20 décembre 2016

Poutine et Trump

Il est plus que probable que Vladimir Poutine soit derrière le hacking russe des communications des Démocrates américains, qui a contribué à faire élire Donald Trump à la Présidence des USA le mois dernier. On s'est dépêché d'en conclure que le quasi-dictateur du Kremlin voulait ainsi s'assurer une influence directement à la Maison Blanche.
Mais si son objectif était tout autre? Si ce qu'il visait était plutôt de réduire l'influence américaine dans le monde et, à la limite, de pousser les États-Unis vers la sortie en tant que puissance planétaire? S'il préférait améliorer sa propre position en rendant à Washington la monnaie de sa pièce pour la manière dont Ronald Reagan avait manœuvré dans les années 1980 afin d'amener Michael Gorbatchev à une politique d'ouverture pour, au moment crucial, le laisser brutalement tomber, précipitant ainsi la chute de l'empire soviétique?
En effet, plusieurs arguments militent contre l'intérêt pour Poutine d'exercer, ouvertement ou pas, une influence sur la politique de Washington à travers son nouvel «ami». En premier lieu, la visible incompétence du Président élu: Trump n'a jamais acquis l'expérience du pouvoir politique et ne connaît rien des rouages du Secrétariat d'État, de la CIA, de la NSA. La qualité des diplomates qu'il nommera dans les principales ambassades (choisis probablement sur la base de ses amitiés et affinités personnelles) est sujette à caution. 
Deuxièmement, le manque de fiabilité de Trump. Son tempérament bouillant et sa façon de fonctionner par coups de tête sous l'effet de l'émotion en font un complice d'une stabilité et d'une efficacité très incertaines. Et ils sont tout le contraire du caractère froid et calculateur de Vladimir Poutine (ancien patron du KGB, ne l'oublions pas) et de la dimension machiavélique de sa vision des affaires planétaires.
Troisièmement, surtout au début, il est certain que Donald Trump sera sous haute surveillance de la part de tout l'appareil américain des relations internationales et de l'ensemble de la classe politique (en particulier dans son propre parti), tout spécialement quant à ses rapports avec le Président russe. Cela ne peut que compliquer un possible jeu de combinaisons diplomatiques Kremlin-Maison Blanche.
Quatrièmement, il ne sera pas facile pour Poutine de convaincre les dirigeants des autres puissances, particulièrement les Allemands et les Chinois, de lui laisser exercer une influence directe et particulière sur la Présidence américaine. Tout ce qu'il pourra gagner comme avantage à ce jeu pourrait bien être annulé par un accès de méfiance et d'hostilité à son égard dans le reste du monde.
Cinquièmement, il est indubitable que l'hégémonie politique et militaire de Washington sur la planète est en baisse continue depuis une douzaine d'années et, vu le manque d'expérience et la réputation plus que douteuse du prochain Président, elle risque de diminuer encore au cours de la prochaine décennie: l'exercice par le Kremlin d'un ascendant sur Washington sera probablement d'un rendement décroissant.
En revanche, et l'inexpérience de Donald Trump et le peu de sympathie que lui portent les autres leaders internationaux peuvent rendre éminemment rentable pour Vladimir Poutine une stratégie poussant le futur Président américain à accumuler les gaffes, les maladresses et les gestes agressifs ou arrogants qui placeront son pays dans des situations désavantageuses et lui attireront de multiples inimitiés politiques, diplomatiques et économiques. Et il ne fait aucun doute qu'une telle ligne de conduite, si elle ne fait pas l'unanimité ailleurs, sera sûrement vue avec une cynique sympathie dans bon nombre de capitales que la prétention américaine à la toute-puissance et à l'hyper-compétence irrite depuis longtemps.
Que cela soit une bonne nouvelle pour le reste de la planète est cependant loin d'être certain, ne serait-ce que pour l'instabilité politique que cela risque de provoquer. Seul l'avenir le dira.

16 décembre 2016

Alep, qui blâmer?

Nous tous. Depuis février 2011, je m'entête à crier une vérité qui crève les yeux et qu'on ne veut pas voir, mais qui vaut aussi bien en Syrie qu'en Libye, en Grèce, au Congo ou aux USA: nous entrons dans une phase de l'Histoire où la lutte n'est plus seulement entre gauche et droite, prolétariat et patronat, socialisme et capitalisme, Sud et Nord, mais bien plus simplement et plus brutalement entre citoyens et pouvoirs. Tous les pouvoirs, qu'ils soient politiques, financiers, religieux, sociaux. Progressistes, conservateurs, réactionnaires ou entre-deux-chaises. Et tous les citoyens, qu'ils soient Podemos, Cinque Stelle, Front National (hé oui, va falloir un jour le dire), Indignados, Wall Street Occupiers, Carrés Rouges, Nuit Debout ou sans nom et sans étiquette. Peut-être même Daech, à l'extrême-limite? 
Face à une flagrante trahison des «élites», tous ces mouvements, même ceux qui semblent racistes, passéistes, anti-immigrants, nationaleux, ont fondamentalement RAISON de s'insurger. Plutôt que de faire entre eux des distinctions désuètes, il faut écouter derrière les revendications parfois illogiques et fourvoyées leur détresse profonde face à un monde qui se fait sans eux et contre eux. C'est sur cette base qu'il va falloir se mettre à réfléchir et à réagir... sinon nous courons à une catastrophe que (je n'ose quand même pas dire heureusement, mais je le pense parfois malgré moi) je ne verrai sans doute pas.
J'ajouterais à ce qui précède l'analyse que faisait Yanis Varoufakis au lendemain de l'élection de Donald Trump il y a un mois (https://theconversation.com/trump-victory-comes-with-a-silver-lining-for-the-worlds-progressives-68523). Je la trouve éclairante mais incomplète parce qu'elle sous-estime l'importance de la dimension politique et sociale de ce qui se passe. Il a raison de dire que les solutions libérales sont dépassées, mais il ne voit pas que les populismes nationalistes même d'extrême-droite sont issus du même désarroi que ceux de gauche. 
Il faut rejeter leurs idées mais pas leurs angoisses et s'approcher de leurs adhérents pour leur montrer que nos problèmes sont tous les mêmes: la seule façon d'atteindre une masse critique de réformateurs est de leur faire voir que leurs préjugés et leurs solutions réactionnaires ne font qu'aggraver le mal et que ce sont des formules progressistes de solidarité et de coopération, non de repli sur soi, qui offrent la seule issue réaliste à la crise. Podemos, en Espagne, avait bien démarré dans cette direction, mais j'ai l'impression qu'ils se sont égarés (temporairement? Je l'espère) dans des jeux de pouvoirs et de personnalités...

22 novembre 2016

Un vendredi pas tout à fait comme les autres...

Le 22 novembre 1963, vers 14h15, je viens de finir mon quart de travail comme rédacteur-reporter à la salle des nouvelles du Téléjournal de Radio-Canada; je range mes papiers, crayons, stylos, dictionnaires et je me prépare à partir en week-end dans les Laurentides avec une bande de copains pour un souper au Petit Poucet et un spectacle du samedi soir à la Butte à Mathieu.
Soudain, Dédé, le commis aux dépêches, arrive à la course de la salle des téléscripteurs en brandissant un bout de papier: «Y'a des coups de feu sur le chemin du défilé de Kennedy à Dallas! C'est la panique!»
Tout le monde se précipite dans le cagibi voisin, où des machines crépitantes vomissent à jets continus des flots de papier blanc, jaune, vert, rose: Reuter, UPI, AP, AFP,  Tass, la Presse Canadienne sont prises de frénésie et peu à peu se dégagent les détails de ce qui se passe. Un ou plusieurs snipers inconnus ont tiré sur la limousine découverte de John F. Kennedy, qui a été blessé, on ne sait si c'est grave.
Le chef de pupitre m'attrape par la manche: «Toi, le petit, tu restes, et toi aussi Devirieux. Vous prenez le bureau du superviseur, on vous apporte les dépêches et vous tapez sans interruption des bulletins spéciaux. Et vous alternez au visionnement pour voir ce qu'on peut y mettre comme images.»
C'est mon premier «coup de feu» comme débutant à la télé, y'a pas à dire je suis gâté: du vendredi après-midi 22 au mardi midi 26, je ne mettrai pas le nez hors de l'édifice de Radio-Canada (alors sur Dorchester au coin de Mackay). Pendant quatre jours complets, Claude-Jean Devirieux (qui est mort il y a quelques mois) et moi rédigerons la quasi-totalité des émissions spéciales sur le décès du président, l'arrestation de Lee Harvey Oswald, l'assassinat de celui-ci par Jack Ruby dans un couloir du Palais de Justice, l'assermentation en catastrophe de Lyndon Johnson comme Président intérimaire en présence de Jackie Kennedy... 
Avec les techniciens vidéo qui sont encore à l'apprentissage des nouveaux magnétoscopes qui remplacent peu à peu le film 16mm, nous faisons des prodiges de montage sur le vif (il n'y a pas de synchro automatique, il faut faire les «splices» électroniques au doigt et à l'oeil, sans même avoir le temps de vérifier les résultats avant d'entrer en ondes), puis nous courons en studio apporter nos scripts tout chauds, annotés à la main, aux speakers Pierre Nadeau, Gilles Moreau, Gaétan Barrette, Michel Garneau, Gaétan Montreuil, etc. qui se succèdent devant la caméra.
Nous dormons sur place, le plus souvent sur les divans de l'antichambre de l'émission Chez Miville au rez-de-chaussée. Nous nous nourrissons de sandwiches de la cafétéria du sous-sol et de poulet barbecue commandé au Chalet Lucerne voisin, arrosé à l'occasion d'une bière de contrebande apportée sous le manteau par un copain du Café des Artistes ou de l'Hôtel de Province en face. 
Finalement, mardi je rentre chez moi rue Lincoln, complètement vidé... pour revenir au travail tôt le vendredi matin 29 novembre. Et là, mon quart terminé vers 14h15, je range mes crayons, papiers, dictionnaires pour un repos bien mérité quand... Dédé, le commis au dépêches, arrive à la course de la salle des téléscripteurs en brandissant un bout de papier: « Y'a une grosse explosion à Sainte-Thérèse. Paraît que c'est un avion d'Air Canada qui s'est écrasé!»
Et c'est reparti pour quatre autres jours...

11 novembre 2016

Désolé d'avoir raison, mais...

J'écrivais dimanche dernier que si jamais Trump l'emportait (je le craignais mais, honnêtement, je ne m'y attendais pas — même si j'avais déjà qualifié de façon prémonitoire Mme Clinton de «Pauline Marois des USA»), les Républicains ne tarderaient pas à avoir des problèmes aussi bien avec le nouveau Président qu'entre eux-mêmes.
Hé bien, la transition n'est même pas en marche que ça commence. Il va être de plus en plus clair que cet opportuniste et menteur congénital n'a pas du tout l'intention de tenir des promesses qui n'avaient pour but que de le faire élire, et qu'il va confirmer les craintes souvent exprimées par les dirigeants du parti qu'il n'est pas un VRAI conservateur, mais un populiste plutôt désordonné et inorthodoxe.
a. Ça commence avec l'Obamacare, dont il dit déjà qu'il ne va pas  l'abolir, mais plutôt le réformer — et peut-être dans un sens plus progressiste que même ce qu'Obama a osé faire (il s'est déjà dit plutôt favorable à un système à la canadienne, avec assureur public unique!).
b. Il ne va certainement pas expulser les travailleurs illégaux mexicains, qui sont la base indispensable de l'industrie maraîchère et viticole de la Californie... et très avantageux pour son propre secteur de l'immobilier.
c. Il va être beaucoup moins gentil avec Wall Street, à qui il ne doit rien et qui l'a méprisé ouvertement, que ne l'aurait été Hillary Clinton. En cas de nouvelle crise financière, rien ne dit qu'il va repêcher les banques et spéculateurs en danger aux dépens de ses partisans des classes moyennes. Pour lui, la faillite n'est pas un épouvantail, mais un outil de travail qu'il utilise sans scrupule.
d. S'il réalise son projet de relance de l'économie par des grands travaux financés avec des billions de dollars d'emprunts publics, rentiers et milieux financiers néolibs férus d'austérité vont en faire des ulcères virulents.
e. Entre l'establishment Républicain, déjà fractionné entre les têtes du Sénat et de la Chambre, les élus locaux et les blocs idéologiques (Tea Party, Right-to-Life, alt.right raciste, etc.), les fossés pourraient bien s'élargir à mesure que leurs mesures favorites vont prendre le bord de la poubelle, ou du moins de la tablette la plus poussiéreuse.
Le nouveau Président se retrouvera-t-il à la longue prisonnier des mêmes majorités rpublicaines complètement obtuses que Barack Obama? Le danger est là, mais il y a quelques différences. Trump est bien plus retors qu'Obama, il n'hésitera pas à mentir, à magouiller et à faire du chantage pour arriver à ses fins — il a fait ça toute sa vie. Deux, il ne doit rien à personne et en revanche, les Républicains lui en doivent un paquet. À Washington, capitale mondiale du troc d'influences et des combines sous la table, ça compte. Trois, les Républicains étaient unis contre Obama, alors que Trump pourra probablement jouer sur leurs divisions et leurs désaccords, quitte même à conclure des ententes avec des minorités démocrates ponctuelles, par exemple pour préserver des bouts de l'héritage d'Obama; rien ne dit qu'il acceptera de jouer le jeu de façon conventionnelle comme l'a (trop) fait son prédécesseur — regardez comment il a tourné tout le monde en bourrique depuis le début des primaires jusqu'à maintenant. Enfin, il peut compter, pour quelques mois du moins, sur une clientèle qui, ayant voté pour lui, n'a plus rien à perdre. Après réflexion, ça risque d'être intéressant, quoique les résultats ne seront sans doute pas ce que nous espérions! La nomination d'un juge à la Cour suprême devrait être son premier vrai test.

06 novembre 2016

Dans quel camp le changement?

J'ai plusieurs fois évoqué l'importance dans la phase des primaires américaines d'un vif désir de changement politique, aussi bien dans l'électorat démocrate (le «Bern» des partisans passionnés de Sanders) que républicain (le triomphe imprévu de Trump). Un changement dont on entend bien peu parler dans la phase finale... et quand c'est le cas, il n'est évoqué que par une seule voix: celle de Donald Trump lui-même.
Comment Hillary Clinton et son équipe ont-ils pu abandonner à leur adversaires ce thème qui traverse toute la campagne comme un puissant courant sous-marin, alors qu'il ne devrait en aucun cas jouer en faveur de M. Trump, qu'il est contraire à toute la tradition du conservatisme républicain et qu'il a été bien mieux incarné ces huit dernières années par une Présidence de Barack Obama qui, vers sa fin, est de plus en plus populaire?
a) M. Trump ne représente en rien le changement, sauf de la façon la plus superficielle. S'il ne fait pas partie, comme Mme Clinton, de l'establishment politicien du Beltway, il personnifie celui du monde des affaires, et particulièrement celui du secteur immobilier... qui a été le grand responsable de la Grande Récession de 2007-2010, coupable d'avoir appauvri la classe moyenne et mis en sérieux danger l'économie du pays. Il serait également le plus vieux Président américain jamais élu — alors qu'il n'a aucune expérience politique! Et la plupart de ses propositions (quand elles sont concrètes et compréhensibles) sont soit tournées vers le passé, soit mal vues de sa clientèle républicaine.
b) Les Républicains sont essentiellement le parti du statu quo, du traditionnalisme social et économique, de l'interprétation littérale d'une constitution datant de 225 ans, du déni du réchauffement global et de la nécessité de protéger la planète, de l'opposition au mariage gai, à l'assurance-santé universelle, au droit des femmes de disposer de leur corps, etc. Tout «changement» qu'ils défendent est essentiellemnt réactionnaire, un retour vers l'Amérique des années 1950.
c) Rien dans la politique américaine, au moins depuis l'ère Kennedy, n'a mieux exprimé un véritable changement que l'élection de Barack Obama en 2008, notamment avec sa mesure-phare de l'«Obamacare» qui a ouvert la porte à un système de santé universel imparfait, sans doute, mais nettement supérieur à tout ce qui a existé précédemment. Changement dans la méthode de lutte contre la crise économique, en privilégiant la relance et l'investissement public plutôt que l'austérité comme l'ont fait l'Europe et la plupart des autres États, et cela malgré la violente résistance des Républicains qui contrôlaient le Congrès. Changement enfin dans le style même de la Présidence, plus spontané, plus ouvert, plus «populaire» dans le meilleur sens du terme. En proposant la prolongation de l'ère Obama, ce que Mme Clinton offre n'est pas une continuité statique, mais (du moins on l'espère) la poursuite des changements déjà en cours, surtout si elle est sincère en s'engageant à réaliser dans la politique et dans l'économie certaines des mesures les plus progressistes réclamées par Sanders et ses partisans.
Que Mme Clinton soit incapable de voir ces trois évidences et d'en tirer profit en dit malheureusement beaucoup sur sa propre myopie quant aux véritables attentes de son électorat et sur le traditionnalisme de sa mentalité, qu'elle soit ou non de centre-gauche.

04 novembre 2016

Du pour et du contre

Ce qui se passe dans cette dernière semaine de la campagne présidentelle américaine rappelle trois grandes vérités du jeu démocratique:
1- Il est toujours dangereux de mettre de l'avant un candidat peu méritant, avec la douteuse conviction qu'une meilleure machine électorale et un barrage de publicité vont empêcher les citoyens naïfs de s'en rendre compte. Cette fois-ci, les deux grands partis, Républicains aussi bien que Démocrates ont joué à la roulette russe à cet égard. Et tous deux sont en danger d'en payer le prix.
2- Il est vrai que les électeurs ont plus tendance à voter "contre" que "pour"... mais leur engagement est alors plus fragile, et la certitude qu'ils iront effectivement voter est plus faible... Les Républicains ont été victimes de cette erreur dans les primaires, où ils ont compté à tort sur un sentiment anti-Trump pour se débarrasser de ce candidat gênant. Les Démocrates ont fait l'erreur encore plus grave de se fier à la cote négative du candidat républicain dans la phase finale de l'élection, alors que l'appui positif à Mme Clinton était au mieux tiède. Ils ont oublié que l'adhésion inconditionnelle à Donald Trump, justifiée ou pas, était bien plus ferme. C'est ce qui explique que les révélations des dernières semaines, qui sont bien plus graves contre Trump, sont moins dommageables à ce dernier.
3- Dans la foulée de la disruption majeure qu'avait constitué en 2008 l'ascension au pouvoir du mulâtre de centre-gauche Barack Obama, la phase primaire a clairement démontré dans la masse citoyenne américaine un mouvement accru vers la contestation des élites politiques traditionnelles et plutôt conservatrices: dans les deux camps, pour la première fois en trois-quarts de siècle, les anti-establishment étaient plus nombreux que les pro. Or, dans la phase finale, les deux partis ont agi comme si ce phènomène n'existait pas. Ils doivent aujourd'hui faire face à un puissant ressac, imprévu et quasi incontrôlable, qui jouera principalement contre les Démocrates et Mme Clinton.
Il faut cependant être conscients du fait que, si jamais Donald Trump l'emporte, ce sont probablement les Républicains qui feront face aux pires dangers de dérive et même de scission...

25 octobre 2016

Une belle histoire belge!

Les élus wallons ont très bien saisi l'importance de l'enjeu du CETA et notamment le danger d'une adoption rapide et superficielle de l'accord face à la prochaine étape, bien plus importante, celle de l'entente de libre échange qui doit lier l'Union européenne aux États-Unis dans l'avenir prochain. Deuxièmement, ils ont compris la leçon de la crise grecque, qui a montré qu'un petit pays ne peut en aucun cas faire confiance au fair-play des Eurocrates, mais doit tirer sans états d'âme le meilleur parti de sa position de force alors qu'elle existe. Il faut garder à l'oeil cette situation, pour voir par quels moyens peu démocratiques l'Union va tenter de forcer la main des Wallons, comme elle l'a fait en 2009 pour les Irlandais et en 2015 pour les Hellènes.
Par exemple: «Le chef de file des libéraux et démocrates au Parlement européen, Guy Verhofstadt (Open VLD/ADLE), a estimé mardi que le Conseil commerce du 11 novembre prochain pourrait revenir sur la proposition de la Commission européenne de faire du CETA un ’accord non-mixte’, pour le considérer comme relevant de la compétence exclusive de l’UE.» (Le Soir de Bruxelles)
Cette approche retirerait aux Wallons (et à toute autre instance démocratique des 28) tout pouvoir d'intervention dans le contenu de l'accord. Dans l'esprit de la plupart des Eurodirigeants, cette intervention dans le débat de l'ancien premier ministre belge est le fait d'un «grand Européen». Hélas. Ce qu'il propose est «logique» en ce sens que c'est dans la droite ligne de ce que l'Europe a fait depuis onze ans en réponse aux référendums français, hollandais, irlandais et grec: le bien des peuples, ça passe nécessairement par le mépris des peuples. Le dernier résultat de cette stratégie, évidemment, c'est le Brexit... en attendant la suite.
J'espère aussi qu'on a bien perçu la réaction négative du gouvernement Trudeau face aux Wallons qui défendent dignement leurs intérêts socio-économiques et leurs droits démocratiques. Cela nous donne une bonne idée de ce que sera l'attitude du Canada le jour où ce sera le Québec qui se retrouvera dans la position de la Wallonie. Tous les Québécois qui ont voté il y a un an pour Justin Trudeau comme étant un "moindre mal" devraient en prendre note.

12 octobre 2016

Merci, Mr. Trump!

C'est évidemment très jouissif de regarder une droite américaine rétrograde et nombriliste se déchirer à belles dents tandis que Hillary Clinton, première femme candidate d'un grand parti (mais également personnage bourré de snobisme, de roublardise et d'ambition et très mauvaise politicienne de campagne, ne l'oublions pas) vogue sans efforts vers une victoire plus large qu'elle ne pouvait jamais en avoir rêvé. Mais cela n'interdit pas de réfléchir aussi à la signification plus profonde et plus durable de cette très curieuse campagne présidentielle américaine.
En particulier, je soupçonne que tous les vrais progressistes, aux USA mais aussi ailleurs, vont avoir une grande dette de reconnaissance envers Donald Trump. Il ne l'a sans doute pas fait exprès, mais sa candidature hors norme — combinée à celle de Bernie Sanders, il faut le souligner — aura fortement contribué à faire voler en éclats le carcan hypocrite et paralysant d'un rigide bipartisme qui bloquait toute évolution constructive du système et de la mentalité politique à Washington. On peut désormais espérer qu'avec un peu de chance, de nouvelles possibilités d'expression et d'action vont germer sur les ruines d'un «Grand Old Party» Républicain qui ne mérite plus depuis longtemps ni son nom ni son label.
Ceci est d'autant plus vraisemblable qu'il se pourrait bien que les Démocrates aussi ne s'en sortent pas indemnes, même si leur triomphe est total et que leurs élus reprennent le contrôle du Sénat et de la Chambre, ce qui est de plus en plus envisageable. Les immenses attentes populistes (dans le bon sens du terme) soulevées par les succès imprévus de «Bernie» et le (timide) virage à gauche qu'ils ont imprimé au programme de Mme Clinton vont probablement être rapidement déçues par un establishment «libéral» qui ne prend jamais au sérieux des promesses n'ayant pour but que de s'assurer du pouvoir et qui va certainement, le couple Clinton en tête, rentrer au bercail de ses rapports privilégiés avec Wall Street et les bailleurs de fonds milliardaires. N'oublions pas que ce prévisible désenchantement populaire va suivre de près celui qu'avait ressenti l'électorat progressiste après l'élection de Barack Obama il y a huit ans et qui n'a que partiellement été apaisé par une fin de règne plus ouverte et plus sympathique. On peut imaginer qu'au sein même du parti,  et encore plus à sa périphérie, va s'élever une nouvelle génération d'activistes, et pourquoi pas d'élus, beaucoup moins gênés d'adopter des positions plus à gauche, maintenant que le sénateur du Vermont a crevé le «plafond de verre» qui interdisait même de prononcer le mot socialisme, d'imaginer des solutions solidaires et collectives à des problèmes collectifs et d'utiliser la force de l'État pour autre chose qu'écrabouiller des «ennemis» externes.
Ce mouvement pourrait être renforcé par des alliances circonstancielles à droite, avec la proportion assez importante des partisans de Donald Trump qui étaient séduits non par un programme incohérent et imprécis, mais par un discours anti-élitiste bien en résonance avec celui des «Bernistes». Les plus lucides de ces électeurs devraient avoir compris, à la lumière des scandaleuses péripéties des derniers jours, que les soi-disant principes libertariens et constitutionnalistes des diverses factions Républicaines ne faisaient que maquiller une soif éhontée de pouvoir, prête à toutes les compromissions (notamment celle de se boucher le nez pour appuyer un bouffon nauséabond comme Donald Trump) afin d'y accéder. Et donc que les défauts et les hypocrisies qu'ils reprochaient aux Démocrates étaient tout aussi présentes et aussi immorales dans leur propre camp.
Si cela se produit — et il n'est plus totalement absurde de l'imaginer — nous pourons avec raison dire «Merci, Mr. Trump»!

10 octobre 2016

Télé-réalité en mode majeur

Quand les Républicains américains ont eu ce printemps la drôle d'idée de tenter de refiler la Présidence du pays à une vedette de télé-réalité, ils ne s'attendaient sans doute pas que leur nouveau héros allait transformer l'arène politique en studio de showbiz. C'est pourtant ce dont le second débat «présidentiel» de dimanche soir a amplement complété la démonstration, pour l'évidente jouissance des téléspectateurs... et l'indignation hypocrite des politiciens et des commentateurs professionnels.
Tous les coups étaient désormais permis, tout particulièrement ceux portés en-dessous de la ceinture. Pour M. Trump la chose était naturelle. Quant à Mme Clinton, après avoir pieusement cité son amie Michelle Obama sur la nécessité d'élever le débat, elle s'est gaiement empressée d'ajuster sa mire pour viser quelque part entre les cuisses et le nombril de son rival. Avec un certain succès d'ailleurs.

À qui perd gagne

L'effet de ces échanges musclés (pour peu qu'on puisse appeler «muscles» les organes situés dans cette partie de notre anatomie) a été de faire la preuve que ni l'un ni l'autre des candidats ne méritait vraiment d'accéder au pouvoir suprême. Chaque estocade portée était un indice de plus que l'autre candidat était incapable de gagner et ne pouvait qu'espérer profiter d'une défaite adverse. L'un n'a pas la moindre idée de ce qu'est un gouvernement ni un principe moral, l'autre est d'une redoutable inefficacité en campagne et d'une inquiétante duplicité dans ses prises de position.
Face à ce désolant constat, on peut toujours plaider en faveur du moindre mal — on n'a probablement pas grand choix, vu l'enjeu et l'absence d'une alternative respectable —, mais il reste que le niveau moyen est assez déplorable pour qu'on s'interroge sur la validité de tout l'exercice que nos voisins du sud appellent «démocratie» et particulièrement sur l'étape des primaires.

Le piège des primaires

Les pays qui, comme la France, ont décidé d'emprunter aux Américains le mécanisme de ces pré-élections partisanes devraient y repenser à la lumière des résultats dans leur pays d'origine. Ceux de cette année sont plus désastreux que d'habitude et incitent à une méfiance encore plus justifiée, mais la moyenne générale est plutôt décevante — le duo Obama-McCain de 2008 faisant figure de seule exception vraiment méritoire en quatre décennies. Il en est bien sorti parfois d'autres candidats respectables... mais jamais dans les deux camps en même temps.
L'idée d'étendre le principe du choix populaire en amont des élections proprement dites est alléchante mais d'une efficacité douteuse: le filtre officieux mais utile qui permettait à une clique de professionnels de la politique de sélectionner parmi eux la tête de file la plus compétente est remplacé par un pur concours de popularité, encore biaisé par des rivalités et dissensions internes à chaque parti, par des combines et des alliances plus ou moins discrètes et par des considérations électoralistes locales. Gare à la casse.

Et les principes, alors?

Vers la fin de la saison des primaires, j'avais prédit pour l'automne une «campagne de casseroles» où les arguments politiques seraient enterrés sous les scandales et les farfouillages au fond des poubelles dans les deux camps. Je ne croyais pas si bien dire.
Du côté Démocrate, il s'agissait tout autant de protéger par tous les moyens Mme Clinton contre les conséquences de ses flagrantes erreurs de jugement en tant que Secrétaire d'État, de ses accointances avec les Goldman Sachs et autres requins de Wall Street et, accessoirement, des infidélités de son mari ex-Président, que de salir copieusement M. Trump pour ses comportement aussi bien financiers que sexuels. La promotion d'un programme bien marginalement «libéral» (dans le sens américain) et surtout des acquis modestes mais véritables des deux mandats de Barack Obama a vite pris le bord.
Du côté Républicain, le jeu était encore plus immoral. Acculé par les primaires dans l'obligation d'adopter un candidat non seulement scandaleux mais aux idées confuses et souvent éloignées de celles de son électorat, l'establishment du Grand Old Party a majoritairement fait le choix de marcher sur ses principes (tristement droitistes et d'une autre époque, mais réels) dans le seul espoir de jouer un «cheval gagnant» à tout prix. Il aura fallu le dernier épisode du «pussygate» de vendredi dernier pour dévoiler non seulement la profondeur de la faille que cette stratégie a ouverte entre la direction du parti et ses membres, mais surtout la décrépitude dans laquelle est plongé le jadis respectable conservatisme américain suite à la pénible présidence  de George W. Bush, à l'Influence indue de l'extrême-droite religieuse, à l'émergence nostalgique du Tea Party et enfin à la candidature à rebrousse-poil de Donald Trump.

Un échec «citoyen»

Sans faire appel à des amalgames douteux, on peut très bien voir les ressemblances paradoxales qui existent entre des portions importantes des électorats des deux grands partis, la présence très minoritaire mais bien affirmée de factions comme les Verts et les Libertariens et des mouvements populaires brouillons mais nombreux aux États-Unis mêmes (Occupy Wall Street) et ailleurs (Indignados et Podemos en Espagne, Cinque Stelle en Italie, Nuit Debout en France, Carrés Rouges au Québec, Printemps Arabe dans le monde musulman, etc.).
Aux antipodes quant aux solutions, les partisans de Bernie Sanders chez les Démocrates et ceux de Donald Trump chez les Républicains ont en commun un caractère affirmé d'opposition aux élites traditionnelles qui les rapproche des «petits partis», suffisamment pour proposer que leur total représente une quasi-majorité. Un bloc nouveau animé par une «pensée citoyenne» profondément critique du système politique élitiste et d'une classe dirigeante dont les intérêts et les objectifs sont bien éloignés des siens.
Or, ce mouvement affamé de réforme politique et sociale est privé d'exutoire électoral par le jeu combiné des primaires et des manoeuvres internes des exécutifs des grands partis. On peut alléguer qu'il s'agit d'un épiphénomène résultant du climat atypique de l'élection de 2016, mais j'en doute. D'une part, le lien entre les contestataires multicolores de cette année et les galvanisés du «Yes We Can» de Barack Obama il y a huit ans est assez mince mais certain. De l'autre, cela fait partie d'une tendance diffuse mais vaste et durable qui émerge périodiquement dans bon nombre de pays à travers le monde.
La seule issue qui reste à toute cette énergie, en grande majorité jeune, est d'oeuvrer au renouvellement du Congrès dans le sens non pas seulement d'un parti, les Démocrates, mais surtout d'une mentalité plus progressiste et plus «citoyenne» qui pourrait présager d'une transformation graduelle d'un système politique depuis longtemps fossilisé. L'obstacle formidable à surmonter: la méfiance congénitale de la droite populiste américaine (incluant les libertariens) à l'égard de l'État, face à l'inspiration socialiste, donc «étatiste», des fanatiques de Bernie et des Verts. Un dossier à suivre.

09 octobre 2016

À la gloire du Pussygate

Quelle ironie du sort que la casserole qui aura sonné la fin de la Trumperie électorale américaine soit une histoire de sexe et de grossièreté, en plein dans une campagne qui joue à la fois sur la pudibonderie des chrétiens conservateurs et sur le côté macho des Blancs yankees sans éducation, contre la première femme ayant une chance réelle de devenir Présidente!
The Donald est pris la main dans le... panier, sans la moindre excuse ni échappatoire, juste au moment où il menaçait de ressortir les vieilles histoires éculées (dans le meilleur sens du terme) de Bill Clinton. Et la douce Melania se trouve forcée de défendre les errements extraconjugaux de son mari... comme celui-ci accusait Hillary de l'avoir fait pour les infidélités du sien il y a vingt ans.
Notons que loin d'être une «distraction» sans rapport avec les vrais thèmes de la campagne, cette histoire peu ragoûtante est hélas tout à fait pertinente: la mentalité simpliste et vulgaire qui a dicté à The Donald ses propos vicieux sur les femmes est la même qui sous-tend ses autres prises de position plus que douteuses sur les Musulmans, les Mexicains, les bienfaits de l'évasion fiscale, etc. À ce titre, elle est une preuve recevable de l'absence de qualification du candidat Républicain pour la Présidence. La direction de son propre parti ne s'y est pas trompée, les rats se précipitant dans un réjouissant tohu-bohu vers la sortie du navire qu'ils sentent en train de couler sous leurs petites pattes.
L'un d'eux, ce dimanche matin à la télé, n'a d'ailleurs pas hésité à donner à cette fuite aux allures de déroute une explication supplémentaire et convaincante: «Après ceci, il faut nous attendre à ce qu'une ou plusieurs femmes "sortent du placard" dans les prochains jours pour venir affirmer, preuves à l'appui, que Trump ne s'en est pas tenu aux paroles, mais qu'il est également passé aux actes.»
La chose est tellement énorme et évidente que je ne sais pas si vous vous êtes même rendu compte que, courtoisie de Wikileaks, les preuves de la langue fourchue de Mme Clinton quand elle parlait confidentiellement à ses amis banquiers de Wall Street viennent d'être étalées au grand jour — et personne n'en dit mot. Alors que ça devrait quand même être une sacrée casserole dans la cuisine politique adverse!
Par aileurs, les dernières turpitudes de Donald Trump et la réaction invraisemblable de ses partisans inconditionnels donnent une tout autre perspective à deux évènements:
a- Cela justifie amplement la déclaration d'Hillary Clinton que «la moitié des partisans de Trump sont un panier de déplorables». Il suffit de parcourir sur Twitter les déclarations de soutien et d'amour envers lui encore hier soir pour s'en convaincre... et de se rappeler ce que lui-même avait jadis dit à ce sujet («Si jamais je suis candidat, ce sera pour les Républicains, car ils sont capables d'avaler n'importe quoi!»).
b- Cela révèle la duplicité de son co-listier, le gouverneur Mike Pence, qui avait utilisé toutes les ficelles politiciennes possibles, y compris le mensonge flagrant, dans son débat «victorieux» contre le Démocrate Tim Kaine mardi soir dernier, pour vendre au peuple américain un candidat clairement indigne de la Maison Blanche — même selon ses propres critères ultra-conservateurs — et qui hier s'empressait de le condamner dans les termes les plus vertueux.
Pour conclure cette première réaction «à chaud», un mot sur la «vraie» campagne qui s'engage désormais: celle pour le contrôle des deux Chambres du Congrès. C'est vrai que Hillary Clinton n'a pas beaucoup de "coat-tails" pour aider les candidats Démocrates dans leurs batailles locales. Par bonheur, Donald Trump, lui, a tout plein de "banana peels" pour faire trébucher ses amis Républicains. Je parie d'ailleurs que pour chaque Républicain qui voudrait que Trump se retire, il y a deux Démocrates qui espèrent en secret qu'il va rester dans la course!

01 octobre 2016

Retour des Croisades

Je relis, un peu au hasard, des pages de l'excellent «Les Croisades vues par les Arabes», d'Amin Maalouf... et je suis saisi d'une curieuse impression. 
Toutes proportions gardées, les Croisades des années 1000 à 1200, c'est en quelque sorte l'Islamisme radical d'aujourd'hui, retourné à l'envers. Une bande de sectaires plus ou moins incultes à l'esprit étroit qui se lancent à l'assaut d'une civilisation plus ouverte et plus raffinée, mais minée par la décadence et les dissensions internes. Godefroy de Bouillon et cie, c'est Ben Laden et Daech... et Saladin, c'est Barack Obama (en plus efficace). L'Égypte et l'empire ottoman alliés boiteux, c'est l'UE et les USA. Poutine, c'est les émirs retors qui pactisent en cachette avec les croisés. Etc.
Rien n'y manque, ni la volonté d'annihiler l'adversaire, ni l'ignorance historique, ni la destruction de monuments irremplaçables, ni même le terrorisme (bombarder une population avec les têtes coupées de ses concitoyens tués, vous appelleriez ça comment, vous?).
Notre passé lointain revient nous hanter de bien étrange façon...
*****
Quelques précisions supplémentaires en réponse aux objections de mon ami Jean-Guy Rens. En premier lieu, Maalouf ne prétend pas écrire une histoire objective, mais «vue par les Arabes», donc partiale et à tendance apologétique, mais l'exercice est aussi valable et instructif que les travaux des historiens occidentaux (soi-disant scientifiques) essentiellement fondés sur les affirmations des mémorialistes chrétiens. 
Deuxièmement, il suffit de comparer les arts, les architectures et les textes savants de l'époque pour détecter laquelle des deux civilisations était alors la plus avancée et la moins sectaire; Maalouf précise d'ailleurs que la culture arabe était alors sur le déclin — comme je crois hélas qu'est la nôtre aujourd'hui.
Même à son apogée, l'art roman du 11e siècle ne se mesure pas à l'art iranien, syrien ou andalou de la même période, ni par la sophistication technique ni par la taille des monuments ou le raffinement des finitions; les écrits non plus (logique, maths, chimie, physique, astronomie, médecine, géographie... je mets de côté les théologies, aussi tordues d'un côté que de l'autre). Près de la moitié des habitants des métropoles arabes savaient lire et écrire au 12e siècle, contre moins de 10% de ceux des villes chrétiennes (voir Wikipedia), les lettrés européens se devaient de savoir lire l'arabe littéraire et parfois le farsi, ceux du monde musulman connaissaient de l'Occident le grec et le latin classiques, mais estimaient n'avoir aucun besoin  du français, de l'italien ou de l'allemand courants.
C'est à l'approche de la Renaissance — en partie grâce à l'obscurantisme des Ottomans d'une part, au souffle libérateur du protestantisme de l'autre, que la situation s'est vraiment inversée... bien après la fin des Croisades. Et Il faut ajouter que les croisés étaient principalement des paysans et des soldats incultes, pas des intellectuels (à l'exception d'une minorité de moines-chevaliers plutôt intolérants). 
Je maintiens ma métaphore, même si elle n'est pas parfaite.

27 septembre 2016

Visite magique au Cabaret

Ma soeur Marie vient de me faire un merveilleux cadeau: un petit bout de ma jeunesse! Elle a déniché quelque part un disque de repiquages du mythique Cabaret du Soir qui Penche, tirés des Archives de Radio-Canada.
Lorsque j'ai débuté comme rédacteur-reporter au Service des Nouvelles radio en 62-63, j'étais souvent conscrit, en tant que dernier arrivé, pour assurer les bulletins de nouvelles des soirs de fin de semaine. Célibataire et couche-tard, ça ne me gênait pas trop, d'autant que j'ai vite découvert un bénéfice caché à ce pensum: celui d'être le seul client physiquement présent au virtuel Cabaret de Guy Mauffette. 
Le génial et charmant inventeur de la «radio intimiste» canadienne m'avait pris en amitié, et souvent le dimanche soir, une fois que j'avais composé à toute vitesse mes trois radio-journaux (fortement répétitifs) pour la soirée, nous descendions ensemble à la cafétéria du sous-sol nous munir de sandwiches, cafés et sodas, puis remontions à son studio du deuxième étage nous asseoir face à face dans la quasi-pénombre qui baignait son pupitre d'animateur. 
Il me faisait un clin d'oeil complice, agitait la main en guise de signal du départ pour le technicien en cabine derrière nous (c'était souvent le père de Robert Lemieux, le futur avocat du FLQ), ouvrait son micro et, sur le ton de la confidence après les dernières notes du «Petite fleur» de Sidney Bechet, murmurait: «Bonsoir, bienvenue au Cabaret du Soir qui Penche, this is the Night-Falling Cabaret...». 
Ce qui suivait, extraits de poèmes, chansons poétiques de toutes origines, pièces de jazz et andantes classiques entrecoupés de soliloques partiellement improvisés à mi-voix, tenait de la pure magie, une gondole vénitienne de cristal flottant sur une nappe nocturne de velours noir. Parfois, nous allions clore la soirée par un verre (plus ou moins clandestin, c'était dimanche!) dans un bar du coin Guy-Dorchester. 
Une jeunesse pareille, ça continue longtemps à vous tenir chaud au coeur...

01 septembre 2016

La «rentrée» trompeuse des élites françaises

C'est extraordinaire à quel point sur nos réseaux sociaux la rentrée médiatique des élites (Sarko et Juppé d'un bord, Macron de l'autre et qui encore demain?)  vient fausser et pervertir notre perception et nos discussions. 
Voilà que nous en sommes à débattre des qualités et des programmes (ou leur absence) des uns et des autres, à nous chamailler sur qui est LE leader ou l'«homme providentiel» qui va nous sortir de la crise sociale, économique et politique actuelle. 
Et nous oublions l'essentiel et le plus évident, d'autant plus invisible qu'il constitue l'environnement de notre débat:  le salut ne viendra pas d'un membre même dissident des élites, il va venir de nous-mêmes à travers les outils qui sont les vrais nouveaux-venus significatifs de cette campagne en gestation: Facebook et autres Linksys, Twitter, les SMS et les e-mails, laprimaire.org, change.org et toute cette nouvelle agora virtuelle multiforme qui permet au citoyen ordinaire de désormais s'ingérer directement et immédiatement dans le discours politique, qui bouscule les codes et les directives autoritaires des médias, qui rend fondamentalement inutile à terme la «classe politique». Au mieux ces personnages grandiloquents qui vous passionnent ne seront que des figures de proue pour incarner tant bien que mal des options que VOUS devez choisir, développer et défendre entre vous; en réalité, on peut même fort bien se passer d'eux. 
Contre toute apparence, la démocratie directe, ce n'est pas pour demain, ni pour dans deux générations (pardon, Billaut), c'est dès aujourd'hui qu'elle peut se forger et commencer à faire sentir son poids non pas au profit de l'un ou de l'autre, mais de NOUS TOUS, citoyens lambdas. Les outils sont là, la pratique mûrit rapidement, le vide politique et l'impuissance flagrante des dirigeants «représentatifs» à faire face à la crise sont manifestes et ouvrent une extraordinaire fenêtre d'opportunité. 
Bien sûr, ça ne va pas se réaliser entièrement tout de suite, ni sans erreurs ni tâtonnements, mais ça me paraît idiot de continuer à gaspiller nos énergies sur des problèmes et des schèmes dépassés. En nous voyant agir et débattre ainsi, je pense au Marquis de Lafayette, qui à la veille du 14 juillet 1789, s'acharnait à imaginer une réforme de la monarchie de Louis XVI. 
Pardon du coup de gueule, mais ça me démangeait fortement.

12 août 2016

Magie imprévue

J'ai toutes les réserves du monde contre le gaspillage éhonté que demandent les Jeux olympiques modernes. Mais ils offrent parfois un moment magique qui vous fait oublier votre sens critique. Je pense particulièrement à l'éblouissante performance sans faute de la gymnaste de 12 ans Nadia Comaneci à Montréal en '76 et à la fabuleuse danse sur le concerto d'Aranjuez du couple de patineurs anglais Torvill-Dean à Sarajevo en '84.
Nous avons eu droit à un autre instant de grâce comparable hier soir à Rio dans le plus improbable des sports: le rugby à sept. J'avais vu avec intérêt plusieurs bons matchs de ce nouveau jeu assez rude mais plein d'action et de rebondissements: les Canadiennes contre les Anglaises, France-Australie chez les hommes... 
Mais dans la finale d'hier contre les Britanniques, les Fidjiens ont surgi comme s'ils débarquaient d'une autre galaxie. Ils ont transformé une dure compétition en un véritable ballet enfantin improvisé, empreint non plus d'agressivité, mais d'imagination et d'élégance, où le ballon ovale voletait comme de sa propre volonté des mains d'un gamin rieur à un autre garçon d'une invraisemblable agileté. 
Les essais marqués en succession (sept en vingt minutes) n'étaient plus le but de l'action, seulement son couronnement naturel... devant des adversaires anglais médusés et comme envoûtés par toute cette grâce insouciante, à qui les vainqueurs, bons princes, ont laissé marquer un but à la toute fin pour leur éviter l'humiliation d'un score de 43 à zéro.
Et pour couronner le tout, cette fraternelle photo de groupe finale où les Fidjiens décorés d'or ont invité les autres médaillés, anglais d'argent et sud-africains de bronze, à se mêler à eux bras-dessus, bras-dessous pour s'offrir un souvenir souriant de cette première présence de leur sport aux Jeux.
Cette seule petite demi-heure valait presque de subir toute la merde qui aura entouré les Olympiques de Rio.

19 juillet 2016

Convention «républicaine»?

Curieux spectacle que nous offrent cette semaine les conservateurs américains réunis à Cleveland pour leur grand-messe électorale.
Le fond de scène est déjà spectaculaire: des massacres massifs plus ou moins islamistes il y a un mois à Orlando, Floride et jeudi dernier à Nice, France, un assaut à la hache et au couteau dans un train allemand et des attentats plus ciblés de tireurs à Dallas et Baton Rouge, USA, sur des policiers (surtout blancs) clairement provoqués par plusieurs bavures policières contre des citoyens noirs.
Face à cela, le gouverneur républicain de l'Ohio où se tient la convention rejette catégoriquement la requête unanime des forces policières de suspendre pour une semaine le droit illimité de porter des armes de toutes sortes. Pourtant, les organisateurs ont clairement posé comme thème majeur de l'événement la sécurité publique, la loi et l'ordre!
Autre paradoxe, le parti qui défend mordicus le droit absolu des riches et des entreprises à inonder d'argent les caisses électorales... se trouve à court de fonds de campagne, boudé par bon nombre de ses bailleurs de fonds traditionnels! Et la rhétorique virulente de Donald Trump et des autres ténors conservateurs contre le Président démocrate Barack Obama tombe drôlement à plat face à un imprévu regain de popularité du Chef d'État en fin de mandat. En même temps Mme Trump, pour vanter les mérites de son époux devant les délégués, ne trouve rien de mieux que d'«emprunter» les mots mêmes qu'utilisait dans les mêmes circonstances Michelle Obama à propos du sien!
Tandis que le candidat officiel républicain a facilement triomphé de tous ses rivaux pour s'imposer dans les primaires, la direction du parti demeure visiblement réticente à son égard: beaucoup de membres de l'establishment ne l'appuient qu'à reculons, certains d'entre eux et non des moindres (par exemple le gouverneur de l'État et les deux ex-présidents vivants issus du GOP) n'assistent même pas à la fête et un mouvement cherchant à lui faire opposition continue à se manifester en marge même de la convention qui devait être son couronnement. À tel point que les analystes mêmes des chaînes conservatrices que sont CNN et encore plus Fox News s'interrogent publiquement sur la capacité du parti de se présenter unifié à la campagne présidentielle cet automne...
Ça promet!

15 juillet 2016

Nice – Valls et LE ou LES terrorismes?

Disons d'abord que Manuel Valls a raison... et tragiquement tort. 
Raison en ce sens qu'il n'y a rien de plus que la sécurité puisse faire contre une action individuelle suicidaire, sauf à transformer nos sociétés en camps de concentration pseudo-nazis, comme Israël le propose cyniquement. 
Tort parce que contrairement à ce qu'il affirme et jusqu'à plus ample informé, la tuerie de Nice n'avait pas plus de rapport avec l'Islamisme radical que celle d'Orlando. Désespoir radical ou déséquilibre mental radical dans les deux cas, oui. Mais Islamisme radical? Aucune preuve. 
Daech et Al Qaida ont suffisamment de crimes sur la conscience pour qu'on leur en ajoute dont ils ne sont que bien indirectement responsables, seulement pour avoir montré à des gens instables et motivés par un désir de mort ce qu'il est possible d'accomplir avec les moyens disproportionnés que notre civilisation leur offre à cet effet. C'est une erreur aussi grave que celle qu'avait faite Aznar en Espagne en attribuant le massacre de la gare d'Atocha au "terrorisme basque".
Une rare voix calme et intelligente s'est élevée dans la panique discordante ambiante. Louis Brunet, psychologue quinquagénaire, moustache et débonnaire, prof à l'UQAM, disait à RDI vendredi après-midi: Le problème de détection et de prévention de telles tragédies relève plus des psys, sociologues et organismes d'aide aux gens fragiles et instables que des policiers et escouades antiterroristes. Le simple bon sens que personne, bien sûr, ne va écouter.
–––––
Je sens le besoin d'ajouter ceci, après une journée supplémentaire de lecture et de réflexion:
On commence à entendre une interrogation qu'il aurait fallu se poser bien plus tôt. Se trompe-t-on de cible en faisant la guerre AU terrorisme – comme si c'était un bloc monolithique? Ou n'y a-t-il pas plutôt, même dans la mouvance islamiste, DES terrorismes bien distincts qu'il ne faut pas forcément combattre tous de la même manière avec les mêmes moyens?
N'étant pas expert en la matière, je me sens un peu téméraire de m'avancer dans ce qui suit, mais cela me paraît assez vraisemblable – et potentiellement utile – pour m'y risquer.
Je perçois au moins quatre variétés de terrorisme: celui des luttes nationalistes et territoriales: Hezbollah, Fatah (plus apparentés aux Mau-Mau kenyans, au FLN algérien et au FLQ québécois qu'au Coran)... Celui qui se définit essentiellement par ses cibles et ses ennemis, islamiste mais sans ambition géographique: Al Qaida... Celui qui se définit par un crédo bien spécifique avec des ambitions historiques «impériales»: Daech et l'État islamique. Enfin, celui des fanatiques plus ou moins solitaires qui peuvent ou non se réclamer d'un des autres mais sans en suivre les règles et le modus operandi: les tueurs d'Orlando, de Nice...
Le premier est connu de longtemps et son action est circonscrite. Les deux suivants sont organisés et structurés en cellules et groupes d'action qu'il est possible d'identifier, mais rarement d'inflitrer; les revendications de l'un peuvent presque toujours être vérifiées et doivent être prises au sérieux, mais celles de l'autre sont douteuses, car il a tendance à s'associer après coup à des actions individuelles et anarchiques dont il est loin d'être certain qu'il a vraiment été l'initiateur. C'est contre ces deux variantes que la «lutte au terrorisme» policière et paramilitaire devrait être le plus efficace, même si à mon avis elle n'est pas suffisante.
Le dernier est le plus difficle à détecter et à prévenir par les moyens classiques... et c'est aussi celui dont le potentiel de croissance est le plus élevé et le plus dangereux. Il est souvent le fait d'individus instables, déséquilibrés, qui peuvent soit adhérer plus ou moins brusquement à un islamisme radical sans faire partie de son organisation, ou simplement s'inspirer de ses méthodes et s"en servir comme excuse pour leurs propres pulsions. Dans ce cas, il me paraît particulièrement indiqué de recourir moins à des techniques policières et plutôt à des approches sociologiques et psychologiques pour identifier et soigner avant le fait les personnes susceptibles d'y succomber. Je ne prétends pas que c'est là LA solution, mais il me semble que c'est une composante indispensable de toute réponse à la fois efficace et civilisée au défi qui nous est posé.

30 juin 2016

Recomposition politique

Fascinant, ce qui se passe en Europe une semaine après le Brexit. Tout n'est pas rose, évidemment, mais on est loin du chaos généralisé qu'imaginaient – et espéraient sans doute – les dirigeants de Bruxelles et leurs partisans.
En Angleterre, on assiste très rapidement à une recomposition plutôt réaliste des forces politiques. Aussi bien à gauche qu'à droite, non seulement les inconditionnels du REMAIN (Cameron, Corbyn) mais aussi les ténors du LEAVE (Boris Johnson, Nigel Farage) se dirigent vers la sortie ou y sont poussés; le nouveau gouvernement et sans doute l'opposition seront vraisemblablement dirigés à l'automne par des modérés qui n'auront pas été trop fortement impliqués dans l'un ou l'autre camp. De cette façon, ils pourront collaborer ensemble, mettre de côté les promesses et les attentes farfelues, réaliser un consensus dans une population divisée et un peu perdue, et faire front commun pour les éventuelles tractations avec l'Union européenne.
Dans cette dernière, comme on pouvait s'y attendre, les pays plus ou moins menacés par des divisions internes (Espagne, France, Italie) se préparent à faire barrage aux désirs sécessionnistes de l'Écosse et de l'Irlande du Nord, bien sympathiques mais dangereux pour leur propre stabilité. Ceux, plus nombreux, qui se sont dotés de minorités néo-nazies et Eurosceptiques en croissance continue veulent retarder les choses pour ne pas encourager ces groupes à suivre le mauvais exemple anglais (tendances soulignées par Bloomberg). Et bon nombre d'autres, sans doute y compris l'Allemagne, se rendent compte que malgré son désir naturel de «punir» Londres pour sa curieuse propension à respecter une décision démocratique, l'Europe n'est absolument pas apte à négocier maintenant: ses membres sont bien trop tiraillés dans tous les sens pour pouvoir présenter un front uni, et n'ayant rien préparé, elle n'a rien de cohérent à mettre sur la table sauf des conditions draconiennes que le Royaume-Uni est sûr de rejeter et qui le pousseraient probablement à se cherche d'autres partenaires. La quasi-paralysie qui frappe deux joueurs importants, l'Espagne sans gouvernement réel au lendemain d'une élection ratée et la France repliée sur ses propres crises sociales et politiques, ne facilite pas les choses.
Pour le reste, les marchés semblent s'être stabilisés à un niveau bien moins catastrophique pour les Britanniques que ce qu'annonçaient les prophètes de malheur.
Tout ça fait certainement désordre, mais obéit à une  logique qui aurait dû être prévisible... même si personne ne voulait la prévoir.

25 juin 2016

Oust! les démocrates!

Juncker, Merkel et maintenant Hollande veulent que ces fauteurs de trouble britanniques, horriblement coupables de s'être exprimés démocratiquement face à un chantage à la peur éhonté de toutes les élites européennes (y compris la leur), quittent au plus vite le continent des bien-pensants nés pour un p'tit pain et satisfaits de leur sort. Minute, papillon!
D'abord, l'UE a créé avec son article 50, adopté sans que les peuples soient consultés bien sûr, une véritable course à obstacles pour quiconque veut effectuer une sortie du club. À peu près la seule chose qu'elle a négligée est d'imposer un délai ultra court à la demande de divorce. Sachant qu'ils seront sous pression constante une fois cette formalité remplie, pourquoi les Anglais ne prendraient-ils pas un court répit pour reprendre leur souffle et se préparer à une étape suivante pénible et complexe?
Sans doute le délai prolongera-t-il l'incertitude financière dont on a vu hier les premières manifestations. Et puis? Les Britanniques vont en souffrir au moins autant que les Européens... et ces derniers, disons-le, ont bien couru après. Dans le cas présent, ce n'est certes pas l'Albion qui est perfide! De plus, si, la débandade de l'euro et des bourses continentales devait se poursuivre (bien possible, puisque tous ces braves Eurodéfenseurs n'avaient pas pensé une seconde à se prémunir contre cela), la pression pour se montrer conciliant s'exercera bien plus sur Bruxelles que sur Londres, qui elle avait prévu le coup. Donc, avantage vraisemblable aux Rosbifs.
Enfin, la vraie raison de la hâte des Eurodictateurs est claire: ils voudraient que la négociation initiale soit menée du côté anglais par leur complice et ami David Cameron, diminué en plus par son humiliante défaite, plutôt que par un successeur Eurosceptique fier de sa victoire et bien moins enclin à accepter toutes les conditions de l'autre camp. Cameron a bien des défauts, mais son réflexe démocratique et patriotique est irréprochable sur ce point quand il insiste pour passer la main de façon ordonnée avant le début des pourparlers.
Dernière note à portée plus générale. Expliquez-moi pourquoi lorsqu'un peuple vote «dans le bon sens» de ce que veulent les élites, il est toujours démocrate, et quand il ose s'affirmer face aux classes dirigeantes, il est immanquablement manipulé par d'affreux démagogues mensongers. Curieux, cette coïncidence, non?

24 juin 2016

Brexit ou Brepair?

Je m'étonne que mes savants ex-confrères ici et ailleurs n'aient pas vu ce que je vous prédisais il y a une semaine parce que mon expérience de vieux journaleux me disait clairement que la tendance vers le LEAVE était marquée et probablement irréversible. Les derniers sursauts, comme d'habitude, ne voulaient pas dire grand-chose.
Quelques réflexions à chaud sur le Brexit et l'avenir de l'Europe:
1. Le résultat a peu à voir aux «erreurs» de David Cameron, et tout à voir avec la façon dont l'Europe a traité ses peuples, surtout depuis une douzaine d'années (ignorance méprisante des référendums francais et hollandais de 2005, irlandais de 2008 et grec de 2015). On ne tire pas impunément la barbichette démocratique du vieux lion britannique. Il répond en rugissant.
2. Les arguments de peur économique ressemblent énormément à ceux que MM. Trudeau (père), Chrétien et cie avaient invoqués lors des référendums québécois de 1980 et 1995, sauf que cette fois ils n'ont pas suffi – excepté en Écosse, dont les citoyens semblent avoir réagi comme leurs cousins québécois... c'est-à-dire contre leurs intérêts. Les Anglais, eux, ont voté très majoritairement contre le maintien de leur pays dans cette Europe-là.
3. Les leaders anglais du REMAIN  et leurs complices du continent semblent décidés à donner au résultat la pire interprétation possible (obscurantisme, régionalisme, xénophobie...) et refusent de voir la claque magistrale qu'il constitue à la version rétrograde, élitiste et purement économique de l'Europe qu'ils défendent.
4. Pour l'Union, ce résultat devrait au contraire être un choc salutaire qui exige un changement majeur d'orientation et de philosophie, d'une Europe des financiers et des nantis vers une Europe des peuples. Elle a déjà raté deux occasions majeures de corriger son cap suicidaire, quand elle a rejeté les messages des référendums constitutionnels français, hollandais et irlandais des années 2005-2008, et celui du référendum grec de juin dernier. Elle ne peut absolument pas laisser passer cette troisième chance que le destin lui accorde.
5. Un corollaire rigolo du Brexit: si l'anglais demeure une langue de l'Union européenne, ce sera uniquement... parce que c'est la seconde langue officielle de l'Irlande après le gaélique. Difficile de trouver mieux pour illustrer l'absurdité de la situation!
6. Les autres peuples européens, surtout ceux du sud méditerranéen, devraient tirer la leçon qui s'impose du courage et de la lucidité britanniques, et travailler ensemble à obliger leurs gouvernants à agir dans le bon sens avant qu'il ne soit trop tard.
7. Il faut cesser de faire semblant que cet évènement est un remous économique. C'est un séisme éminemment politique! Et le peuple britannique s'avère le plus gros et plus important «lanceur d'alerte» de l'ère moderne. Pas question de le traduire devant les tribunaux... ni de l'obliger à s'exiler en Russie!
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À ce message publié «à chaud» sur Facebook, j'ajouterai trois notes plus réfléchies. En premier lieu, le résultat plus serré que prévu est principalement dû à deux facteurs distincts: l'assassinat de la députée Jo Cox par un fana du LEAVE, qui a suscité une vague bien compréhensible dans le sens inverse; deuxièmement, un vote tactique très fort pour le REMAIN dans une Écosse qui le voyait comme une façon de réaffirmer ses différences avec le reste du Royaume-Uni et dans une ville de Londres très impliquée financièrement dans l'Union européenne.
D'autre part, il faut relativiser le facteur «immigration» considéré comme majeur dans la victoire du Brexit. Le Royaume-Uni n'a pas du tout une histoire de xénophobie massive, au contraire: il s'agit d'une population plutôt métissée et accueillante, en particulier pour les citoyens de ses anciennes colonies. Je pense que le refus actuel est dû surtout au fait que la politique d'immigration n'a pas été choisie par le peuple britannique, mais imposée de l'extérieur par des autorités européennes ignorantes des réalités internes du pays.
Enfin, je ne puis m'empêcher de comparer la décision intelligente et mesurée de Bernie Sanders de se rallier à Hillary Clinton malgré ses réserves avec le réflexe buté et divisif des leaders européens (Juncker, Merkel et cie) face au signal démocratique fort des Britanniques. Dans ce sens, ceci est un triste jour pour l'Europe, en effet.

16 juin 2016

Brexit en vue?

Je suis étonné et un peu inquiet de constater le peu d'attention que le monde accorde à ce qui devrait pourtant être le sujet numéro un d'intérêt immédiat sur la scène internationale et surtout européenne: la possibilité soudain très réelle d'une rupture entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.
La chose n'est sans doute pas aussi spectaculaire que le massacre d'Orlando ou les naufrages de réfugiés en Méditerranée, mais elle pourrait avoir des conséquences autrement dramatiques à moyen terme non seulement pour les pays de l'UE, mais pour l'équilibre mondial dans son ensemble.
Après une longue période où on pouvait la croire peu vraisemblable, l'éventualité d'un «Brexit» devient une probabilité. La quasi-totalité des sondages d'opinion anglais des deux dernières semaines ont donné le NON à l'Europe d'abord à égalité, puis de plus en plus majoritaire, en même temps que diminue le nombre des indécis. Habituellement, ce genre de configuration indique une dynamique forte qui non seulement finit par être irréversible, mais tend à s'accentuer, surtout si elle se produit dans les derniers jours d'une campagne. En d'autres mots, le 47-48 contre 42 d'aujourd'hui pourrait bien devenir un 55 contre 45 au moment du référendum du 23 juin (soit le même écart qu'il y a dix ans en France contre la Constitution européenne).
Pourquoi personne, en-dehors de l'Angleterre même, ne semble-t-il s'y intéresser? Pourtant, lors de la crise grecque de l'été dernier, le débat sur les conséquences probables d'un «Grexit» était bruyant, universel et acerbe... Or il faut quand même admettre que la Grèce n'est dans l'Europe qu'un joueur politique et économique marginal, alors que l'Angleterre est depuis des siècles un des trois axes majeurs de l'évolution du continent avec l'Allemagne et la France, et que Londres est de loin son centre économique le plus important. Ce qui aurait été une secousse grecque ennuyeuse mais non mortelle serait plutôt un séisme catastrophique venant du Royaume-Uni.
L'hypothèse avec laquelle je jongle en réponse est que la classe dirigeante européenne et mondiale juge qu'elle n'a pas lieu de s'inquiéter, parce que le gouvernement britannique l'a déjà avisée qu'il comptait faire comme Paris la dernière fois et ne pas tenir compte du résultat du vote démocratique, quel qu'il soit. Sauf que je doute que la tradition politique anglaise, bien moins «régalienne» que la française, lui permette de le faire sans provoquer un soulèvement citoyen majeur.

14 juin 2016

Le placard politicien

Tout ce que je lis et entends sur le tueur d'Orlando montre clairement que ses motivations relèvent bien plus des préjugés sexuels que du terrorisme islamiste. Son ex-femme, ses amis, même son père sont unanimes sur son faible intérêt pour la religion. Il n'a donc pas été «converti» ni politiquement ni religieusement, il avait déjà tous les ingrédients de son crime (violence, impulsivité, haine des homosexuels, manque de jugement) longtemps avant d'aller chercher sur Internet une justification qui lui convenait.
La conclusion logique à en tirer est qu'Omar Mateen s'est servi de l'Islam et de l'EI pour justifier a posteriori une action inspirée par des motifs qui leur sont essentiellement étrangers (il n'y a pas si longtemps, et s'il avait été d'une autre origine culturelle, il aurait sans doute invoqué le «péché mortel» que constitue l'homosexualité, en particulier pour les chrétiens fondamentalistes américains). Il est même fort possible qu'il ait lui-même été un homo refoulé, si l'on en croit les habitués du bar gay Pulse qui affirment l'y avoir croisé à plusieurs reprises...
L'ennui, c'est que l'État islamique avait tout avantage à monter à bord du train en marche pour profiter de l'énorme visibilité mondiale de l'évènement. Il accrédite ainsi, presque certainement à tort, une thèse qui, en plein coeur d'une campagne électorale où ce thème était déjà trop présent, fait l'affaire de trop de monde... et terrifie les autres au point de leur faire perdre leur sens commun. Donald Trump et les conservateurs ont tout avantage à ne voir que cet aspect; Hillary Clinton et l'establishment démocrate plutôt puritain ne trouvent aucun intérêt à se poser vigoureusement en défenseurs de la communauté marginale des LGBT, et préfèrent de beaucoup jouer la carte d'une tolérance religieuse même peu convaincante.
Les gays sont sans doute sortis du placard, les politiciens pas encore! Je dois faire une exception pour Barack Obama qui, lundi matin, s'est montré étonnamment raisonnable et nuancé sur le sujet. Dommage qu'il soit un bien meilleur «futur ex-président» que président en exercice.

08 juin 2016

Attention, illusion!

Ça recommence. Presque à chaque élection, les Américains du premier au dernier se bouchent les yeux et les oreilles bien dur, pour se convaincre qu'en novembre ils auront l'occasion de voter pour deux (ou au moins un) bons candidats à la Présidence.
J'ai vécu le phénomène en direct pour la première fois quand j'ai couvert pour La Presse la campagne électorale de 1976 d'un bout à l'autre. D'un côté le Démocrate Jimmy Carter, avec qui j'avais eu l'occasion de prendre un verre ou deux au New Hampshire en janvier, avant qu'il ne devienne le favori démocrate inaccessible aux petits journalistes étrangers dont j'étais. De l'autre côté le Républicain Gerald Ford, Président en poste et vice-président  de Nixon pendant le Watergate, que j'avais connu en 1974 alors qu'il tentait désespérément de se faire une réputation à l'international... et que j'étais assez naïf pour jouer le jeu.
Même pour le néophyte du «power journalism» que j'étais, il était flagrant que ni l'un ni l'autre n'avait la stature d'un homme d'État, encore moins celle d'un Président de la superpuissance américaine. Je l'ai écrit à plusieurs reprises, démontrant facilement preuves en mains que le premier, excellent garçon honnête et intelligent, n'avait pas le soupçon du début de l'expérience et de l'esprit critique qu'il fallait pour naviguer dans les intrigues nationales et planétaires, et que le second, malgré sa longue carrière, n'avait ni la vision ni l'intelligence requise.
J'étais convaincu que mes confrères américains beaucoup plus expérimentés, que je côtoyais dans les bus et les avions de campagne des deux partis, dans les bars d'hôtel en fin de soirée et dans les snacks de bord de grand-route entre les meetings, percevaient les mêmes évidences. Pas du tout. Plus la saison avançait, plus les Robert Apple Jr. du NY Times, les Bob Woodward du Washington Post, les Hunter S. Thompson de Rolling Stone se persuadaient contre toute logique qu'ils avaient affaire à deux politiciens de haut vol capables de faire sortir les USA de la déprime du Vietnam et du Watergate. Je me rappelle un long et vif accrochage en mai ou juin dans une taverne de Milwaukee avec  «Dr.» Thompson (l'auteur vedette de "Fear and Loathing on the Campaign Trail") et Richard Lam, qui était le sondeur attitré de Carter. Ni l'un ni l'autre ne voulait admettre que les deux choix évidents pour la Maison Blanche n'étaient pas à la hauteur. Même après une bonne demi-douzaine de bonnes bières.
J'ai vu la même chose se produire à multiples reprises depuis. Pas seulement aux USA, mais c'est là que le potentiel d'auto-aveuglement est de loin le plus développé. Par exemple, dans la France de 2007 et 2012,  la plupart de mes interlocuteurs finissaient par admettre que ni Sarkozy, ni Ségolène, ni Hollande n'était un «bon choix», peu importe leur obédience politique. Idem dans l'Espagne des années 2000 ou le Canada de l'automne dernier. Beaucoup d'entre nous, lucidement, se pinçaient le nez et se résignaient à voter pour «le moins pire» à défaut du meilleur.
Ce n'est hélas pas le cas aux États-Unis. Dès le lendemain de leur onction, on voit que Mme Clinton et M. Trump ont un autre statut qui interdit pratiquement qu'on remette en cause leur honnêteté et leur sincérité... pourtant sérieusement amochées (avec raison) jusqu'ici. De fait, la grande question est maintenant de savoir lequel des deux sera le plus «teflon», celui auquel les accusations, vraies ou pas, adhéreront le moins à sa peau.
Pas très réjouissant, hein?

07 juin 2016

Campagne de casseroles

Le grand patron des Républicains Paul Ryan fait le grand écart en direct ce matin sur CNN; il se voit obligé de condamner les déclarations de Trump sur le «juge mexicain»... tout en continuant à le soutenir comme «le meilleur candidat» (comme on dirait en anglais: "He's a racist, but he's OUR racist!"). La «campagne des casseroles» est déjà en marche: non pas les idées et les principes de Clinton contre ceux de Trump, mais les indiscrétions, les maladresses et les compromissions avec Wall Street de la première contre les filouteries, les banqueroutes et le racisme du second. Et ça ne fait que commencer.
Parallèlement, bon nombre de médias de droite comme de centre-gauche se dépêchent de proclamer que Mme Clinton «a verrouillé» la nomination comme candidate des Démocrates à la Présidence, juste avant que les électeurs d'une demi-douzaine d'États n'aillent voter dans les dernières primaires. C'est une sorte d'alliance contre nature entre les partisans de Clinton et ceux de Trump, qui pour des raisons opposées veulent absolument se débarrasser de l'encombrant Bernie Sanders. Les premiers parce qu'il fait de l'ombrage à leur candidate, les seconds parce qu'ils ont bien compris qu'ils ont tout avantage à ce que leur chouchou Républicain, très vulnérable, affronte  une rivale aussi critiquable et critiquée que lui, alors que l'électron libre socialo-démocrate serait un adversaire autrement coriace.
Nous risquons donc fort d'assister à une campagne où les «grands thèmes» seront pour un camp:
 • les indiscrétions stupides d'Hillary dans ses e-mails non codés;
 • ses discours secrets et richement payés devant la crème de Wall Street;
 • ses gaffes de va-t-en-guerre avant et pendant sa période comme Secrétaire d'État;
et pour l'autre camp:
 • le racisme et le machisme flagrants du blond et rose Donald;
 • ses multiples faillites aux allures de banqueroutes;
 • les accusations bien documentées de fraude contre sa Trump University... qui n'en est pas une.
Ces savoureux et sulfureux potins vont occulter plus ou moins complètement au cours des prochains mois des sujets «mineurs» comme le rôle des USA dans le monde, l'évolution de l'économie, l'environnement, le sort de la classe moyenne, l'immigration et le sort des réfugiés...
Ça promet!

22 mai 2016

Un tournant inquiétant

Les derniers sondages sur la présidentielle américaine montrent une évolution inquiétante, qui semble confirmer la lecture que fait de l'opinion le challenger démocrate Bernie Sanders, quand il s'affirme le meilleur candidat contre la droite, en particulier dans l'électorat indépendant, celui qui n'est inféodé à aucun parti. Plus se confirme la victoire de Hillary Clinton dans les primaires et la certitude qu'elle sera la candidate du parti Démocrate, plus sa cote faiblit dans l'ensemble de l'électorat et plus son élection promet d'être serrée – sinon perdante – contre Donald Trump en novembre. 
Il me paraît clair que la fracture dans le parti Républicain est en train de se réparer: Trump fait de sérieux efforts pour courtiser la base conservatrice, et celle-ci va certainement se rallier à lui, face au risque de perdre le pouvoir. Dans l'autre camp au contraire, les partisans de Sanders sont loin de s'unir derrière Mme Clinton, ils n'iront voter pour elle qu'à reculons cet automne... d'autant plus qu'elle ne fait pas grand-chose pour les écouter et se rapprocher d'eux. 
Il est encore trop tôt pour désespérer, mais il est certain que l'actuel tournant dans la campagne est loin d'être rassurant. Il faut de plus avouer que Trump, malgré toutes ses pitreries et ses rodomontades, s'est montré un meilleur «campaigner» que sa rivale, une différence qui risque de s'accentuer lorsqu'ils se retrouveront face à face après les conventions de nomination cet été. 
L'autre danger, c'est que l'élection se décide non sur des questions de principe et sur des prises factuelles de position, mais sur le poids relatif des «casseroles» que traînent indubitablement les deux candidats officiels.
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En analysant un peu plus finement les résultats de ces derniers sondages, une autre conclusion s'impose: paraphrasant Ronald Reagan (ben oui, il avait le sens de la formule, sinon du bon sens), «Mme Clinton, c'est pas la solution, c'est le problème»! En effet, non seulement elle n'est pas bonne en campagne, mais elle va presque certainement servir de repoussoir pour bien faire paraître son rival Donald Trump. Incroyable, mais vrai.
Pour le comprendre, il faut reconnaître le phénomène majeur, proprement révolutionnaire, de cette étape électorale 2016: un mouvement massif de rejet des classes politiques traditionnelles, d'une ampleur et d'une profondeur inédites dans l'histoire américaine récente. Bien sûr, il faut se garder de faire un amalgame entre Bernie Sanders et Donald Trump quant aux idées, mais on ne peut nier que chacun représente à sa façon une icône anti-establishment. Or chez les Démocrates, le premier attire au moins 40% des partisans. Chez les Républicains, le second en galvanise une bonne  moitié. Sans avoir de chiffres précis, on peut imaginer sans se tromper que parmi les indépendants, qui par définition ne se reconnaissent dans aucun des grands partis, le pourcentage comparable est encore plus élevé. Entre deux camps rigidement campés sur leurs positions, il est extrêmement probable que ce soient ces derniers qui vont décider du résultat de la présidentielle de novembre.
Si on met de côté M. Sanders, comme les Démocrates s'apprêtent à le faire, Mme Clinton se retrouvera dans la position peu enviable d'être la seule et unique représentante en lice du «Beltway», cette bulle étanche et isolée de dirigeants arrogants qui représentent le pire de ce que le citoyen américain moyen pense de son gouvernement. Et M. Trump, malgré tous ses défauts (qui sont fort grands) incarnera à tort ou à raison l'esprit contraire. De là à ce qu'il soit élu, il y a un bon pas à franchir... mais cela paraît beaucoup moins impossible aujour'hui qu'il y a quelque semaines. Ce qui est d'autant plus à craindre que grâce à l'image ultra-traditionnelle projetée par Mme Clinton, il pourrait séduire un pourcentage inconnu, mais crucial dans un scrutin serré, de Démocrates contestataires mais idéologiquement naïfs.

17 mai 2016

Quelques idées sur Uber

a. Il faut distinguer entre le concept et l'entreprise.
1. L'idée de base s'inscrit très bien dans le courant non seulement socialement valide mais inévitable à la longue de l'économie collaborative. Il s'agit d'un service rendu surtout à temps partiel par des citoyens qui y trouvent un mode de financement pour leur véhicule personnel ou familial, un emploi initial comme immigrant ou réfugié, une porte de sortie au chômage prolongé, un complément à une faible pension de retraite et, à terme, un supplément à un revenu minimum garanti par l'État. C'est donc une erreur grossière de ne considérer le problème qu'en termes de concurrence déloyale et d'emploi dans le sens où on l'envisage trop souvent.
2. L'entreprise telle qu'elle se présente ne répond que bien imparfaitement aux exigences d'un tel service. Pour le faire, elle ne doit pas être internationale, mais nationale et même locale: les revenus qu'elle rapporte doivent demeurer dans la communauté où elle opère. Au minimum, ce devrait être une franchise autonome, dûment incorporée dans chaque pays ou région, ne payant à l'actuelle multinationale qu'une redevance fixe et minimale (pour l'utilisation du logiciel et de la marque de commerce) et obéissant aux règles locales des autorités du transport. Idéalement, elle pourrait abandonner l'étiquette Uber et prendre la forme d'une coopérative, dont les membres soient les chauffeurs et dont le conseil d'administration devrait comprendre des représentants des passagers.
b. La mise en place doit être graduelle, pour tenir compte de deux impératifs.
1. L'élimination progressive, avec le minimum de dommages sociaux, de l'actuelle industrie du taxi, dont il va falloir admettre qu'à moyen terme elle ne saurait survivre qu'artificiellement, grâce à des mesures qui bloquent des innovations dont l'utilité publique est évidente. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une véritable industrie, mais d'un service où la concurrence réelle n'existe pas, puisque les règles de fonctionnement et les tarifs sont universels et fixés par l'autorité publique — qu'il soit assuré par des entreprises privées est un artefact anormal du système capitaliste. Les chauffeurs de taxi devraient donc être encouragés à s'intégrer au nouveau système, dans lequel ils auraient la priorité d'embauche. Les autorités compenseraient peu à peu les détenteurs de licences selon un barème à déterminer et sous la forme de déductions de taxes (immatriculation, carburant...) et d'impôts.
2. Le bien-être et la sécurité des passagers. Il faut mettre sur pied trois nouvelles structures: un mécanisme de certification des véhicules (propreté, état mécanique, confort), un régime spécifique d'assurances à taux variables et un système de formation des chauffeurs. J'insiste sur la nécessité que ces structures soient nouvelles ou renouvelées, parce que soumettre les conducteurs d'Uber aux règles actuelles de l'industrie (comme nos gouvernements tendent à vouloir le faire) néglige un aspect majeur du problème: le caractère à temps partiel de l'emploi et la relative fragilité des revenus à en tirer, ce qui constitue une différence essentielle avec les taxis commerciaux classiques — ne pas en tenir compte abolit la plupart des avantages d'économie et de souplesse d'application de ce système.
c. Uber (ou son équivalent) doit fonctionner en collaboration et complémentarité avec aussi bien les transports publics que le covoiturage bénévole. Chacun des trois doit avoir ses propres circuits bien définis et des points de jonction reconnus avec les deux autres. Par exemple le covoiturage pourrait se concentrer sur deux créneaux: les voyages de longue distance et les trajets répétitifs comme ceux entre domicile et lieu de travail ou institution d'enseignement. Les transports publics continueraient à desservir des routes fixes à bas prix. Uber aurait le monopole des trajets locaux ou régionaux entre deux lieux spécifiques mais différents d'une fois à l'autre et pourrait suppléer aux transports publics sur des routes peu fréquentées. À ce trio s'ajoutera à terme la location horaire de voitures avec ou sans conducteur, dont le rôle principal sera de permettre des déplacements à plusieurs étapes ou avec des arrêts prolongés pas nécessairement prédéfinis, une éventualité à laquelle il serait bon de se mettre à penser dès maintenant.
d. Le concept de base d'«économie de partage» peut s'appliquer à bien d'autres types de services individuels ou collectifs que le voiturage et mérite effectivement une réflexion et une analyse prospective indépendante et plus approfondie qui prenne en compte autant les facteurs et les retombées sociaux qu'économiques. Ce qui n'empêche pas de mettre en marche rapidement le processus d'insertion d'Uber, qui servira alors d'expérience pilote et de laboratoire dans ce domaine.
Bien sûr ce qui précède comporte plusieurs évidences et reprend nombre d'idées évoquées ailleurs. Mais face à la stridence du débat sur le sujet et aux nombreuses contradictions que j'y ai relevées, je trouve utile d'essayer de présenter une vue d'ensemble relativement équilibrée, quitte à risquer quelques répétitions. 

20 avril 2016

Un dur virage pour M. Sanders

On peut toujours discutailler et continuer à défendre de tentantes illusions, la réalité est qu'au lendemain de la primaire de New-York, les jeux sont faits, pour les deux partis. À moins d'un séisme politique de première grandeur, la présidentielle américaine de novembre opposera Mme Clinton au centre (très) légèrement gauchisant et M. Trump à droite... ou à peu près. Cela veut-il dire que leurs opposants doivent abandonner la partie avant qu'elle ne soit entièrement jouée? Pas du tout. 
Dans le camp républicain, MM. Cruz et Kasich peuvent toujours s'accrocher à la mince chance que Donald Trump termine la course à court d'une majorité absolue de délégués, ouvrant la porte à une convention «négociée» qui pourrait lui arracher la nomination in extremis. Une hypothèse assez peu réaliste mais attrayante pour peu qu'on déteste voir un candidat conservateur en position favorable pour atteindre la présidence. Souhaitons bonne chance à ses adversaires dans des efforts qui ne peuvent que diviser encore en plus leur parti.
Du côté démocrate, la situation est tout autre. D'une part, M. Sanders représente une rare exception dans le jeu politique américain: un «idéaliste» de gauche qui s'affirme comme tel... et qui n'en souffre pas, au contraire; voilà un petit plaisir dont on ne voudrait pas se priver trop tôt! D'autre part, même les électeurs qui lui sont hostiles reconnaissent qu'il a insufflé de la vie et du dynamisme dans la campagne et dans le parti, de plusieurs façons. D'abord, par son franc-parler et son refus de varier son discours et ses principes au gré des sondages d'opinion. Ensuite, en injectant dans le débat plusieurs thèmes controversés que des politiciens plus traditionnels auraient trouvés suicidaires mais dont une partie au moins de l'électorat se délecte: critique de Wall Street, meilleure distribution de la richesse nationale, réforme du financement électoral, posture plus équilibrée dans le conflit Israël-Palestine... Enfin, en forçant sa rivale Hillary Clinton à préciser ses propres positions et, dans certains cas, à les infléchir dans un sens plus progressiste. Décidément, même battu d'avance, M. Sanders ne devrait pas s'arrêter en si bon chemin.
Par contre, le réaliste qui se dissimule derrière le masque idéaliste (sinon, comment expliquer sa longue carrière réussie dans un environnement peu propice?) doit faire le point et adapter sa stratégie à l'évolution probable des évènements. Il lui faut évidemment continuer à pousser Mme Clinton dans ses derniers retranchements de centriste et de candidate de l'establishment vers des positions plus populistes (dans le meilleur ses du mot) et plus favorables à la majorité de la population. Mais il doit cesser ou du moins atténuer ses attaques contre sa personnalité et contre ses qualifications à diriger le pays, dirigeant plutôt son agressivité contre Donald Trump, qui le mérite amplement. 
De cette façon, et sans rien trahir de ce en quoi il croit, il contribuera à rendre plus probable une victoire démocrate éminemment souhaitable à la présidentielle de l'automne. Il se ménagera aussi l'occasion de défendre à la convention démocrate des réformes auxquelles il tient, par exemple celles des règles de financement et de l'inscription aux primaires. Enfin, il se dotera dans le parti d'un capital de bonne volonté qui lui permettra de faire ensuite campagne et pour la candidate à la présidentielle, et encore plus pour les candidats démocrates les plus progressistes au Congrès (Sénat et Chambre) qui auront grand besoin non seulement des fonds fournis par Mme Clinton, mais au moins autant de l'enthousiasme prosélyte des jeunes partisans de M. Sanders. Celui-ci jouit clairement bien plus que sa rivale de ce que les commentateurs appellent des «coat-tails», un effet d'attraction sur son électorat vers des candidats de son parti. Si grâce à cela il contribue à accroître la représentation démocrate au Capitole, cela lui confèrera un prestige qui aidera à faire avancer ses idées et même à paver la voie à un dauphin de gauche dans une prochaine élection. On peut toujours rêver un peu, non? 

30 mars 2016

Un prolongement à la «Démocratie citoyenne»

Dans la foulée d'une série d'intéressants échanges, parfois assez «musclés», avec des interlocuteurs de Syriza et de Podemos France et plus récemment du mouvement DiEM25 lancé par l'économiste et ancien ministre grec Yanis Varoufakis (auquel je me suis inscrit en tant que citoyen européen de nationalité française), je suis amené à élargir et à préciser la réflexion de base qui a inspiré mon projet de Démocratie citoyenne.
Je crois toujours fermement que toute réforme sérieuse de l'économie doit être précédée d'une réforme en profondeur du système politique «démocratique» inventé et imposé par l'Occident. Cependant, je sens le besoin d'expliquer dans quel contexte d'ensemble se situe ma proposition d'un nouveau régime de gouvernement, pour qu'on comprenne mieux non seulement le mécanisme lui-même, mais les objectifs à long terme qu'il doit poursuivre.
Dans le monde actuel, il y a trois grandes idéologies, trois visions «totalitaires» (en ce sens qu'elles affectent tous les aspects de la vie en société) offertes aux peuples: celle du libéralisme-individualisme née au Siècle des Lumières en France, en Angleterre et en Écosse, celle du socialisme-communisme élaborée dans l'Allemagne et la France du 19e siècle, celle de l'islamisme intégriste qu'ont ressuscitée les groupes musulmans radicaux au 20e siècle (les autres grandes religions ne prétendent pas à une emprise totale sur la société, à l'exception du judaïsme sioniste qui ne cherche pas à s'étendre hors de ses frontières, donc ne sont pas en cause). La première idéologie est encore dominante, mais en perte de vitesse suite à une série de crises et de scandales; la seconde a probablement reçu un coup mortel avec l'écroulement de l'empire soviétique; la troisième, même si elle est tournée vers le passé plutôt que l'avenir, gagne du terrain dans de nombreuses régions du monde, sans doute dû surtout aux carences des deux autres. 
Ce que je suggère, comme le font un nombre croissant d'activistes des mouvements citoyens contestataires, est qu'il est indispensable et urgent d'imaginer une quatrième option idéologique, un quatrième «mythe» ou récit original et distinct à présenter avec force aux populations de la planète. En effet, face aux multiples injustices et inéquités du monde où nous vivons, la contestation est nécessaire mais ne peut demeurer strictement négative; à moins d'avoir un verso positif, inspirant, elle demeurera stérile et finira par mourir. 
Mais cette nouvelle vision ne surgira pas par miracle de la masse du peuple, comme veulent le croire et l'espérer certains activistes. Il faut des intellectuels, des philosophes, des économistes, des politologues, sociologues et historiens pour lui donner une forme solide, de la structure, de la cohérence. Pensez à ce que serait aujourd'hui le libéralisme s'il n'y avait pas eu Locke, Montesquieu, Adam Smith, Jefferson, Constant, Stuart Mill; à un socialisme sans les apports de Proudhon, Karl Marx, Engels, Jaurès, Lénine; à un islamisme militant sans ben Abdelwahhab, Sayyid Qtab et les théoriciens des Frères musulmans. 
Hélas, presque tous les penseurs sur lesquels nous devrions pouvoir compter pour la prochaine étape sont prisonniers des ornières mentales du libéralisme d'une part, du socialisme de l'autre et donc incapables de voir la réalité de notre monde changeant, où la plupart des vieilles «vérités» qu'ils acceptent aveuglément sont rendues obsolètes par les forces opposées mais convergentes (et parfois combinées) des technologies et de l'écologie et par l'émergence d'une classe citoyenne instruite et lucide qui ne tolère plus qu'une supposée «élite» de politiciens et de financiers la mène par le bout du nez.
À mon avis, une nouvelle «carte du monde» proposant des débouchés positifs à la contestation de l'ordre courant devrait se développer selon quatre axes de réflexion, tous orientés vers le futur: (a) la préservation de l'environnement et de la santé de la planète, (b) le bon usage et l'intégration sociale et culturelle des nouvelles technologies, en particulier de l'information, (c) le transfert du pouvoir politique direct des mains des élites traditionnelles vers l'ensemble des citoyens instruits et informés, et (d) la redéfinition du rôle et des limites des «communautés» comme intermédiaires entre l'individu isolé et les entités publiques et privées trop vastes et trop puissantes qui dominent nos sociétés. 
Alors que les trois premiers thèmes tombent sous le sens et peuvent aisément faire consensus, le dernier, plus sujet à controverse, mérite un supplément de justification. Depuis plus de deux siècles, notre crédo individualiste a bien joué son rôle dans la définition et la réalisation des Droits de la personne humaine. Mais un respect trop strict de ce dogme devient aujourd'hui un obstacle à l'évolution saine de nos sociétés. Des communautés, soit «naturelles» (selon le genre et la préférence sexuelle, l'âge, la race, etc.) ou optionelles (par adhésion volontaire, tels les religions, les groupes d'intérêts politiques, sociaux ou économiques, les ONG...) reprennent de l'importance, non pas par nostalgie passéiste, mais en tant que nécessaires médiateurs entre des individus devenus impuissants et des institutions: administrations d'État, système judiciaire, organismes publics internationaux ou corporations et conglomérats privés, ayant acquis une taille et des pouvoirs inhumains, surtout dans les grands pays et les agglomérations géantes (São Paulo et ses banlieues à eux seuls ont 40 millions d'habitants) dont les populations sont de moins en moins harmonieuses et de plus en plus agitées de conflits soit entre elles, soit avec les autorités. Ces communautés nombreuses et variées sont devenues à bon droit des composantes majeures de la «société civile». 
Or pratiquement toutes nos lois et nos règles de fonctionnement jurdique et social se fondent sur les droits et les obligations de la personne individuelle, sans permettre une définition — incluant d'indispensables limitations —, inspirée par une vision plus «collective», du rôle des multiples types de communautés dont pourtant nous sommes tous membres. Toute tentative pour penser autrement est stigmatisée du terme devenu insultant de «communautarisme». Pourtant, je suis convaincu qu'une sorte de «Charte des droits et obligations des communautés» devrait s'ajouter à la «Charte des droits de la personne» dans une nouvelle idéologie de référence qui donne effectivement, et non sur une base purement théorique comme c'est maintenant le cas, le pouvoir aux citoyens.
Voilà en raccourci le cadre général de la réflexion qui m'a guidé dans l'élaboration du mécanisme politique inédit que j'expose dans «Démocratie citoyenne» (pour lequel, en passant, je cherche toujours un éditeur). Si je me suis concentré sur le troisième de mes axes de pensée, celui du régime politique, c'est seulement parce que je crois impossible de mener à bien les transformations exigées par les trois autres si on ne rompt pas d'abord l'embacle qui freine tout changement significatif en arrachant le pouvoir à des élites qui ont tout intérêt à ce que rien ne change. 
Mais il est clair que la rédaction d'une nouvelle idéologie, d'un nouveau «récit» global ou mythe unificateur capable d'affronter et, idéalement, de détrôner les trois idéologies existantes, ne peut se contenter de proposer une réforme politique mais doit comprendre et structurer l'ensemble des quatre axes dans un édifice intellectuel cohérent exprimé par un discours simple et convaincant.