ait apportée, c'est que son succès relatif aura confirmé une nouvelle polarisation gauche-droite de l'électorat qui s'était d'abord manifestée par la percée des Néo-démocrates à l'élection fédérale, et qui est légèrement renforcée par la pérennisation de la présence de Québec Solidaire à l'Assemblée nationale. Cette division avait jadis existé aux beaux jours du PQ, mais elle avait été occultée par l'omniprésence du clivage nationaliste et la dérive à droite des successeurs de René Lévesque.
Enfin, j'ai passé la dernière nuit de mardi à mercredi (décalage horaire oblige) rivé dans mon fauteuil à suivre, tantôt sur CNN, tantôt sur les chaînes françaises d'info continue, une élection américaine qui se sera révélée moins imprévisible et moins serrée qu'on ne l'aurait cru ces dernières semaines. Est-ce un moindre mal ou une bonne surprise? Il faudra attendre quelques mois pour être fixés, mais je penche vers la première hypothèse.
Qu'Obama ait été reporté au pouvoir ne peut qu'être un soulagement quand on constate la catastrophe qu'aurait été l'élection d'un Mitt Romney qui, s'il n'est pas le crypto-extrême-droitiste que beaucoup prétendent, est au mieux un ambitieux vaniteux sans autre idéologie que le pouvoir et sans le moindre projet pour sortir les USA de l'ornière... tout en menaçant de mettre maladroitement le feu à une planète éminemment combustible. À tout le moins, seront préservés les acquis du futur régime d'assurance-santé et d'une économie modestement tournée vers la création d'emplois -- ce dont l'Europe aurait immensément avantage à s'inspirer.
Mais pour le reste, que nous réserve le "nouvel Obama" ressuscité mercredi? Le même mélange de bonne volonté et de pusillanimité dont il a fait preuve depuis quatre ans, ou une fermeté dans l'intention que lui permettrait son statut de président non-rééligible? J'ai bien  peur que la combinaison de sa tendance au compromis, de la réélection d'une Chambre d'opposition en bonne partie contrôlée par des sectaires stupides et des pressions d'élus démocrates qui, eux, seront fortement motivés par la pensée de leur éventuelle réélection ne soit trop forte à la longue pour les bonnes intentions qu'il manifeste ces jours-ci.
Un dernier radotage politique, sur la Chine cette fois. Derrière les joutes de personnalités qui sont tout ce que la presse occidentale semble percevoir dans la tenue du 18e Congrès du Parti communiste, je vois deux tendances fortes s'y dessiner. 
La première est une réorientation de l'économie vers la consommation intérieure, qui fait d'autant plus preuve de sens commun que la Chine semble vouloir s'y atteler au moment où (contrairement aux puissances industrielles occidentales) elle en a clairement les moyens sans s'endetter. Si elle le fait, je soupçonne qu'elle deviendra encore plus vite que nous le croyons la première puissance mondiale, cette fois en tant que le plus grand marché de consommation plutôt que (ou en même temps que?) la plus grande machine de production.
La seconde tendance est un mouvement graduel et soigneusement réfléchi -- malgré des apparences un peu cahoteuses -- vers un style de démocratie qui pourrait bien être de plus en plus différent du nôtre. Le principal indice en est un début de lutte contre la corruption qui se ferait en commençant par le bas... ce qui devrait entraîner une modification des institutions dans le même sens. Une évolution qui est non seulement naturelle et prometteuse, mais qui permet au Parti de conserver pour un temps (disons une génération ou un peu plus) une mainmise sur le pouvoir central qui me paraît une nécessité si on veut éviter  de brusques désordres catastrophique pour le pays, le continent... et probablement le reste du monde aussi.
La suite à venir d'ici quelques heures?

20 mai 2012

Soirée d'élections

Nous voulions être à Paris pour y vivre le second tour de l'élection présidentielle ou, comme disait Azur, "pour aider Sarkozy à faire ses valises"! Mission doublement accomplie.
Une fois arrivés de Montpellier à notre hôtel habituel voisin du Trocadéro deux ou trois jours avant le Premier Mai, nous avons passé une bonne partie de la semaine précédant le grand soir à rassurer nos copains de gauche. Ils avaient une peur panique que l'hyperprésident ne sorte au dernier moment un hyperlapin de son chapeau. Je m'efforçais de les convaincre qu'une unanimité dans les sondages telle qu'on la constatait depuis plus d'un mois ne pouvait mentir, surtout que les gens sont beaucoup plus motivés à voter "contre" que "pour".
Or il était flagrant qu'une majorité de Français, et pas seulement socialistes, tenait absolument à se débarrasser de Nicolas Sarkozy. Heureusement d'ailleurs, car son adversaire François Hollande (pardon, M. le Président) ne soulevait pas le moindre enthousiasme même dans le "peuple de gauche", bien plus émoustillé par Jean-Luc Mélenchon du Front du même nom.
En même temps, j'étais distrait de la politique hexagonale par les perturbations que la grève étudiante prolongée et (en fin du compte) férocement réprimée provoquait au Québec. J'en avais des nouvelles pratiquement tous les jours via Facebook par ma soeur Marie, par le vieux copain ex-felquiste Jacques Lanctot et par un nouveau correspondant, Jean Barbe.
Pour la soirée d'élections du 6 mai, nous avions bien parlé d'aller célébrer ça au Fouquet's sur les Champs-Élysées, mais la raison a prévalu et nous nous sommes plutôt rendus, magnum de Laurent-Perrier à la main, à la charmante maisonnette blanche et bleue des Euvrard, blottie dans l'étroit et antique Passage de la Tour de Vanves, qui débouche sur l'Avenue du Maine en face de la très "bobo" rue Daguerre à Montparnasse. Nous y attendaient nos hôtes et leur locataire (iranienne?), auxquels s'est jointe une amie française charmante, mais irréductiblement et presque sectairement de gauche.
Avant même de quitter l'hôtel, je savais que Sarkozy était battu. Quoique la loi ait interdit la publication du résultat avant huit heures du soir, dès 6h05, les blogueurs se faisaient un malin plaisir d'annoncer sur Internet que les préparatifs de la grande manifestation de victoire prévue par la droite sur la Place de la Concorde venaient d'être contremandés. Alors que ceux des socialistes à la Bastille allaient bon train.
"On veut pas savoir!", m'a lancé Janine Euvrard en nous ouvrant la porte vers sept heures... mais à son air jubilant, je voyais bien qu'elle partageait déjà le secret de Polichinelle, claironné une heure plus tard par toutes les télévisions simultanément. Hollande allait gagner par 52% contre 48% -- de fait, ce devait plutôt être 51,6 contre 48,4... mais on n'allait pas gâcher notre plaisir pour quelques dixièmes de point.

Nous avons donc débouché le champagne, accompagné de hors-d'oeuvres grecs (feuilles de vigne, tarama, hummous, pâtisseries au miel, etc.) en écoutant la suite. Les seules surprises étaient le résultat plus serré que prédit, le style excessivement sobre adopté par le nouveau Président et l'élégance imprévue avec laquelle l'ancien a concédé sa défaite, offrant assez chaleureusement ses voeux de succès à son successeur et lançant un appel (que lui-même avait rendu nécessaire et qui risque hélas peu d'être entendu) à la réconciliation nationale.
Les télés rivalisaient de belles images de la liesse populaire autour du monument de La Bastille, couronnées par cette phrase magnifiquement spontanée d'un des jeunes fêtards: "Regardez, ici y'a des Blancs, des Noirs, des Beurs. Tout ce qu'y faut, quoi!" Quelle plus belle description de la France "métissée" défendue par la gauche contre les assauts conjugués de la droite et de l'extrême-droite?
Dans les studios, déjà, les commentateurs se répandaient en conjectures sur le nom du futur Premier Ministre, la composition du Cabinet, la garde-robe de la nouvelle Première Dame et les premiers gestes du Nouvel Éu. Et surtout sur l'éventuel résultat des élections législatives qui auront lieu dans six semaines.
Vers minuit, en ayant eu assez de ces supputations et ayant épuisé notre propre réservoir de commentaires et pronostics, nous sommes rentrés bien sagement rue Saint-Didier.
Bizarre bizarre, dans le bourgeois XVIe arrondissement, personne ne fêtait!

02 mai 2012

Un brin de muguet

Hier matin en me levant je suis allé au coin de la rue chercher pour Azur le traditionnel brin de muguet du Premier mai -- le comptoir de fleuriste improvisé était d'ailleurs la seule boutique ouverte dans ce Paris de la Fête du Travail où nous sommes arrivés depuis dimanche soir.
Il faisait un temps splendide, assez doux pour avoir envie de manger en terrasse… à condition de trouver une place dans un des rares restos ouverts. Nous sommes donc partis en bus assez tôt vers le début du boulevard Saint-Germain, en face de l'Institut du Monde arabe.
Malheureusement, un de nos marocains favoris, l'Atlas, était fermé. Mais ça nous permis de faire, juste de l'autre côté de la rue, une heureuse découverte qui s'ajoutera sans doute à notre "short list" de bonnes bouffes parigotes. Chez René est un troquet à l'ancienne, lambrissé de bois sombre couvert d'affiches vieillottes, avec même le panneau menant à la cave qui s'ouvre dans le flanc du bar-comptoir.
Évidemment, la terrasse était déjà prise d'assaut, mais le garçon nous a installés en-dedans à une bonne table d'où nous pouvions voir le boulevard où devait passer le défilé. Un bel os à moëlle pour moi, des asperges blanches toutes fraîches un peu croquantes sous leur sauce hollandaise pour Azur, puis un boeuf bourguignon onctueux, un confit de canard fondant sous une montagne de frites maison et un Grigny premier cru à prix très doux nous ont amplement consolés du couscous.

Constatant que nos voisins de table, un couple d'âge mûr, lorgnaient vers nos assiettes, nous avons vite lié conversation. Dorothy et Joe sont des californiens, lui d'origine irlandaise, elle espagnole, qui vivent à Oakland, face à San Francisco. C'est leur dernier jour à Paris, et ils ont voulu en profiter pour suivre un moment le défilé du Premier Mai (Joe est permanent syndical) qui doit passer devant nous pour aller se terminer à la Bastille.
Au moment du café et du dessert (fromages et doux monbazillac pour Dorothy et moi), nous déménageons sur la terrasse qui s'est enfin dégagée et où nous serons aux premières loges pour voir la "parade". Échange de cartes et d'adresses courriel, discussion sur la politique d'ici et là-bas -- nous sommes essentiellement d'accord aussi bien sur la relative déception qu'Obama a constituée pour les Américains de gauche que sur la quasi-certitude de la défaite de Sarkozy dimanche prochain.

Juste en face, une grande banderolle marque le stand d'un groupe de manifestants tunisiens -- un sympathique rappel que c'est grâce à eux qu'a pris naissance (ou du moins une vigueur nouvelle et remarquable) le mouvement des "indignés" et des occupations partout à travers le monde.
Comme nous terminons les digestifs, les premiers rangs du défilé apparaissent, surmontés d'un énorme ballon rouge barré du mot "solidaires". La foule est sans doute un peu plus homogène que d'habitude, car (courtoisie de M. Sarkozy et de Mme Le Pen), deux autres évènements rassemblent la droite (au Champ de Mars) et l'extrême-droite (à l'Opéra).

Ils sont quand même des dizaines de milliers, de tous les âges et de toutes les appartenances syndicales et partisanes de gauche, à s'avancer en rangs plus ou moins serrés sur toute la largeur du boulevard, dans une atmosphère qui tient autant de la kermesse que de la manif politique.

Dorothy et Joe nous quittent pour se joindre un moment aux marcheurs, tandis que nous trouvons refuge un peu plus loin dans un café où la plupart de nos voisins plus ou moins âgés arborent de rouges cocardes de la CGT, de la CFDT et du Parti de Gauche de Mélenchon. 
Mon téléphone sonne: ce sont Janine et Michel Euvrard qui viennent aux nouvelles; eux sont allés accompagner le début de la manif non loin de chez eux, Place Denfert-Rochereau.
Somme toute, une belle journée qui augure bien de ce bref séjour parisien.

14 avril 2012

Côté Jardin

D'une pierre deux coups. Nous avions promis qu'aussitôt le décalage horaire résorbé, nous irions bouffer chez nos copains Yveline et Mistouf Mathias, fanas de poisson frais et de recettes inventives -- et passionnés de politique. Comme nous devions aussi renouer avec les amis Chantefort, nos irremplaçables voisins du 4e, nous avons décidé de combiner les deux.
Samedi dernier, nous sommes donc descendus d'un étage prendre l'apéro -- et quelques tapas, André étant non seulement un aficionado des corridas, mais un ibérophile convaincu -- avant de nous pointer du côté du Stade Philippidès. Les Mathias ont pris en charge depuis quelques mois le Jardin de Saint-Jaumes, salle à dîner d'une résidence de retraites de luxe, installée dans une superbe maison bourgeoise au milieu d'un parc le long de l'avenue de ce nom.

Un décor modernisé, bien différent de leur ancien resto chouchou l'Arboisie, face à la gare, mais la même cuisine irréprochable à prix doux. Azur a pris la soupe de poissons de roche, j'ai accompagné les Chantefort dans l'entrée signature de Mistouf, la "brandade de morue en habit rouge" (qui lui avait mérité une toque dans le Gault et Millau à l'époque). Ont suivi des poissons grillés juste à point, daurade et loup, et une ultra-légère poêlée d'encornets arrosés d'un de ces super rosés que produit la région. Pour terminer avec les fabuleux desserts d'Yveline -- nous lui avons apporté du sirop d'érable, j'ai hâte de voir ce qu'elle va concocter avec ça!
Sitôt que Mistouf a pu se libérer de la cuisine, ils sont venus s'attabler... et parler politique. Comme la plupart des Français de gauche, nos copains sont fascinés par l'"électron libre" Jean-Luc Mélenchon, mais en même temps ils restent traumatisés par le Syndrôme Jospin: en 2002, le candidat socialiste avait été éliminé au premier tour de la présidentielle par l'extrême-droitiste Le Pen (au profit ultimement de Jacques Chirac). Ils ont peur que la fille de ce dernier fasse subir le même sort à François Hollande cette fois-ci.
À mon avis, ils n'ont rien à craindre, l'ex de Ségolène Royal étant solidement installé dans le duo de tête... et les électeurs ayant clairement l'intention de se débarrasser à tout prix de leur hyper-président Sarkozy. Mais ça ne les empêche pas de s'inquiéter et de lorgner vers un "vote utile" qui est loin de les passionner.
J'ai remis à tout le monde des exemplaires imprimés et reliés maison de mon "Refaire le monde", mais en me doutant bien qu'ils n'y mettront pas le nez avant la mi-mai. En période électorale, nos amis ici (surtout les intellectuels) ont l'oeil braqué sur l'intérieur de l'Hexagone, et une forte tendance à oublier que le reste du monde existe. Pourquoi, semblent-ils penser, est-ce que je m'obstine à me pencher sur des trucs aussi secondaires que les indignados, le Printemps arabe et Occupy Wall Street, alors que Sarkozy a un tout petit point d'avance sur Hollande dans l'avant-dernier sondage? Sans compter que la campagne est d'un ennui indicible, et totalement divorcée de la réalité. Bah, il faut bien les prendre comme ils sont.
Je vais quand même envoyer des manuscrits imprimés à Janine Euvrard, qui promet de les faire circuler chez des éditeurs parisiens susceptibles de s'y intéresser -- tout en sachant que je nage à contre-courant, à court terme du moins. J'aurai peut-être plus de chance en Espagne, où je dois aller ces jours-ci rencontrer un traducteur éventuel du côté de Barcelone.
Retour sur le voyage Montréal-Montpellier, fin mars. Nous avons dérogé à notre habitude de terminer le trajet en TGV, choisissant plutôt de tout faire en avion. Mauvais plan. D'abord, le vol Dorval-Paris est arrivé en retard, ce qui nous a obligés à galoper des kilomètres à travers l'aéroport Charles-de-Gaulle pour attraper notre correspondance vers Montpellier. Une fois rendus, nous avons découvert qu'une de nos valises avait été oubliée à Paris, nous ne l'avons finalement récupérée qu'en fin de soirée. La prochaine fois, on reprend le train! À Montpellier, les travaux de construction de la Nouvelle Mairie et du tramway sont enfin terminés... mais nous nous retrouvons en pleine ville, alors que lorsque nous avons emménagé, il y a cinq ans, nous étions au beau milieu d'un champ parsemé de chardons et de coquelicots et bordé de massifs de lauriers-roses.
Et voilà que juste à nos pieds passe une nouvelle rue (Germaine Tillion) au milieu de laquelle circulent des trams à l'habillage doré, archi-élégant, signé Christian Lacroix.De l'autre côté, la masse bleu-noir de la Mairie, bordée d'une résidence dernier cri dont le parterre abrite une garderie.
Nous avons passé deux bonnes demi-journées à circuler sur les nouvelles lignes du tram, descendant jusqu'à l'Étang de l'Or et découvrant des quartiers que nous ignorions (Arceaux, Gambetta...) et un bistrot que nous ajoutons illico à notre courte liste de favoris.
Le Bouchon Saint-Roch, au bord de la Vieille Ville, est une sorte de super-boui-boui où l'on s'installe dans un bric-à brac à l'ancienne, au coude-à-coude le long de tables communautaires, pour déguster de copieuses assiettes de cuisine traditionnelle. Os à moëlle et escargots en entrée, puis foie de veau poêlé et magret grillé "sur la peau" et enfin crème brûlée directement à la table. Et un joli pot de faugères, pour un peu plus de 50 euros en tout.
Ce matin, je paresse devant mon panorama de toits de tuiles oranges entrecoupés de masses vert-noir de pins, de cèdres et de cyprès sous un ciel parfaitement bleu, en écoutant Cesaria Evora. Et je repense à la première fois que nous l'avions vue, au milieu des années '90 à Montréal. Nous nous promenions au milieu de la sympathique cohue du festival de Jazz quand, d'un kiosque ouvert à l'angle de Président Kennedy et Jeanne-Mance, nous est arrivée cette extraordinaire voix, profonde et veloutée, accompagnée d'une simple guitare. Nous sommes restés là, figés de ravissement, jusqu'â la fin de son trop court spectacle gratuit. Puis nous sommes allés parler une minute ou deux à Cesaria, difficilement: son français d'alors était plutôt rudimentaire.
Nous étions à Paris en novembre dernier quand elle a brusquement mis fin à sa carrière. Et nous venions d'arriver aux Antilles en décembre quand nous avons appris son décès. Étrange comme une personne que nous n'avons rencontrée qu'une seule fois vient à nous manquer comme si elle avait été une vieille copine.

23 mars 2012

Montréal voit rouge...

Juste comme nous nous préparons à une de nos migrations saisonnières -- vers Montpellier cette fois -- les évènements se précipitent après le calme d'un simulacre d'hiver montréalais (ni froid ni neige dont il vaille la peine de parler) qui se termine dans une véritable canicule. Hier soir, malgré un temps maussade et des averses, je pouvais confortablement lire allongé sur mon balcon jusque vers les 9 heures! Il faisait encore 20 degrés et plus.

Nous avions passé l'après-midi au centre-ville, englobés presque par accident mais non sans plaisir dans la manifestation monstre des étudiants contre la hausse des frais de scolarité. Il fallait avant midi nous rendre au Consulat français enregistrer nos procurations pour l'élection présidentielle du mois prochain. Une fois cela fait, nous avons décidé de rester manger dans le coin et avons déniché un excellent japonais, le Takara, dans le cours Mont-Royal (somptueux bento avec tempura et teriyaki pour Azur, riches sushis "Ran" pour moi).
À la sortie par la rue Peel, comme je m'y attendais un peu, nous sommes tombés au beau milieu de la tête de la manif, entourés de centaines de jeunes à la fois décidés et rigolards, tout costumés et peinturlurés de rouge vif. Nous avons réussi à nous frayer un chemin jusqu'au trottoir opposé -- en trichant, nous suivions une jeune femme qui poussait son bébé dans un landau à travers la foule comme un brise-glaces à travers la banquise!
Manquant de jus pour marcher avec les contestataires plutôt festifs, nous avons planifié de nous attabler chez Alexandre, la terrasse voisine plutôt "gauche caviar" du vieux-de-la-vieille Alain Creton, quand tout près de l'entrée une crinière rousse nous tombe dessus et se précipite dans les bras d'Azur. C'est ma nièce Geneviève, qui a son bureau juste en face et dont les bientôt 40 ans n'ont pas entamé la fougue de sa période estudiantine.
Alain, encore tout mince, en chemise rose, veille au grain en personne sur son trottoir; il nous trouve immédiatement une table juste en retrait de la rue, mais avec vue imprenable sur ce qui s'y passe. La nièce, qui n'a pas mangé, se commande une salade, nous des digestifs et nous nous installons pour voir la suite des choses.
Vers 13h40, le défilé se met véritablement en branle sous nos yeux. Nous avons un moment d'inquiétude, une douzaine de voitures bondées de flics sont stationnées un peu plus haut dans la rue; mais elles sont là seulement pour escorter les manifestants et leur ouvrir le chemin d'un parcours balisé d'avance à travers le coeur de la ville. De fait, tout se passera le plus paisiblement du monde, un exploit pour une marche d'environ 200 000 jeunes à travers un quartier d'affaires et de commerces en pleine heure de pointe!
Ils défilent devant nous par groupes et grappes, en rangs assez serrés une dizaine de front, sans interruption ni ralentissement pendant plus d'une heure trente. Ça fait du monde... et du beau monde: malgré les slogans agressifs scandés ou affichés, l'atmosphère est plutôt à la fête. Costumes fantaisistes, mannequins géants à la binette des cibles politiques, lancement et renvoi de ballons rouges, pancartes imaginatives, danses impromptues, échange de lazzis avec les badauds plutôt sympathiques sur les trottoirs...
Geneviève sort son téléphone et mitraille la rue de photos qu'elle transmet illico à ses copains par Facebook. Je n'ai pas pris d'appareil (j'aurais dû), mais je capte quand même quelques images avec l'iPad... jusqu'à ce que je décide de le transformer en pancarte.
J'écris sur l'écran, en gros caractères, un slogan improvisé, "Charest a voulu vous mettre dans la rue, VOUS Y ETES!", qu'Azur et moi brandissons à tour de rôle (dur pour nos vieux bras) vers les manifestants, dont bon nombre rigolent en levant le pouce... et nous prennent en photo à leur tour!
Il est bientôt 16h quand, après le passage des flics casqués à cheval qui ferment la marche, nous trouvons un taxi qui nous ramène tant bien que mal à domicile à travers les embarras de circulation et les rues barrées.
En soirée, la télé ne tarit pas d'images et de commentaires, étonnamment positifs, sur la manif. Le premier ministre Charest a beau réaffirmer sa détermination d'imposer une assez forte augmentation des frais de scolarité -- à mon avis, si les étudiants tiennent leur bout et gagnent l'appui de la population, ce qui est vraisemblable après ce coup d'éclat, il finira par reculer. Difficile de justifier une mesure qui frappe les jeunes en pleine période de ralentissement et de faiblesse des perspectives d'emploi pour eux. Pour leur faire payer nos conneries à nous?
Azur fait avec raison le parallèle avec les mouvements contestataires à travers le monde -- c'est la version québécoise des "indignados". On objecte que la grogne porte sur un sujet pointu et ne touche qu'un milieu, mais la même chose était vraie au départ partout ailleurs. La force des nouveaux mouvements populaires, c'est justement qu'ils ne partent pas d'une idéologie abstraite, mais de griefs spécifiques sur la base desquels se fait le rassemblement initial, qui peut (et doit) déboucher sur une vraie politisation élargie. Pas de doute que c'est rassurant et même réconfortant de voir cette génération qu'on disait amorphe et individualiste se réveiller et manifester une impressionnante, quoique brouillonne, solidarité! Le seul précédent comparable, à mon souvenir, est la dernière grande protestation à laquelle nous avions pris part contre la guerre (alors imminente) en Irak, en février 2003.
Le pont avec mon pamphlet "Refaire le monde" se fait tout naturellement, d'autant que le premier message que j'ai trouvé en rentrant à la maison est un commentaire élogieux et une offre d'aide pour trouver un éditeur de la part du vieux copain marxisant Jean Antonin Billard, qui fut à la belle époque l'inséparable de l'intellectuel "alternatif" par excellence, Patrick Straram.
Il y a deux semaines, nous avons passé une délicieuse demi-journée avec ma soeur Marie et Jean, en bonne partie à discuter du contenu de mon opuscule (le reste étant consacré, on s'en sera douté, à déguster un homard et autres crustacés). Sur le fond, nous étions en grande partie d'accord, mais eux avaient sur l'organisation du texte et l'importance relative des thèmes des remarques fort judicieuses. Elles m'ont incité à une relecture critique, qui a résulté en plusieurs changements: déplacement de quelques éléments, ajout de précisions et élimination de redites...
C'était d'autant plus utile que j'étais en train de terminer la version anglaise et que Paolo Sapio, le photographe de Barcelone qui m'a généreusement fourni la photo de page couverture, me dit qu'il a un copain intéressé à traduire le pamphlet en espagnol. Il est d'ailleurs question que nous allions les rencontrer bientôt du côté des Ramblas -- nous ne nous connaissons jusqu'ici que par Internet.
Mardi, j'ai abandonné Azur à son sort et j'ai pris le bus tout le long d'une rue Sherbrooke chaude et ensoleillée pour rencontrer à la SSJB le vieux copain ex-felquiste et toujours passionnément indépendantiste Gérard Pelletier. Il nage dans le bonheur, devenu adjoint au président de la Société Saint-Jean-Baptiste, organisme québécois pur laine s'il en est. "Hé, je suis enfin payé pour faire ce que j'aime et en quoi je crois! Qui dit mieux?"
Nous sommes allés bouffer au Buona Notte sur Saint-Laurent tout près: calamars tendres et goûteux, délicieuses pâtes au ragoût de canard. Longue discussion sur le nationalisme, le racisme -- c'était le lendemain du massacre des écoliers juifs à Toulouse -- et les mouvements de protestation à travers le monde. Et l'écologie: si les choses ne changent pas, craint-il, il n'y aura même plus d'espèce humaine dans deux générations.
Il est toujours fidèle à sa croyance dans les grands complots capitalistes pour dominer le monde, mais un peu moins catégorique que jadis, notamment sur le rôle des banquiers juifs... Il serait même plutôt d'accord avec mon hypothèse sur la fin prochaine de la mainmise de la haute bourgeoisie sur les leviers du pouvoir, pour cause d'incompétence et de cupidité stupide. J'ai promis de lui envoyer un exemplaire électronique de "Refaire le monde".
Après un passage obligé chez notre comptable pour lui laisser les derniers rapports bancaires (c'est déjà la saison des impôts ici), je me suis retrouvé au Café Cherrier où j'avais rendez-vous avec Piazza le ventriloque verbomoteur [;-)] . Impossible d'avoir une table en terrasse, elles étaient prises d'assaut. Dommage, car le défilé des mini-jupes et hot-pants sur Saint-Denis valait le coup d'oeil, surtout que le printemps officiel était encore pour demain.
François est dans une forme étonnante pour ses 80 ans ou presque. Après une petite demi-heure de tête-à-tête, nous sommes rejoints amicalement mais bruyamment par l'ex-confrère retraité de La Presse Daniel Marsolais, qui était en train de se quereller au bar (quoi de neuf?) avec un type en saharienne et chapeau de paille jaune vif.
Piazza et lui étaient présidents de leurs syndicats respectifs pendant la dure grève conjointe de sept mois de La Presse et de Montréal-Matin en 77-78. Pas souvent d'accord sur la marche à suivre, mais avec le temps, les différends s'estompent et les souvenirs communs tissent des liens. Comme j'étais aussi membre de l'équipe de négociation -- sous le doux surnom de "cendrier", je fumais comme trois cheminées -- , ça nous faisait un sacré lot de mémoires à partager, parfois dramatiques mais tout aussi souvent comiques: nous avons passé je ne sais plus combien de semaines cloîtrés dans un motel du centre-ouest, le Ramada Inn; nous y occupions les interminables temps morts des pourparlers avec les patrons à des jeux pas toujours innocents, qui se terminaient plus souvent qu'autrement en libations tardives à La Cour, rue Saint-Denis.
Marsolais, qui ressemble maintenant à l'ancien pape du "séparatisme" Pierre Bourgault, nous rappelle avec délectation le slogan favori de Piazza à l'époque, "On va sortir la winchestère!" et nous décrit le climat récent à "la Grosse Presse", particulièrement déprimant depuis un dernier conflit remporté haut la main par la direction. "Moi qui pensais que je ne voudrais jamais prendre ma retraite, conclut-il, j'étais soulagé quand c'est arrivé."
Au moment de nous quitter, comme ça se produit toujours au Cherrier, nous tombons sur de vieilles connaissances: l'ancien metteur en scène et directeur du TNM, Jean-Luc Bastien, puis un autre survivant de la grande époque, un fréquenteur passionné des discothèques dont j'oublie le nom.
La semaine dernière, autre rencontre aussi émouvante mais beaucoup plus dramatique. Kada Hechad, l'ami algérien que j'avais connu à Dakar au milieu des années 1980 puis revu à Alger avant qu'il vienne s'installer à Montréal trois ou quatre ans plus tard, est atteint d'un cancer diagnostiqué en retard. Il ne sait pas combien de temps il lui reste, mais son moral est d'acier et son point de vue aussi optimiste qu'il lui est possible. Je passe trois heures chez lui à boire du thé, échanger des souvenirs et discuter politique et philosophie, d'abord en présence de sa fille Myriam, puis avec sa femme Fadila, d'un extraordinaire courage elle aussi. Il trouve le tour de s'émerveiller de la qualité des soins qu'il reçoit et encore plus des manifestations de sympathie et d'entr'aide de ses collègues de travail et étudiants au collège, et des multiples amis qu'il s'est faits ici. Reviendrai-je à Montréal à temps pour le revoir?
Quelques jours plus tôt, nous avions été reçus à dîner par un autre couple d'expatriés, les Français Didier et Claudine, que nous avions connus jadis à l'ADFE (regroupement des Français de gauche vivant au Québec) et que nous venons de retrouver habitant la même rėsidence que nous. Avec au tour de la table un autre voisin hexagonal, le Breton Gaston, sa femme Marcelle, soeur de mon ex-confrère de SPEC-La Presse Rudel-Tessier, et notre vis-à-vis de palier suisse, Michel, la conversation a tôt fait de virer à la politique et, évidemment, à l'élection française du mois prochain.
Le consensus semble être que les électeurs ne veulent plus de Sarkozy et sont prêts à tout pour s'en débarrasser. Dieu merci, car il n'est pas facile de s'enthousiasmer pour son probable rival, François Hollande. Le candidat socialiste est d'une morne respectabilité, ses idées d'une trop prévisible social-démocratie, bien plus centre que gauche.
S'il n'y avait le tribun Jean-Luc Mélenchon du Parti de Gauche pour y mettre un peu de vie et brasser la cage euro-libérale dans laquelle les deux grands partis se sont enfermés, cette campagne serait d'un inexorable ennui. Personne ne voit Mélenchon en Président de la République, mais tant qu'il ne risque pas d'être présent au second tour du scrutin, la tentation de voter pour lui au premier tour est forte -- et je ne dis pas que je n'y céderai pas.
Mon frère Antoine avait organisé une belle fête de famille, en partie à notre intention, chez sa copine Lucie à Québec en février. Hélas, un petit problème de santé d'Azur nous a empêchés de nous y rendre -- dommage, car nous n'avons pas eu d'autre occasion de revoir "le frérot" avant son départ pour une grande croisière en Extrême-Orient tout ce mois ci. Il s'embarquait sur un navire de Costa (de tragique et récente mémoire), ce qui lui a bien sûr valu de notre part -- et d'autres aussi sans doute -- de malicieux conseils de prudence. Mais aux dernières nouvelles, tout se passait pour le mieux, sans naufrage, incendie ni panne de toilettes! Notre suggestion d'emporter avec lui un pot de chambre n'aura servi à rien...
Pour bien finir, une vue panoramique (j'espère que vous pourrez l'agrandir plein écran) de la ville, prise de notre balcon avec mon nouvel appareil Sony alpha-77, qui combine à une excellente qualité d'image une ribambelle d'innovations techniques plus ou moins gadgets que je viens de commencer à explorer. Un viseur électronique d'une extraordinaire précision et luminosité, d'abord, mais aussi un écran arrière capable de se contorsionner dans une fabuleuse variété de positions, une capacité vidéo haute-définition digne d'un vrai caméscope, enfin ce talent pour prendre et assembler à la volée des images panoramiques jusqu'à 180 degrés... et en 3D si vous avez le téléviseur ad hoc pour les afficher!
De quoi m'amuser les prochains jours à Montpellier...

06 janvier 2012

Noël sur le ponton

Nous étions rentrés au Marin, sans en être vraiment conscients, tout juste une semaine avant Noël, en pleins préparatifs du Réveillon.

Après avoir un peu tergiversé entre amener Janine au Diamant pour une fête typiquement familiale et antillaise (oui, mais chez qui?) ou descendre à Sainte-Anne, où la fidèle Sainte-Lucienne Henrietta nous invitait chez elle pour le Christmas Dinner, nous avons fini par accepter la proposition de nos voisins de quai les Chenuz, qui s'associaient avec d'autres résidents de la Marina pour célébrer le Réveillon à la belle étoile sur le ponton même, entre "gens de bateaux".
Florence et deux autres copines s'occupaient des courses et de la cuisine, tandis que Michel et les gars dressaient une grande table sur des tréteaux improvisés sous un grand parasol, le long de la Marie-Joseph, donc à trois pas du Bum chromé. L'un apportait une glacière, l'autre un grill pour la cuisson, et tout le monde payait sa part des frais. En plus de fournir le micro-ondes et un frigo, nous avons conscrit les parents et amis pour du boudin créole et un punch-coco (les Larcher), des petits pâtés épicés et un schrobb-maison (Raymond Marie et Ginette).
Cet apport imprévu d'apéritifs et d'amuse-gueules s'est avéré si abondant -- et si délicieux -- qu'il a fait bifurquer le réveillon prévu "à la française" en soirée créole, la quinzaine de convives ayant à peine l'appétit de goûter aux très bons oeufs mimosas, salades vertes, magrets de canard grillé et gratin dauphinois qui devaient suivre.
Si bien que lorsque les agapes ont pris fin vers les une heure du matin de Noël (nous étions quand même à table depuis 20h30), il restait amplement de quoi nourrir encore autant de monde! Nous nous sommes donc entendus pour remettre ça le soir suivant dans un "Party de restes" fort réussi. D'autant plus qu'après une série d'averses, le temps s'est mis au beau pour les deux soirées...
Nous en avons profité pour faire plus ample connaissance avec quelques voisins, notamment Frédo, la "dame à la pipe" dont le monocoque est notre vis-à-vis à babord, et Cloclo, une blonde rigolotte et rondelette qui s'est immédiatement liée d'amitié avec Azur. Le fait que le tiers des convives se prénommaient Michel ou Michèle a bien donné lieu à quelques quiproquos, mais bah! Un beau Noël, d'un style inédit pour nous et encore plus pour notre passagère.
Un famille allemande s'est inséré avec son modeste monocoque juste en face de notre coque tribord. Papa, maman et un petit lutin blond presque blanc dont la gaîté contagieuse et l'énergie sans bornes mettent en joie tout le voisinage. Qu'elle galope autour de ses parents quand ils sortent faire les courses, ou qu'elle se livre à des séances impromptues et quelque peu échevelées de danse-ponton, ou qu'elle poursuive un interminable bras-de-fer avec un hula-hoop blanc pailleté pour en maîtriser les gyrations.
Dans l'intervalle, j'ai eu le désagrément de subir une infection à la jambe, due à des piqûres de moustiques "grenadins" mal soignées. Lucien, le médecin de Raymond Marie, a eu beau me bombarder d'une demi-douzaine d'onguents, d'antibiotiques et de teinture d'iode, ma cheville gauche a doublé de volume et pris une belle teinte homard-bouilli, tandis que la droite sa marbrait de taches violacées entourant des cratères de pustules crevées. Pas très joli, et assez douloureux par moments.
Cela a quelque peu handicapé nos activités pour les derniers jours du séjour à bord de Janine, mais un projet au moins s'est réalisé. Le chauffeur Rodolf est venu nous cueillir au ponton tôt le lendemain de Noël pour nous emmener faire un grand tour de la Martinique. Les Trois-Îlets, domaine et musée de la Pagerie, panorama de Fort-de-France
du haut du vieil hôpital Clarac puis descente sur la Savane, la cathédrale et le Marché couvert, remontée de la Côte caraïbe jusqu'à Saint-Pierre, visite de la Distillerie Depaz (et petits achats), lunch créole savoureux au Bambou du Morne-Rouge sous une pluie diluvienne, qui par chance s'est arrêtée dès que nous avons repris la route.
L'après-midi s'est passée à suivre à petit train les méandres de la sauvage route du nord, avec son décor de ravines vertigineuses tapissées de vignes lianes, de bouquets de bambous et de fougères géantes, jusqu'à la pointe extrême de Grand-Rivière,
où la rencontre de l'Atlantique et de la Mer des Caraïbes provoque, même par temps calme, des houles spectaculaires qui viennent se fracasser sur un nouveau brise-lames géant que Janine a tenu à parcourir jusqu'au bout: pour une fois elle se sentait chez elle, le rude paysage marin ressemblant à sa Normandie natale.
Le lendemain soir, nous sommes allés la reconduire à l'avion, apparemment fort heureuse de son aventure nautique et tropicale... mais pas fâchée au fond, après trois semaines de vagabondage, de retourner à son train-train parisien.
Nos seuls visiteurs réguliers étaient maintenant les trois merles noirs qu'Azur nourrissait tous les matins de nos restes de pain, croissants, brioches, zakaris, etc. Chaque fois que je me réveillais et grimpais sur le skybridge pour le lever de sommeil, ils étaient perchés sur les garde-fous ou les mains courantes, l'oeil brillant et aiguisé.
Cela faisait un peu drôle, mercredi matin, de nous retrouver seuls à bord, Azur et moi, pour la première fois du séjour. Nous avions l'intention d'en profiter une dizaine de jours encore, mais trois circonstances nous ont fait changer d'idée. D'abord mes jambes infectées, dont la gauche surtout guérissait bien moins vite et moins bien que prévu, rendant pénible toute traversée du ponton pour aller à terre. Puis le fait qu'un des antibiotiques prescrits par le Dr Lucien m'avait mis la digestion à l'envers, m'obligeant à ne me nourrir que de bananes, de jus et d'eau pendant trois jours (même pas une goutte de rhum!) -- avec cependant un effet secondaire positif, j'y ai perdu 7-8 kilos que j'essaierai de ne pas reprendre. Enfin, depuis le lendemain de Noël, la connexion Internet de la Marina ne marchait plus, ce qui, en l'absence de télé et vu la rareté des journaux, nous coupait pratiquement du monde.
Comme il n'y a qu'un vol direct par semaine sur Montréal, nous nous sommes résignés à prendre le prochain, l'après-midi du Jour de l'An. Ce qui fait que depuis dimanche soir, nous avons réintégré notre douillet cocon du LUX Gouverneur…
Heureusement, la jambe va mieux!