24 décembre 2011

Une rentrée secouée (18 déc.)

Peu après mon bain de lever de soleil dans Saltwhistle Bay, c'était le départ de Mayreau pour la courte balade à travers les récifs et hauts-fonds jusqu'aux Tobago Cays. Ces mythiques îlots vert rutilant et blanc doré sont en effet incrustés dans un fer-à-cheval de rochers et de corail qui en rend la navigation périlleuse, mais qui en retour leur assure une zone de mer turquoise d'un calme plat même dans les plus brusques bourrasques. Par temps ensoleillé, ils sont l'attraction majeure des Grenadines et, pour Azur, "le paradis sur terre".

Ici encore, pas trop de monde au mouillage principal entre trois des îles, et seulement un nombre restreint de baigneurs et plongeurs sur la plus belle des plages, celle de Baradal qui s'avance en pointe étincelante
entre les rouleaux brisés par les coraux et l'eau calme à l'intérieur. Nous y passons deux bonnes heures à batifoler dans les vaguelettes sur fond de sable et d'herbes fines où sinuent entre nos jambes des bancs de petits poissons couleur d'acier luisant au dos teinté d'ambre. Hélas pas de tortues de mer aujourd'hui, à peine une ou deux caranques, ces grands bijoux argent et noir aux ailes d'anges.
Nous rentrons à Mayreau reprendre un mouillage plus près de l'entrée de la baie, où nous nous livrons à une débauche de langouste grillée sur barbecue, accompagnée d'un joli rosé espagnol oublié dans notre cave sans doute depuis l'arrivée des Canaries, mais encore vigoureux. Re-baignade (cette plage est une vraie drogue), sieste sur la trampoline et soirée bercée par "l'azur phosphorescent de la mer des Tropiques"...
Le lendemain matin, nous continuons vers le sud jusqu'à Union, la dernière des Grenadines de Saint-Vincent, qui a pour moi deux charmes à faire partager à Janine: son bar littéralement "les pieds dans l'eau", construit par un doux rasta sur un îlot artificiel fait de milliers de coquillages jetés au milieu de la rade par les pêcheurs pendant des décennies et où on n'aborde qu'en annexe ou water-taxi, et le délicieux et minuscule village de Clifton,
avec sa nonchalante petite place ombragée, entourée de bars, auberges et boutiques qui sont comme autant de pimpantes maisons de poupées de couleurs vives. Nous y passons deux heures à nous promener, à faire un peu de shopping au Captain Gourmet, cette épicerie fine incongrue tenue depuis toujours par une famille de Français atypiques et chaleureux, et à regarder les requins des sables se chauffer au soleil dans le bassin du yacht club de l'Anchorage.
Vers midi et demi, nous entreprenons la remontée vers le nord et la Martinique, avec comme première escale Canouan. C'est certainement celle des Grenadines que nous connaissons le moins, nos skippers passés Gérard et Will l'ayant en aversion, et Marco nous y ayant fait mouiller une seule fois à la nuit tombante pour en repartir à l'aube. L'abordant cette fois en milieu d'après-midi, nous sommes agréablement surpris par sa rade de Charlestown, élégante et plutôt calme, qui sert de cadre à un festin de "restes" de langoustes que Twiggy a cuisinées en fricassée nichée dans de savoureux spaghettis à l'huile et à l'ail, bien "al dente". Avec pour finir un dessert de mangues mûres.

Pas surprenant que le lever du lendemain vendredi soit quelque peu paresseux, et la baignade nonchalante. C'est seulement une fois le soleil haut dans le ciel que nous levons l'ancre vers Bequia, où doit se faire la "sortie" douanière du petit royaume enchanté des Grenadines. L'idée est de nous y arrêter seulement pour les formalités puis de remonter jusqu'à la côte sud de Saint-Vincent, qui offre le choix entre la petite mais douillette marina de Blue Lagoon et le quai aux ferries de la capitale Kingstown, moins agréable mais plus propice à un départ rapide samedi matin.
Mais à l'entrée dans la baie de Port Elizabeth, la faim nous inspire une halte au gentil restaurant qui nous avait bien rassasiés à la descente. Malgré l'accueil de la même pétillante serveuse et la qualité du repas, nous aurons à le regretter.
Car le dîner entraîne une sieste puis, tandis que le skipper débarque au village pour les formalités, une plongée le long de la belle et calme plage. Ensuite, plus question de se remettre en route, le temps ayant visiblement fraîchi et les abords de Blue Lagoon et de Kingstown n'étant pas des plus simples dans l'obscurité.
Dès que nous pointons les proues hors de l'Admiralty Bay au petit matin, nous nous trouvons face à un vent de nord franc de 25 noeuds, accompagné d'une houle croisée avec des creux de trois mètres venant du nord-ouest, de 2,50 m du nord. En quelques minutes, nous sommes secoués comme un panier de crabes, et après avoir vainement tournaillé pour trouver un angle d'attaque nous permettant de profiter un peu du seul vrai bon air de voile rencontré depuis une semaine, nous nous résignons à faire du moteur face au vent, atteignant péniblement les 4,5 noeuds de moyenne.
Le vent diminue, mais à peine, une fois le long de la côte de Saint-Vincent, mais la houle est demeurée aussi vicieuse. Twiggy tient généreusement compagnie aux deux femmes affalées sur la table du cockpit arrière, tandis que je seconde de mon mieux le skipper à la barre et aux manoeuvres sur le skybridge, récoltant quelques bons paquets d'embruns. Trois longues heures plus tard, cela empire encore en entrant dans le canal entre Saint-Vincent et Sainte-Lucie, dont nous n'atteignons la pointe sud que passé les seize heures.
À 17h, face aux Deux Pitons entre lesquels descend un tourbillon de soufflerie, il faut admettre que la seule solution logique est de continuer jusqu'au nord de l'île, où nous pouvons au moins compter vers 20h30 sur le refuge sûr et confortable de la moderne marina de Rodney Bay, dont l'entrée de nuit est facile. C'est sans compter sur un détail qui a son importance.
Rodney Bay est le point final de la course transatlantique de l'ARC, à laquelle participent chaque année depuis les Canaries près de 300 voiliers de tous types et de toutes tailles, la plupart manoeuvrés par des équipages amateurs sinon néophytes. Or, l'arrivée se fait justement cette semaine. Ce qui veut dire que la marina est déjà fortement encombrée et continue d'accueillir des bateaux, pas toujours bien barrés, jusqu'en pleine nuit.
Donc, au lieu d'entrer bien paisiblement dans un hâvre calme et accueillant, nous faisons partie d'une file pas très ordonnée de candidats parfois énervés aux rares places de ponton encore disponibles. Moris réussit adroitement à s'insérer vers 21h dans un des rares emplacements encore capables de recevoir un catamaran, et refuse d'en bouger malgré les gros yeux que lui fait le personnel du port. Ouf.
Au lever du jour, nous nous découvrons enveloppés d'un véritable carnaval de drapeaux, de pavillons et de bannières de toutes couleurs et toutes nationalités, entre lesquels palpitent de longues guirlandes de fanions décoratifs. Nos voisins immédiats sont suédois, irlandais, finnois et portugais, tous pressés de partager leurs aventures. Heureusement, comme nous avons vécu une expérience similaire il y a cinq ans, nous entrons aisément dans le jeu et pouvons compter sur des alliés pour résister à la demande polie mais ferme des surveillants de ponton pour que nous évacuions au plus tôt notre place de choix.
Moris a donc tout le temps d'aller remplir les formalités, tandis que Twiggy trouve dans une épicerie-boulangerie ouverte (c'est dimanche matin) de quoi fabriquer un solide petit déjeuner. C'est bien repus et sans nous presser que nous larguons enfin les amarres vers 10h30 pour une dernière étape, sans histoire, jusqu'à notre coin de ponton du Marin.

Un jus chez Basil's

Les primitives paillottes de Basil's, à côté du petit débarcadère de Mustique, sont paradoxalement le bar le plus célèbre et le plus authentiquement snob (et dieu sait qu'il n'en manque pas!) de toutes les Antilles. Debout au comptoir à façade de bambou fendu ou assis sur un tabouret ou une des banquettes communautaires des tables en bois
brut, vous pouvez vous trouver au coude-à-coude avec Elton John, la soeur de Carla Bruni-Sarkozy ou un des petits-fils de la Reine d'Angleterre, qui ont hérité du domaine de leur grand-tante Margaret. En toute simplicitė, bien sûr.Car rien n'est moins tape-à-l'oeil ou m'as-tu-vu que le repaire de milliardaires et de célébrités qu'est Mustique. Tout le contraire de sa rivale Saint-Barth, où le jet-set est aussi pressé de se faire voir que les masses bigarrées de touristes de le contempler ("Hé, je viens de voir Johnny -- ou Delon, ou Angelina Machin -- sortir de chez Yves Saint-Laurent!").
Ici, pas de débarquement massif de paquebots de croisière, pas de visites organisėes, pas de marina huppée. Tout juste un quai de services, un ponton pour les annexes, les pilotis sur lesquels est bâti Basil's, quelques boutiques (de l'eau, du pain, des fruits plutôt médiocres, mais aussi du champagne millésimé, du cognac hors d'âge, du caviar iranien, du foie gras frais de chez Hédiard et autres nécessités vitales pour les classes laborieuses) et une plage encombrée de barques de pêcheurs qui sont la meilleure source de langoustes et de conques de lambis de la région. Et face à la grève, quelques bouées à la disposition des plaisanciers qui comme nous sont assez fous pour payer le prix d'une bonne nuit d'hôtel parisien pour s'y amarrer.
Enfin, dans les petites anses du côté au vent et sur les collines, nichées dans la verdure ou sous les cocotiers qui ombragent le sable blanc, des résidences aussi luxueuses que discrètes, sur des terrains dont chacun vaut le prix d'un appartement avec jardin privé à Neuilly ou dans Mayfair. Mustique c'est, comme on dit au Québec, "la clâousse".
Comme c'est la première visite de Janine aux Grenadines -- et que nous avions une petite envie de langouste -- , nous sommes venus y passer une nuit après avoir effectué notre entrée dans l'archipel par la plus modeste Bequia, où nous avons mangé dimanche de l'excellent poulet épicé et des côtes levées dans un nouveau restaurant "les pieds dans l'eau", au bout de la belle plage qui borde la rive sud d'Admiralty Bay, et avons dormi confortablement à l'ancre avant de plonger dans l'eau propre et fraîche au petit-déjeuner puis de mettre la voile pour Mustique.
Il nous fallait aussi y faire le plein d'eau, car nos réservoirs étaient vides pour une raison mystérieuse: ou bien nous les avions mal remplis en partant, ou bien il y a une fuite quelque part, ou une pompe dysfonctionnelle... Le jeune préposé au service musticien nous a réglé ça dès notre arrivée avec promptitude, sourire... et autant d'élégance stylée qu'un butler de la Vieille Angleterre!
Puis le skipper et Twiggy ont entraîné Janine à terre à bord de l'annexe pour un premier contact avec le "paradis des milliardaires". Elle a eu droit à tout... c'est-à-dire à la plage des pêcheurs, à la tournée des quatre boutiques et à un jus tropical (ils sont vraiment très bons) chez Basil's, qui venait d'ouvrir pour la journée. Pendant ce temps, Moris négociait l'acquisition de cinq belles langoustes -- à consommer en route -- et de quelques kilos de chair de lambis, à rapporter en Martinique, où elle est presque introuvable. Il y a ajouté une douzaine de coulirous, ces cousins de notre éperlan qui sont délicieux frits.
Resté seul à bord avec Azur, je suis descendu nager aux alentours, dans une eau turquoise mais déjà chaude, échangeant quelques mots avec nos voisins de bouée, des sexagénaires Américains qui font une virée pépère en groupe dans les îles avec d'autres membres de leur yacht club floridien.
Au matin, après une nouvelle saucette et un déjeuner aux délicieux croissants de la boulangerie (française) de l'île, cap sur Mayreau qui est sans doute notre mouillage préféré dans les Grenadines et le voisin immédiat du "paradis sur terre" de Marie-José, les Tobago Cays.
Un vent de sud, presque de face, nous a empêchés de faire de la voile, mais nous sommes arrivés en début d'après-midi dans l'anse de Saltwhistle Bay, presque déserte... ce qui surprend à cette saison, habituellement touristique. Nous avons donc choisi un très bon emplacement, près de la plage et non loin du ponton, et j'ai plongé avec Moris tandis que Twiggy faisait frire les coulirous et gonfler du riz blanc. Avec des avocats bien mûrs comme entrée, cela faisait un délicieux et léger repas de "cuisine- pays", arrosé d'un coup de rouge.

Au matin, je dormais si bien que j'ai failli rater le lever de soleil. Je me suis jeté à l'eau juste à temps pour le regarder en nageant paresseusement faire son show habituel à travers la frange de cocotiers, tandis que les silhouettes de pélicans et de fous de bassan plongeaient à tour de rôle dans les rouleaux blanc et vieil or de l'autre côté de la barre de sable clair. Deux chiens fantômatiques mais amicaux m'ont accompagné dans une bonne marche le long de la grève.
(Cette page a été écrite il y a près de deux semaines, mais je n'avais pas d'accès Internet pour l'ajouter au blogue.)

12 décembre 2011

Retour au bercail

La brise tiède caresse mon dos nu. Juchė sur le skybridge du Bum chromé, je contemple la pleine lune couleur de barbe-à-papa qui s'estompe en s'enfonçant sous l'horizon saumoné à l'embouchure du mouillage de Wallilabou, au centre de Saint-Vincent. On n'est décidément plus à Paris.
Derrière moi, le décor bien particulier de la petite anse (qui a servi au tournage d'épisodes de "Pirates des Caraïbes") est encore plongé dans une semi-pénombre, le soleil levant dore tout juste les crêtes des collines environnantes. Pas un bruit sauf le chuintement des vagues sur la courte plage abrupte, tandis que je tape cette reprise du blogue sur mon iPad.
Avant de quitter la France mardi, nous sommes allés dimanche vivre une seconde soirée du Festival de cinéma de Janine Euvrard, à la fois plus conviviale et plus éprouvante. À notre arrivée rue Monsieur-le-Prince, Janine et Michel nous ont persuadés de sauter la séance de 18h et d'attendre celle de 20h30, clou de cette journée consacrée au cinéma iranien. Azur a plutôt choisi de rentrer à l'hôtel, voulant mėnager ses forces pour le long voyage du surlendemain.
Je me suis donc retrouvé seul avec Michel Euvrard à boire un verre (excellent) au "Père Louis", sympathique bar à vins voisin. Mais pas pour longtemps; quelques minutes plus tard Anne (la patronne du ciné) et Janine débarquaient avec... Azur, qui avait rebroussé chemin pour venir nous retrouver. Le temps de le dire, le reste de l'équipe nous rejoignait pour envahir la salle à dîner en contrebas: Frédo le photographe, l'animateur Dominique Vidal, Carole la co-programmatrice et deux ou trois autres, dont j'oublie noms et fonctions.
Bouffe moyenne mais chaleureusement partagée, discussion animée sur le déroulement de l'évènement, arguties sur le sens d'un même mot arabe au Maghreb et en Égypte, potins parisiens bien épicés...
Nous redescendons au tréfonds du cinéma vers une salle qui s'est tout-à-coup remplie. Et vers un film percutant mais parfois difficile à digérer: une combinaison de bandes dessinées, photos, vidéos floues ou tremblantes prises par des téléphones portables, témoignages oraux en arrière-plan ou projetés en blanc sur noir, courriels et twitters qui conjointement s'efforcent de donner une idée juste et complète des espoirs, atrocités et déceptions de la campagne électorale de 2009 à Téhéran, cet espèce de prologue de l'actuel soulèvement arabe.
Le plus dur pour Azur, c'est la longue scène où un garçon honnête, des plus ordinaire, assis simplement sur un banc de parc public, explique en détail, à sa cousine qui vient d'être libérée après des semaines de détention comme "provocatrice" (manifestante), comment il s'est retrouvé de l'autre côté de la barricade à matraquer, emprisonner et violer des gens comme elle, jusqu'à ce que l'assassinat gratuit de trois adolescents, commis au coin d'une rue sombre avec une bande d'autres "défenseurs de la Révolution islamique", l'écoeure suffisamment pour qu'il laisse tout tomber. Pour moi, le choc est plutôt de recevoir en plein visage les côtés violemment physiques et émotifs, parfois sanglants et macabres de ce phénomène sur lequel je réfléchissais dans l'abstrait et que nous appelons pudiquement le "Printemps arabe".
De toute façon, nous sommes assez secoués que nous n'avons pas la patience de rester pour le débat public qui suit, entre un savant historien du Moyen-Orient et un correspondant iranien d'un journal français de gauche, avec une journaliste du quotidien catho "La Croix" comme modératrice.
Lundi, dernier jour à Paris, nous tentons de joindre, avec plus ou moins de succès, les copains que nous avions promis de rencontrer mais que nous ne verrons pas faute de temps. Ce sont les Dubray et Frachon, Gérald et Paule, que nous avions connus ensemble à Aix mais qui vivent maintenant séparés en région parisienne (leur fils Julien, ironie du sort, a émigré à Montréal); Louis-B. Robitaille ex-correspondant de La Presse, qui vit entre Paris et Sète; et Marine Karbowski, la belle-fille peintre de Bernard Savonet.
Le personnel de l'hôtel aussi tient à nous faire ses adieux comme si nous étions de la famille. Le fils du proprio, "Monsieur Laurent", en particulier, nous entretient dans le bar pendant une bonne heure avant de nous permettre de grimper à la chambre finir nos bagages!
Au réveil, un taxi nous ramasse et nous emmène rue d'Anjou prendre Janine, puis à Orly au salon d'attente d'Air Caraïbes. Bon vol, nourriture agréable (malgré une crise aiguë d'indigestion de ma part) et vol pratiquement sans histoire qui nous dépose en fin d'après-midi au Lamentin. Là, nous ratons (comment? dans un aéroport grand comme ma poche?) les cousins Daniel et Charles, venus nous accueillir, mais pas le taxi Rodolfo qui nous descend avec une célérité inaccoutumée jusqu'à la Marina du Marin. Installation à bord, les voisins helvético-languedociens Michel et Florence, l'ami éternel Raymond Marie et le cousin Charles, qui a fini par nous rattraper, viennent célébrer ça dignement au rhum paille dans le cockpit arrière.
Depuis le dernier passage, il s'est ajouté à notre coin de Marina deux branches de pontons, foisonnantes de catas de plus en plus imposants.
. Ce qui vivait jadis au rythme d'un paisible village flottant sous un soleil tropical a pris des allures de banlieue en pleine croissance sous un ciel qui s'obstine à demeurer gris et pluvieux, depuis des semaines nous dit-on.

Une fois nos affaires bien casées et Janine un peu acclimatée à la vie à bord, nous faisons la connaissance mercredi matin du nouveau skipper, Moris, la quarantaine mince et athlétique, un visage un peu sėvère mais qui s'éclaire souvent d'un sourire qui le transforme en gamin. Il me paraît de bonne composition et sans prétentions, c'est bon signe pour un départ vers les Grenadines que nous voulons le plus hâtif possible.
Un peu plus tard arrivent notre femme de confiance, Henrietta, toujours aussi jeune -- quoique quatre ou cinq fois grand-mère -- et son fils Charles, dit Twiggy, qui nous accompagnera une fois de plus comme cuisinier et homme à tout faire. Pendant qu'ils se livrent au grand branle-bas de la préparation du Bum à une dizaine de jours en mer, nous allons avec notre passagère prendre un apéro au Mango Bay. Le patron hollandais nous accueille avec sa faconde habituelle et ce vieux vagabond de Pancho, qui a pris sa retraite de la vente d'agrès de pêche, vient prendre une bière avec nous.
De l'autre côté de la rue, l'increvable Lucille nous a réservé une table à Marin-Mouillage, car Azur a hâte de faire goûter à Janine la plus authentique cuisine locale. Au menu, coquille de lambis épicée et féroce d'avocat à la morue salée, suivis d'un abondant et goûteux poulet boucané accompagné de légumes-pays. Difficile de demander mieux.
Jeudi, il fait encore gris, mais on annonce mieux pour le lendemain. Ce sont donc les derniers préparatifs du départ: provisions "chez Annette", inventaire et vérification de tout l'équipement de bord et des instruments de navigation.
À mon habitude ici, je me lève avec la première lumière du jour vendredi et découvre un ciel déjà bleuté, semé de nuages floconneux prometteurs de beau temps et même d'un peu de vent. Nous levons l'ancre sitôt tout le monde à bord et les formalités remplies. Une fois la Pointe des Salines laissée à babord, une petite brise vient gonfler le génois pour nous pousser vers Sainte-Lucie sur une mer sans vagues... ce qui rassure notre amie Janine, dont c'est le premier jour de voile sous les Tropiques.
Les moteurs coupés, nous descendons à un modeste cinq noeuds jusqu'au charmant mouillage de Marigot Bay, dont nous voulons épater Janine. Nous nous y amarrons sans problème à une bouée libre en milieu d'après-midi, avant de partager un agréable repas que Twiggy est allé chercher dans un restaurant voisin. Un steel band joue dans un des bars-dancings derrière nous, mais ou bien il s'arrête très tôt, ou bien le son ne pénètre pas dans nos cabines, car nous dormons comme des bûches jusque bien après le lever du soleil.
Je pique une tête à l'eau en me levant sous un ciel presque sans nuages et nage jusqu'à la barre de sable qui ferme à moitié l'entrėe de la baie, où je cause quelques minutes avec les pilotes des taxis d'eau desservant les deux rives. Quand je remonte à bord, le déjeûner est prêt, tout le monde sur le pont. Moris et moi partons en annexe passer la douane, prendre des dollars EC (monnaie commune des Antilles anglaises) au guichet de la banque et faire quelques courses complémentaires.
C'est dans le calme plat que nous filons vers le sud, d'abord sous le vent de Sainte-Lucie puis celui de Saint-Vincent, jusqu'à l'étroite et profonde anse de Wallilabou et ses références ciné-flibustières.

03 décembre 2011

Gaîtés parisiennes

Belle soirée bien parisienne mercredi, rue Monsieur-le-Prince à deux pas du Luxembourg. C'était l'ouverture du 5e festival "Proche Orient - que peut le cinéma" que notre amie Janine Halbreich Euvrard organise tous les deux ans contre vents, marées et contretemps et auquel nous contribuons avec grand plaisir à la mesure de nos moyens -- au même niveau que les émirs de la Ligue arabe, paraît-il, mais bof. Est presque émir qui veut, de nos jours!
Comme il se doit dans ce quartier branché de l'Odéon, ça démarrait en face du cinéma dans un pub irlandais très "atmosphère" qui jouait du Leadbelly et du Joan Baez en sourdine. Nous étions les premiers arrivés, j'ai pris une Harp, Azur un cognac, et un beau Berbère dans la jeune quarantaine s'est pointé à notre table: "Vous avez vu Janine?" C'est le cinéaste dont le film inaugurait l'évènement, Nabil Ayouch.
Notre amie a débarqué dix minutes plus tard, suivie de son ex-ex (puisqu'ils revivent ensemble) Michel Euvrard, du photographe "officiel" Frédé (militant CGT de son métier), du co-animateur du festival Dominique Vidal (ancien patron de Janine au Monde Diplomatique),
de la costaude et fascinante ambassadrice de la Palestine à l'Union européenne Leila Shahid, de la patronne du cinéma Anne Vaugeois (bien française malgré son nom), etc.
En vingt minutes, l'endroit se peuplait d'une faune germano-pratine de gauche mâtinée de journalistes, où tout le monde parlait haut sans paraître entendre personne, tandis que champagne et bordeaux arrosaient grignotages, pizzas au thon et salade maghrébine. Janine nous a prėsentés à un peu tout le monde jusqu'à ce qu'il soit temps de traverser la rue pour plonger au fond des entrailles du ciné "Trois Luxembourg" -- quatre escaliers à pic, je m'attendais presque à me retrouver dans les catacombes de Lutèce.
La petite salle était remplie à quelques fauteuils près, et la séance commençait par la projection vidéo du "Sout al Horeya", cet hymne de la révolte égyptienne de février que j'avais tout bêtement repiqué de YouTube sur un DVD. Applaudissements nourris de ceux qui comprenaient l'arabe, polis des autres -- nous avions négligé de sous-titrer en français. Curieux comme, à dix mois d'intervalle, ça redevient pertinent et émouvant, face à ce qui se passe de nouveau Place Tahrir...
Le premier film, un court-métrage, mettait en scène un Palestinien et son fils venus revoir, après des décennies, leur village d'origine devenu musée archéologique à ciel ouvert. Une séquence extraordinaire: pendant plus de cinq minutes, le père est suivi pas-à-pas le long de la route déserte par la voiture des soldats israéliens qui viennent de l'expulser du site, une 4X4 à la grille agressive qui gronde et rampe dans la poussière comme un grand fauve. Hallucinant et presque insupportable.
Le film principal "My Land" de Nabil Ayouch est aussi un documentaire, plus long et plus complexe. Le cinéaste, mi-juif, mi-marocain, a eu l'idée étonnante et efficace de montrer à des Israéliens dans la vingtaine, pour obtenir leurs réactions, des entrevues qu'il a tournées avec de vieux réfugiés palestiniens parqués dans les camps libanais, chargés de la douleur de l'exil et des regrets du pays perdu, dont ils évoquent éloquemment les couleurs, les saveurs et les parfums de soleil, d'olivier et de jasmin. Les réactions sont aussi variées qu'imprévues, avec comme seul point commun une invraisemblable ignorance (parfois même indifférence) des jeunes Israéliens vis-à-vis leur propre histoire.
Azur, en particulier, a été émue et interpellée par la dimension humaine, émotionnelle, que cette approche donne à un conflit dont on ne voit habituellement que des images de violence guerrière, dont on n'entend que des discours politiques. Le débat qui a suivi traduisait bien cet aspect inédit, notamment à travers les échanges entre la Palestinienne Leila Shahid et Yael ben Yefet, une des animatrices du massif mouvement contestataire israélien de l'été dernier.
Le volet plus personnel de la soirée était pour nous le lancement informel de mon pamphlet "Refaire le monde", une cinquantaine de pages dont une centaine d'exemplaires imprimés à la va-vite chez un photocopieur du Quartier Latin ont été distribués par Janine et ses collègues aux personnalités présentes, dans l'espoir de susciter un intérêt menant à une publication plus officielle.
Après avoir pensé faire la ronde des éditeurs parisiens manuscrit en main, des conversations avec les Euvrard et quelques autres m'ont en effet lancé dans une tout autre direction. J'ai choisi une approche "virale", parlant et faisant parler du texte par mes copains ici et là, et faisant circuler des exemplaires dans les milieux intellectuels, littéraires et journalistiques qu'ils fréquentent. Entre autres, Janine va le faire lire à son ami Stéphane Hessel, auteur du spectaculaire et imprévu succès de librairie "Indignez-vous!", et une représentante du mouvement français des "indignés" qui était présente mercredi m'a déjà contacté. On verra bien.
Je suis allé manger il y a une dizaine de jours avec un vieux copain et complice de l'époque de Michel Cartier et de ViaNet, Jean-Michel Billaut. L'ancien directeur de l'Atelier de la Cie bancaire et "Monsieur Internet" français a perdu une jambe et s'est mis au vert dans son village près de Montfort-L'Amaury, mais il n'a rien abandonné de sa verve ni de son énergie.

En déjeunant d'une solide potée au chou dans son auberge favorite, nous avons brassé une tonne d'idées et de projets, du simple et réaliste au farfelu le plus échevelé, comme dans le bon vieux temps. Il me recommande de miser sur le virtuel pour répandre mon pamphlet: publication sur Internet en e-book, site Web, page Facebook, réseau Twitter, appel ouvert aux traductions dans une flopée de langues... Tentant, mais ai-je le courage de m'embarquer là-dedans à fond? Ça ferait un drôle de chambardement dans notre rythme de vie bohémien-pépère!
Le même soir, retrouvailles avec un autre camarade des années '80, Jean-Claude Quiniou, dans son douillet appartement de la rue de Buci. L'ancien critique du Parti communiste en matière de technologies a encore un peu vieilli depuis notre dernière rencontre, et j'ai l'impression que sa mémoire courte n'est plus ce qu'elle était. Nous avons donc passé le gros du temps à échanger des souvenirs d'enfance et de jeunesse, entrecoupés de nouvelles sur nos vieilles connaissances communes. Sa compagne Ghislaine et leur fils Mathieu sont passés en coup de vent, entre un cours d'université et une réunion militante, changeant complètement le ton et le tempo de la conversation...
Pour le reste, nous avons retrouvé avec plaisir les amies Gisèle Maia et Janine Chapon, revisitant avec la première un de nos restos chouchous du Bd Saint-Germain, Vagenende, et entraînant la seconde au fond du XVe arrondissement, Porte de Vanves, pour le fabuleux couscous du Caroubier.
Quant à l'ancien Montréalais Hervé Fuyet et à sa fille Peggy, ils ont eu droit à une autre de nos traditions gourmandes, la choucroute "formidable" de Terminus Nord, en face de la gare du même nom.
Il fallait bien aussi jouer un peu aux touristes, surtout que j'étrennais ma dernière folie photographique, le superbe reflex a77 de Sony avec ses 24,3 millions de pixels, son viseur électronique dernier cri, son écran orientable et ses zillions de fonctions -- y compris la vidéo HD, dont je ne suis pas sûr qu'elle va me servir.
Ça s'est traduit par une série de virées en autobus dans tous les coins de Paris (le temps a été plutôt clément pour la saison), y compris la grimpette sur la Butte en Montmatrobus, et la descente à la nuit tombante des Champs Élysées,
tout pimpants de leurs nouvelles décorations lumineuses pour les Fêtes, le tout culminant dans un cérémonial digestif accompagné de marrons chauds (achetés sur le trottoir en face) dans ce temple intello qu'est Les Deux-Magots à Saint-Germain des Prés.
La bonne nouvelle ultime, c'est que nous aurons une agréable compagne pour naviguer sur le Bum chromé à partir de la semaine prochaine. La vieille amie d'Azur Janine Chapon a décidé de venir avec nous en Martinique jusqu'à Noël.
Les prochaines nouvelles vous proviendront donc du ponton 6, Marina du Marin!

11 novembre 2011

Elle est à toi, cette chanson…

Nous avons échappé de justesse aux pluies diluviennes qui ont pratiquement noyé le Sud de la France cette dernière dizaine de jours. Cela avait débuté le week-end de la Toussaint, Montpellier et sa région étaient placés sous "alerte orange" qui allait devenir "rouge" trois jours plus tard: risque, puis certitude d'inondation.
Effectivement, mercredi, Jour des Morts, est arrivé le premier déluge, de toute beauté. Installé sur mon balcon, je contemplais un rideau gris tellement opaque qu'il ne laissait voir que les premiers pins et cyprès et quelques reflets orangés des toits de tuile des terrains voisins. De temps à autre un éclair bleuté le transformait en un mur de verre dépoli d'un blanc ruisselant. Avec comme fond sonore le crépitement continu et puissant des gouttes sur le pavé, fréquemment rythmé par des roulements de tonnerre. Puis le vent s'est mis de la partie, de fortes bourrasques lançant soudain des ondées puissantes qui balayaient la terrasse et venaient me tremper les jambes en quelques secondes, jusqu'à ce que je me décide à rentrer.
Après un léger répit le lendemain, on annonçait pire pour vendredi, jour de notre départ pour Paris. La journée a commencé par une violente averse, détrempant en bourbier ocre le stationnement de l'immeuble, en cours de repavage. Heureusement, ça s'est calmé peu après midi, juste comme nous devions trimballer nos valises à travers ce chantier jusqu'au taxi qui allait nous emmener à la gare, elle-même en travaux. Ouf!
Dans le TGV, pas grand monde, le confort d'un compartiment à quatre rien que pour nous. Et même personne à faire la queue au wagon-resto où j'allais chercher le sandwich chaud et le pan bagnat au thon qui nous serviraient de lunch. Pendant que nous grignotions, j'ai jeté un regard par la fenêtre... et j'ai eu un choc. On ne voyait rien dehors qu'une tapisserie d'eau blanche sculptée en étranges tresses, causées sans doute par les 280 km/h de la vitesse du train. Comme si nous nous étions trouvés dans une sorte de sous-marin supersonique de science-fiction. Un requin ou un dauphin se serait mis le nez dans le hublot que je n'en aurais pas été autrement surpris. Cela a duré une grosse demi-heure, puis ça s'est arrêté brusquement et le paysage est réapparu. À l'arrivée à Paris, le ciel arborait son gris habituel, mais le pavé était sec, nous donnant l'impression que tout cela n'avait été qu'un rêve un peu bizarre.
La semaine précédente avait été celle de Brassens. C'était son 90e anniversaire de naissance le 22, même jour que le mien... et le trentième de sa mort une semaine plus tard. Non seulement nous nous trouvions tout près de sa ville natale de Sète et du village de l'Hérault où il a vécu ses dernières semaines, mais la télévision française avait programmé à peu près tous les jours une série d'émissions-souvenirs de Brassens chantant, de Brassens interviewé, d'une foule de parents et amis contant leurs anecdotes sur Brassens et d'une brochette d'artistes de toutes les générations chantant Brassens.
La meilleure aura été un téléfilm ("Le mauvais sujet...") reproduisant la jeunesse du poète, depuis ses années de collège à Sète et son arrestation pour de petits larcins jusqu'à ses débuts réticents sur scène Chez Patachou à Montmartre (auxquels Azur avait assisté). En passant par la montée à Paris chez sa tante puis chez "la Jeanne" et son mari Marcel (l'"Auvergnat" de la chanson), le camp de travail en Allemagne, la collaboration avec les anarchistes libertaires, enfin la rencontre de la femme de sa vie, "Pupchen". Le tout rendu crédible et attachant par un comédien, Vincent Rideau, qui s'identifiait au personnage physiquement et émotivement de façon hallucinante.
Pour continuer dans la même veine, nous avons découvert un autre Auvergnat -- gourmand, celui-là -- qui fait sans doute le meilleur boudin noir à l'aligot de Paris.
C'est un étroit restaurant à l'ancienne, La Bougnate, improbablement situé rue Germain-Pilon, à deux portes du Moulin Rouge et du pire clinquant attrape-touristes de Pigalle. Accueil par une patronne joviale qui nous traite comme de vieux habitués. En entrée, nous avons partagé une moëlleuse (et plantureuse) terrine de queue de boeuf en gelée. Azur a ensuite attaqué une gigantesque joue de boeuf presque fondante dont elle a dû laisser plus de la moitié, tandis que j'engloutissais la majeure partie d'un boudin charnu, cuit juste à point, qui devait faire trois-quarts de livre sans compter la montagne d'aligot bien élastique. Sur quoi le mari de la patronne nous a sorti une prune artisanale du Cantal à vous brûler le gosier.
Notre voisin de table était Michou, mythique patron homosexuel d'un cabaret demi-centenaire de Montmartre, avec qui mon ex-Parisienne de femme a échangé des pelletées de souvenirs communs de l'époque Saint-Germain-des-Prés. Avec promesse d'aller lui rendre visite un de ces soirs, rue des Martyrs.
L'Ambassade d'Auvergne est sans doute plus chic et plus renommée, mais côté saveur et ambiance authentique, pas de comparaison. La Bougnate, ça s'appelle "revenez-y"!
En parallèle à tout cela, je me suis lancé dans un projet un peu quichottesque inspiré par la saga des "indignés" et par le petit livre passionné de leur inspirateur, Stéphane Hessel. Je reprends dans un court pamphlet d'une quarantaine de pages les notions développées dans mes échanges de courriel avec plusieurs amis depuis le début de l'année, en les combinant avec le thème de base de mon projet d'"infocratie" (qui traînait dans les tiroirs depuis le milieu des années '90).
L'idée maîtresse est qu'entre la chute du communisme il y a vingt ans et l'évident échec de la démocratie capitaliste à résoudre la récente crise financière et à réduire les grossières injustices dans les pays en développement, les révoltes du "printemps arabe" et des divers "indignados" du reste du monde se retrouvent sans une idéologie crédible, "sans carte ni boussole" pour se structurer en vraies -- et nécessaires -- révolutions.
Ça s'intitule donc "Refaire le monde" et se présente comme un appel aux "indignés créateurs" de toute la planète pour qu'ils s'attèlent d'urgence à repenser une nouvelle structure politique, sociale et économique mieux adaptée au monde informatisé et globalisé d'aujourd'hui et de demain, afin de répondre aux désirs souvent informes mais fortement exprimés des peuples en rébellion contre l'ordre actuel.
Le texte est écrit, en grande partie peaufiné et mis en pages; après l'avoir fait circuler chez mes copains, je profite du passage ici pour voir divers éditeurs, surtout "de gauche", qui pourraient le publier. On verra bien...
Le Bum chromé devra nous attendre quelques jours de plus en Martinique, car nous allons traîner un mois entier à Paris. Le Festival du cinéma palestinien de Janine Euvrard, auquel nous avons promis d'assister, se tient début décembre et non en novembre comme nous l'avions cru. Mais les nouvelles du bateau sont bonnes: Raymond a fait gratter les coques qui, contrairement à ce que prétendaient des critiques experts, demeurent en excellent état après plus de deux ans d'application de l'antifouling Metaleau à base de cuivre. Dommage que la société qui l'avait inventé ait coulé dans la tempête financière, mais du moins son produit survit.
Nous avions prévu naviguer avec des invités en décembre, mais tour à tour Claude Aubin et Cécile, puis Mistouf et Yveline ont dû se décommander. Y'a pas d'autres candidats?

06 octobre 2011

En deuil de souvenirs

J'allais me coucher à deux heures ce matin quand l'alerte de CNN est venue sur iPad interrompre ma lecture de Libé: "Apple annonce le décès de Steve Jobs." Le choc. Et la vague de souvenirs qui déferle.
La première fois, c'était à la fin 79, l'équipe plutôt hippie du "Dr Dobbs Journal" (un mensuel anarcho-technique auquel je collaborais à l'occasion) m'avait entraîné dans une "garden party" rituelle du samedi soir dans le jardin d'un des patrons d'Atari, à Redwood City ou Palo Alto, au coeur de ce qui était tout juste devenu Silicon Valley. Une de ces fêtes où les techies se rencontraient alors pour échanger avec insouciance tous leurs secrets industriels, dans la ferveur innocente des débuts de la micro-informatique.
Jobs était là avec deux ou trois de ses gars, impatient de nous faire voir sur Apple II la version bêta du langage Logo de Seymour Papert. Découvrant que j'étais un des rares étrangers présents et surtout que j'arrivais du premier "Congrès informatique mondial" de Paris (organisé et présidé par Giscard d'Estaing en personne), il m'a bombardé de questions sur l'évolution de la micro-informatique et surtout de la télématique naissante en Europe. À la fois étrangement naïf et curieux de tout. La soirée se prolongeant dans la nuit à coups de margaritas et de joints monstrueux, j'avoue que j'en ai ensuite perdu des bouts.
Nous nous sommes recroisés brièvement sur un plan purement professionnel lors des grandes foires électroniques du début des années 80 à San Francisco, Chicago ou Las Vegas. Puis à Toronto en 83, si ma mémoire est bonne, pour le somptueux lancement du Lisa, précurseur raté du Macintosh.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était plus longuement, à l'automne 1985 dans son bureau de PDG face à l'entrée du nouveau QG d'Apple à Cupertino. Le rendez-vous avait été pris de Montréal par Catherine Viau de Via-le-Monde, pour une entrevue dans le cadre de la mini-série "le Défi mondial" animée entre autres par Peter Ustinov. Il n'avait donc aucune idée de qui j'étais, mais en me voyant, il a froncé les sourcils, cherchant dans sa mémoire: "On se connaît, non?".
Il paraissait tendu, malgré les jeans, sandales et chemise ouverte et la pose nonchalante, une fesse juchée sur le coin de son bureau. J'ai su quelques jours plus tard que nous l'avions dérangé en plein milieu de la bagarre corporative qui allait se terminer par son brusque départ d'Apple.
Mais une fois lancé dans l'entrevue, il a mis ses soucis de côté pour nous offrir une de ses brillantes performances de visionnaire, moins sur l'avenir des technologies en soi que sur leur futur impact socio-culturel (avec comme thème l'ordinateur comme bicyclette pour l'esprit). Du gâteau pour l'émission, jusqu'à ce que notre technicien du son, Osvaldo Montes (également compositeur de la musique de la série -- et des bandes sonores de films de Gilles Carle et Léa Pool) nous interrompe pour lui demander: "Le synthétiseur Kurzweil à l'entrée, on peut l'essayer?" - "Tu sais jouer, au moins?"
Une minute plus tard, nous voilà dans le hall, Osvaldo tanguant au clavier le long du mur, nous à la table de ping-pong qui occupait le centre de la pièce, en compagnie du "Frenchie de service", Jean-Louis Gassée (président d'Apple France), que Steve avait appelé sitôt qu'il m'avait su francophone. L'entrevue, oubliée. On l'a terminée un jour ou deux plus tard dans le décor plus formel du campus de Stanford...
Salut, Steve, tu étais un des grands innovateurs et surtout des principaux propagateurs de la révolution de l'information. Mieux encore, une preuve vivante que l'imagination et la passion peuvent vraiment refaire le monde.
Changement de registre. Hier soir, dernier débat à la télé de la campagne des "primaires" socialistes. Un niveau impressionnant de maîtrise des faits, d'éloquence et de courtoisie chez les six candidats, malgré quelques vifs échanges. À ma surprise, ça m'a obligé à changer d'avis sur au moins deux points.
Je ne croyais absolument pas à cette idée de "primaire nationale" pour choisir le candidat de la gauche à l'élection présidentielle du printemps prochain. Hé bien, c'est un indéniable succès à tous les niveaux.
Un, ça intéresse clairement les gens, dont j'aurais cru qu'ils en avaient soupé des chicanes politiques. Pas du tout, ils étaient cinq millions ou plus à suivre chacun des trois débats, et on les entendait les commenter en long et en large le lendemain dans le bus ou le tramway.
Deux, ça a permis aux socialistes -- et à la gauche en général -- d'occuper pendant un mois tout l'espace médiatique pour développer ses thèses et ses critiques du régime de droite, sans que ce dernier puisse contre-attaquer efficacement et sans que les groupes de pression, omniprésents aux USA dans les primaires, osent faire dévier le débat à leur profit.
Et trois, le climat de grande civilité dans lequel tout ça s'est déroulé a permis à chacun des concurrents de se montrer sous son meilleur jour, contrairement aux primaires américaines, où tous les coups sont permis et dont tous les participants sortent éreintés sinon démolis.
Ma deuxième volte-face s'est faite sur ma perception des candidats eux-mêmes. Au départ, j'étais sympathique au plus "gauchiste" du peloton, Arnaud Montebourg, et prêt à me rabattre sur François Hollande comme solution "utile" pour l'emporter au printemps. Après hier soir, j'en viens à la conclusion que si Président il doit y avoir, c'est la bagarreuse et réaliste Martine Aubry qui est la plus apte à occuper le poste. Au fil des échanges, il m'est apparu que Montebourg, tout sincère et intelligent qu'il soit, n'est pas prêt à faire face à la musique, et que Hollande soit n'a pas le "punch" nécessaire pour affronter Sarkozy, soit a manqué de jugement en faisant profil bas hier soir parce qu'il croyait la bataille gagnée d'avance. Il se pourrait bien qu'il en paie le prix.
De toute façon, ni Azur ni moi ne pourrons voter, car nous sommes inscrits sur les listes électorales françaises non ici à Montpellier, mais à Montréal...

02 octobre 2011

La France a (pour l'instant) un Sénat!

Un détail que j'oubliais hier dans l'émotion des retrouvailles: la France a découvert brusquement ce samedi 1er octobre qu'elle avait un Sénat. Et un Sénat qui peut être autre chose qu'un reliquat bizarre d'époques révolues, et qui même pourrait éventuellement servir à autre chose qu'à emmerder le peuple.
Comme, par exemple, à emmerder le Président de la République...
Cette découverte, comme tant de choses ici, a été à la fois purement fortuite et l'aboutissement d'un long processus tarabiscoté qui n'intéressait personne ou presque. C'est l'effet d'un de ces paradoxes hexagonaux qui me fascinent (et qui énervent suprêmement mon frère Antoine). Comment un pays aussi ancré dans les grands principes peut-il être en même temps soumis aux caprices de la mode, comment un pays si profondément enraciné dans une longue histoire dont les monuments lui crèvent partout les yeux peut-il vivre tellement dans l'excitation du moment présent qu'il en oublie des évènements majeurs de la semaine dernière?
Quoi qu'il en soit, il aura fallu pour cela qu'un impensable (pourtant d'une absolue logique) se produise, que le Sénat depuis toujours arrimé à droite bascule à gauche et qu'en conséquence un personnage quasi transparent dont le nom même était inconnu il y a huit jours, Jean-Pierre Bel, se trouve en situation de succéder à Nicolas Sarkozy comme chef de l'État. Tout à coup, les journaux et les chaînes de télé ne parlent plus que de ça, alors qu'hier encore elles ne mentionnaient le Sénat que dans les rubriques nécrologiques -- les Sénateurs ayant la charmante habitude de le demeurer jusqu'à leur mort -- ou en tant que voisin d'un parc magnifique et d'un musée remarquable (ceux du Luxembourg, bien sûr).
Mais en y pensant bien, ce Sénat, la France l'aura oublié dans huit jours, pour peu que DSK fasse de nouveau des siennes ou que l'équipe nationale oublie la honte des Tonga pour battre la Perfide Albion au rugby...

01 octobre 2011

Retrouvailles

Le retour à Montpellier est marqué d'un plaisir inattendu. Après trois ou quatre jours de cocooning, question de rattraper le décalage horaire, je cherche sur Internet un nouveau resto pour varier notre ordinaire et je tombe sur "les Jardins de Saint-Jaumes", cantine haut de gamme d'une résidence de charme pour retraités, dans un coin perdu du côté des Universités. Et surtout sur le nom du chef, Pascal Mathias dit "Mistouf". Un coup de fil me confirme qu'il s'agit bien de notre vieux complice gastronomique de l'Arboisie (mythique restaurant de "poisson sauvage" face à la Gare St-Roch), perdu de vue depuis au moins trois ans.
Le tram bleu nous dépose à côté du Stade Philippidès, d'où le GPS de mon iPhone nous fourvoie à l'autre bout de la rue du Faubourg St-Jaumes. Après un kilomètre de trop et deux interrogations de passants compatissants, nous arrivons devant un bel hôtel particulier niché dans un jardin clos. À peine avons-nous gravi les trois premières marches du porche que nous entendons une galopade accompagnée d'une voix reconnaissable entre toutes: "C'est pas vrai, mais c'est pas vrai! Bourricot!" Et cette espèce de gnome chauve au sourire plus large que sa trogne se pend à nos cous et nous entraîne à la cuisine, où sa femme Yveline -- qui n'a pas changé non plus -- s'affaire aux entrées et aux desserts.
Deux minutes plus tard, nous voici attablés à la jolie terrasse derrière la résidence, Azur avec un americano ("Tu vois, j'ai pas oublié comment tu les aimes"), moi une bouteille de pastis artisanal ("Tu te sers tant que tu veux, mon chéri"). Et presque aussitôt une mise en bouche de purée de pois mange-tout parfumés à l'orientale à côté de minuscules puces de mer sautées. Suivront évidemment la géniale entrée onctueuse de Mistouf qui lui avait valu dans le temps les honneurs du Gault & Millau, la "brandade de morue en robe cardinal", puis des saint-jacques demi-cuites et des encornets presque moëlleux avec un petit soufflé jardinier. Le bonheur.
Et sitôt les dernières clientes expédiées (deux charmantes locataires de la maison qui s'arrêtent un moment à notre table, curieuses comme des pies), Yveline et Mistouf viennent s'asseoir pour boucher les trous de trois années de séparation. Pendant que nous baguenaudions entre les Grenadines, le Danube, Miami et Barcelone, elle restait sur le front de mer de la Grande-Motte tandis que lui passait un an à Shanghaï. Oui, ils sont toujours aussi écolos et copains avec José Bové, oui, nous avons toujours le Bum chromé en Martinique (ils viendront peut-être nous y rejoindre à Noël), non, elle n'a pas cessé de fumer, oui, ils ont porté le deuil de l'ancien maire socialo-iconoclaste-grande gueule Georges Frêche qui était un habitué de l'Arboisie, etc.
La veille, comme les bonheurs ne viennent jamais seuls, nous avions retrouvé sur la Place de la Comédie notre guitariste de rue algéro-flamenco préféré, Fethi, toujours barbu, plus mince et dans une forme resplendissante. Ça s'est fêté autour d'une bonne crêpe aux endives sur une terrasse voisine. Et deux jours plus tôt, Place Jean-Jaurès, le Régis moustachu de la brasserie du même nom, après nous avoir servi deux splendides chaudrons de moules-frites (roquefort et ardennaises) s'était joint à nous au café pour vider une bouteille vert émeraude de verveine du Velay de sa cave personnelle.
Comment pourrions-nous ne pas aimer Montpellier?

09 août 2011

Le Suicidé de l'année?

Je reprends le blogue, le temps de lancer une campagne pour que "l'Homme de l'année 2011" de Time Magazine soit Tarek Mohamed Bouazizi, surnommé Besbouss, de Sidi Bouzid en Tunisie. Qui ça? me diront les mémoires courtes. Ce jeune chômeur et vendeur à la sauvette, en s'immolant par le feu sur la place de son coin perdu du Maghreb, a déclenché le phénomène de loin le plus significatif de l'année en cours, possiblement de la décennie. Il serait génial et fortement symbolique qu'un véritable héros (même involontaire), issu du petit peuple d'un petit pays et n'ayant pas hésité à payer de sa personne, soit reconnu plutôt qu'une de ces personnalités du monde "avancé", souvent ambiguës et toujours hypermédiatisées et gonflées d'ambition personnelle, qu'on s'obstine à glorifier chaque année. Pour plus de détails sur Bouazizi, voir l'article de Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Mohamed_Bouazizi).
Il est vrai que son sacrifice a eu lieu en décembre 2010, mais d'une part, il est décédé le 4 janvier 2011, ce qui le rend techniquement éligible; d'autre part c'est cette année que son geste a eu tout son impact. Non seulement en servant de déclencheur et d'icone inspiratrice au "printemps arabe", mais en insufflant à d'autres peuples floués par leurs politiciens au bénéfice des puissances financières le courage d'entreprendre des manifestations massives et prolongées dont un thème majeur, inédit à cette échelle depuis au moins 1968, est la légitimité même des gouvernements en place.
Voici les grandes lignes que j'envisage à l'"Opération Besbouss". En premier lieu, que ceux que ça interpelle forment un "comité de campagne" virtuel et international, auquel nous inviterons à se joindre tous les personnages de poids auxquels nous pouvons avoir accès: femmes et hommes politiques, syndicalistes, intellectuels de renom, chefs religieux (mais oui, pourquoi pas?), journalistes, écrivains et artistes, etc. Nos amis qui ont des contacts dans le monde arabe et musulman pourront essayer d'y trouver des partenaires influents, capables de susciter une vague publique de soutien à l'initiative. Dans un second temps ou en parallèle, il faudra mettre sur pied un site Web, une page Facebook, un blogue, une liste de distribution, etc. pour donner à la candidature le plus de visibilité possible et susciter des adhésions populaires. La troisième phase consistera à utiliser les médias traditionnels et numériques, les tweets, le courriel, des pétitions virtuelles ou réelles pour bombarder Time Magazine d'interventions de toutes sortes et de toutes provenances en faveur de la candidature.
L'idée derrière cette action est moins de porter aux nues un individu que de mettre en évidence les aspects populaires, citoyens et spontanés du mouvement qu'il a déclenché. Que cela se fasse par la voie d'un des organes de presse les plus représentatifs des élites "mondialisantes" en place ne fait qu'ajouter du piment à l'affaire.
Pour le reste, rien de bien extraordinaire dans nos vies. Nous sommes toujours à Montréal, dans le confort de notre résidence pour "retraités actifs". Nous avions l'intention d'aller au spectacle de la Saint-Jean au Parc Maisonneuve tout près, mais il tombait des clous le soir du 24 juin, si bien que nous avons regardé le show (très bon, Charlebois en forme et Claude Gauthier émouvant dans "le Plus beau voyage") à la télé.
Deux ou trois saucettes dans l'ambiance du Festival de jazz, toujours aussi joyeusement animé mais un peu raide pour les vieilles jambes, avec tous ces travaux de voirie du côté de la Place des Arts, Plusieurs spectacles sympas sur les scènes externes, mais pas de grande découverte; un bon récital à la Place des Arts, la chanteuse Ana Moura, qui combine fado et jazz de manière intéressante.
Quelques jours plus tard, après un verre au Cherrier -- c'est vrai qu'on a vieilli, y'a pratiquement plus personne de notre "gang" --, spectacle genre boîte à chansons au P'tit Bar voisin. Une atmosphère qui rappelait notre jeunesse.
Shirley, la veuve de Robert Belaye, a débarqué de son Sainte-Lucie natal pour un mois à Montréal et Toronto. Elle en a profité pour venir prendre un verre et manger à la maison avec sa soeur et trois copines antillaises -- et je vous jure que ça parlait créole!
La Bourse fait de joyeuses cabrioles, mais cette fois j'avais donné instruction à la banque de nous mettre à l'abri avant que ça ne commence. Ouf.
Dans l'intervalle, le Bum chromé a été loué en charter pour le Tour de la Martinique des yoles rondes -- sur les photos que nous en avons reçues, il était déguisé en publicité pour la bière Lorraine, un des commanditaires de l'événement! Plutôt rigolo. La course a été interrompue pendant deux jours à cause du passage de l'ouragan Emily, mais ça s'est bien terminé.
Demain, bouffe avec le cousin Claude Aubin et Cécile, et avec Henri Heusdens et Johanne, un vieux de la vieille de tous les bars et discos des années 1960 à 2000. Ça va placotter ferme sur les souvenirs de l'époque!

18 juin 2011

Douze Hommes rapaillés

Nous hésitions à rentrer à Montréal dès la mi-juin, mais la seule soirée d'hier le justifiait. Amplement. Près de trois heures magiques à baigner dans la poésie du vieil ami Gaston Miron, interpétée en musique par "12 Hommes rapaillés" animés par un génial mélange de complicité et d'amour des textes. Ce spectacle était en fait le cadeau d'anniversaire que nous offrions à ma soeur Marie, et nous trouvions sympa de le vivre avec elle et Jean, son compagnon de bientôt trente ans. Trois jours à peine après notre arrivée de Paris, nous nous sommes trouvés tous les quatre devant le foyer du Théâtre Maisonneuve de la PdA, après avoir franchi un espèce de "parcours du combattant" résultant de la juxtaposition des installations en plein air des Francofolies et de travaux majeurs de voirie sur la rue Sainte-Catherine. Assis à nos excellentes places (3e rangée au centre), nous nous demandions si les attentes suscitées par la version sur disque seraient satisfaites. Dès l'entrée en scène de Michel Faubert avec "La Corneille", tous les doutes étaient levés.La collaboration de Gilles Bélanger et Louis-Jean Cormier pour transposer en chansons notamment de larges extraits du poème-fleuve "la Marche à l'amour" s'avérait non seulement une réussite dans le respect scrupuleux de l'esprit du poète, elle y ajoutait le tour de force de coller à la peau de chacun des artistes tout en dévoilant les multiples facettes de l'homme Miron: le côté sombre de Pierre Flynn (superbe) et de Martin Léon, le romantisme assumé de Richard Seguin et de Daniel Lavoie, la vigueur juvénile de Yann Perreau, la sensibilité de Vincent Vallières et de Jim Corcoran, la voix graveleuse et la ferveur nationaliste d'Yves Lambert devenaient des éléments cohérents d'une seule personnalité complexe. Comme il était interdit de prendre des photos, j'ai piqué l'image ci-dessus sur un site des Francofolies ;-\

Le dispositif scénique archi-simple enrichi d'éclairages de couleurs vives, l'enchaînement habile et sensible des chansons, des instrumentations et des voix, la présence et l'interaction presque constantes de l'ensemble des interprètes (imaginez le jeune Vallières chantant avec comme "choristes" Michel Rivard et Daniel Lavoie!) contribuaient une dimension qui hissait le spectacle au-dessus même du niveau déjà remarquable des disques. Quelle soirée! Jamais ovation debout ne m'a paru plus méritée. Et par deux fois. Nous en sommes sortis à la fois le souffle coupé et envahis d'une grande sérénité, avec l'impression d'avoir plus qu'assisté, participé intimement à un moment mémorable. En descendant l'escalier vers le hall de la Place des Arts, nous apercevions une partie de la foule qui était venue rendre un dernier hommage à Claude Léveillée dans une salle voisine. Avec l'auteur des "Vieux pianos" et de "Frédéric", décédé lundi juste avant notre départ de France, c'est un autre morceau de notre jeunesse qui disparaît: je l'avais rencontré une première fois à Québec, quand Monique Leyrac présentait sur scène l'extraordinaire disque qu'il avait écrit pour elle avec Vigneault. Puis nous l'avions revu avec sa compagne d'alors, Louise, soeur de Guy Latraverse... qui était alors mon comptable et celui de mon coloc de la rue Lincoln, Christian Larsen. Je me rappelle aussi un spectacle au Saranac, modeste boîte à chansons d'Ahuntsic, où il faisait si froid qu'il jouait du piano portant des gants dont il avait coupé le bout des doigts!
Mais revenons à nos moutons. Le retour de Paris s'était effectué en douceur mardi, avec moins de fatigue et de décalage horaire que d'habitude. Les bagages faits et descendus, nous avions mangé un sushi sur le pouce en face de l'hôtel, puis un taxi sympathique nous avait amenés à travers des bouchons pas trop persistants à l'aéroport Charles de Gaulle. Un nouveau système d'enregistrement s'est avéré très efficace et en un quart d'heure à peine nous nous sommes retrouvés assis au nouveau salon VIP d'Air France. Une fois à bord, la classe affaire était à moitié vide et nous avons pu nous installer confortablement avec de la lecture, mon iPad (Azur avait légué le sien à sa vieille amie Gisèle) et de la musique pour écouler les sept heures du trajet. J'ai causé un moment avec un jeune voisin qui lisait avec un plaisir évident un article féroce que The Economist a publié sur Berlusconi sous le titre un peu facétieux de "L'homme qui a baisé tout un pays". Il était 22 h. lorsque nous avons débarqué nos valises du taxi à l'entrée du LUX Gouverneur, derrière le Stade Olympique de Montréal. Heureusement, Lise, notre petite et alerte femme de ménage, avait préparé l'appartement pour notre retour et l'épicier "dépanneur" Sami avait approvisionné le frigo de quelques essentiels. La nouvelle maison nous a paru tout aussi hospitalière que dans nos souvenirs, et nous avons vite fait de nous y ressentir à notre aise...

15 juin 2011

Un épisode très parisien

(15 juin 2011) Le dernier séjour à Paris aura été très "parisien", dans le sens social et même mondain du terme. Il a été marqué par des retrouvailles avec de vieux amis, dont trois que nous n'avions pas vus depuis des années. Nous avons pris le TGV de Montpellier assez tard samedi le 4 (impossible de trouver des places le lendemain, retour des vacances de l'Ascension), après avoir regardé à la télé la Chinoise Li Na battre en finale de Roland-Garros notre favorite et gagnante de l'an dernier, Francesca Schiavone. Décevant pour nous, mais c'était un bon match. Nous avons donc débarqué du train presque en pleine nuit à la Gare de Lyon, sans dessus dessous pour cause de travaux. Les panneaux de direction temporaires étaient si précis que nous avons échoué au sous-sol, face à un terminus d'autobus, au lieu du poste de taxis sur le parvis à l'étage. Faute de mieux, nous avons donc hissé nos bagages dans un bus 63 qui nous a déposés à l'Odéon, où nous savions pouvoir trouver des taxis à n'importe quelle heure. Traîner nos valises à travers la foule des fêtards du samedi soir boulevard Saint-Germain nous a curieusement rajeunis, nous ramenant à l'époque de nos premiers voyages en France, quand nous hantions les petits hôtels étudiants du Quartier Latin! Il était près de minuit quand nous sommes enfin arrivés à notre hôtel habituel (beaucoup plus luxueux, celui-là) de la rue Saint-Didier, près du Trocadéro. Heureusement, le gérant de nuit, qui nous connaît bien, avait gardé la chambre libre, et notre chasseur belge préféré Pascal, promu barman entre-temps, nous a d'autorité servi un bon cognac pour nous requinquer. Mieux encore, on avait déposé dans la chambre la valise de vêtements que nous avions laissée là en consigne il y a plus de six mois, après la croisière sur le Danube. Dimanche, lunch à la bonne franquette au Pub Kléber tout près, où la patronne est venue nous embrasser comme de vieux amis et nous faire part du décès de son conjoint de plus d'un demi-siècle... que nous ne connaissions ni d'Ève ni d'Adam! Puis repos et re-cognac en regardant "Vamos" Nadal battre, plus difficilement que d'habitude, son éternel rival Federer pour remporter son sixième Roland-Garros. Lundi, après quelques réticences, Azur m'a accompagné dans un mythique resto de La Villette, "Au Boeuf couronné", temple des belles pièces de viande depuis 1865, quand il voisinait avec les grands abattoirs de Paris, démolis depuis. Nous y attendait la vieille copine Maryse, que nous n'avions pas vue depuis un Noël chez Armande en Martinique, et dont l'appartement de la Place des Fêtes, près des Buttes-Chaumont, nous a plusieurs fois accueillis au cours des décennies. Azur a eu droit à un énorme et tendre rognon de veau, moi à un copieux filet de boeuf béarnaise précédé d'un impressionnant trio d'os à moëlle fondants à souhait. Mardi, une de nos habituelles balades en bus à travers la grisaille de Paris. Mercredi, séance de bouquiniste (Azur achète le dernier Pivot, mais le lira-t-elle?) et petites courses, pharmacie pour les yeux encore un peu rouges de madame. Quelques coups de téléphone au hasard à des amis un peu perdus de vue, qui nous permettent de reprendre contact entre autres avec nos anciens complices de Forcalquier de 1983-84, le technologue et adjoint de recherche Gérald Dubray de Fresnes et l'ingénieur-écrivain Jean-Claude Quiniou de la rue de Buci, toujours marxiste mais divorcé de son rôle de critique du Parti communiste français en matières d'informatique et de télématique. Plus les incontournables Euvrard de Montparnasse et l'ex-montréalais Hervé Fuyet, maintenant en semi-retraite à Malakoff, d'où il dirige les éditions virtuelles russe et anglaise du quotidien L'Humanité. Jeudi, flânerie du côté de Saint-Germain et découverte d'un minuscule restaurant que nous ajouterons impérativement à notre liste de coups de coeur. L'Épigramme cache ses cinq ou six tables nappées de rouge dans la petite et étroite rue de l'Éperon, derrière la rue de Seine. Monsieur, anglais, et madame, française, préparent avec amour des classiques de la cuisine bourgeoise "revisités" et allégés: blanquette, coq au vin, pot-au-feu... Et pour finir, une crème catalane parfumée à la menthe et brûlée sous nos yeux comme il se doit. Vendredi midi, nous retrouvons à l'une de nos grandes tables favorites, le Passiflore de Roland Durand, rue de Longchamp, Janine et Michel Euvrard et Quiniou, immédiatement reconnaissable même si l'âge et la maladie l'ont sérieusement aminci. Manquent à l'appel Fuyet et sa fille karatéka Peggy, qui nous ont fait faux-bond pour un mariage en Allemagne, et Dubray, que je n'ai pu joindre à temps pour lui fournir les détails du rendez-vous. Dommage, mais tant pis. Le chef Durand nous escorte lui-même à notre place en habitués de marque, ce qui ne manque pas d'impressionner un peu nos amis parisiens. Ils sont encore plus ravis des fines ravioles de homard à l'asiatique qu'on nous sert en entrée, puis des petites mais rondelettes cailles rôties sur lit de mousseline, arrosées d'un fin mercurey dont Quiniou, en particulier, se délecte ostensiblement. Azur est tout heureuse de retrouver sa copine Janine, avec qui elle a développé des "atomes crochus" étonnants, et presque autant de renouer avec un Quiniou que la retraite a visiblement adouci et relaxé depuis nos derniers contacts il y a près de dix ans. Lui qui était toujours à la course, braqué sur ses projets et ses initiatives (notamment les Prix Möbius du CD-ROM qu'il organisait avec sa femme Ghislaine Azémard), se contente de me glisser une épaisse enveloppe de ses derniers écrits, puis se joint à la conversation générale, raconte avec verve des souvenirs de jeunesse et des anecdotes de famille (son fils, philosophe connu, l'a traité publiquement de "dinosaure" ou quelque chose d'aussi flatteur) et discute avec humour les dernières péripéties politico-sexuelles -- affaire DSK oblige! Nous retrouvons le Quiniou bon copain avec qui jadis, dans notre salon de l'Île des Soeurs, nous chantions à tue-tête du Félix, du Vigneault et du Ferrat assis par terre autour d'une marmite de homards! C'est avec une vraie surprise que nous découvrons en nous levant de table qu'il est bientôt 16 heures, que nous sommes les tout derniers clients et qu'on est déjà en train de dresser les tables pour le soir... Cela ne nous empêchera pas de nous attarder devant un digestif au bar de notre hôtel avec les Euvrard. Après un samedi de tout repos, nous traversons de nouveau Paris dimanche midi pour grimper les (durs) escaliers de l'atelier de Pantin où nous devons rejoindre Marine, la fille peintre de nos amis Savonet-Dolonne. Elle nous remet le surprenant tableau que nous lui avions acheté il y a plus d'un an, "Les oiseaux préfèrent marcher", dont les dominantes vert tendre et mandarine lui donnent une atmosphère de rêve éveillé. Comme (dimanche aidant) la plupart des bouis-bouis du coin sont fermés, nous la convainquons de nous accompagner pour une seconde session au "Boeuf couronné", toujours aussi savoureux. Cette fois, je m'offre un trop abondant tartare, Azur une grillade d'espadon. Avec le même vigoureux Lalande de Pomerol qui nous avait comblés la semaine dernière. Lundi, veille du départ pour Montréal, nous retrouvons Gisèle Maia chez Wepler, la grande brasserie écaillère de la Place de Clichy. Ces dames règlent son compte dans les règles de l'art à un pantagruélique plateau de fruits de mer, tandis que je me contente de modestes quenelles de brochet (une fois n'est pas coutume). Puis nous passons chez Gisèle, près de la porte de Saint-Ouen, où avec l'aide de son neveu Thierry et malgré les distractions imposées par sa remuante petite-nièce Camille, nous configurons pour Internet et autres apps l'iPad que Marie-José a résolu de lui léguer -- avec la ferme intention de se procurer un iPad 2 dès son retour au Québec. Somme toute, une dizaine de jours plutôt bien remplis, avec deux seuls regrets. J'aurais bien aimé visiter l'expo Manet au Musée d'Orsay, et voir une pièce intitulée "Que faire?", en référence plus ou moins directe à Lénine, où un vieux couple qui peut-être nous ressemble dissèque l'actualité à coups de citations classiques au Théâtre de la Colline dans le 20e. Une autre fois?

01 juin 2011

Pastis marseillais et Rita Piazza

(1 juin 2011)Retour tranquille en train d'une agréable petite virée du côté de la Canebière. Nous avions promis à nos deux copains qui vivent dans le coin, Rita Piazza, la soeur de mon très vieil ami François, et Bernard Savonet, de passer les voir avant de repartir vers Montréal. De toute façon, même si nous n'avons pas envie d'y vivre, Marseille demeure une ville fascinante, pleine d'un charme brouillon et d'une vitalité nerveuse, si bien que deux jours là-bas sont loin d'être une pénitence. L'express de Nice nous a donc déposés en milieu d'après-midi lundi à la Gare Saint-Charles, d'où un taxi nous a emmenés à une allure d'escargot jusqu'au même hôtel que nous avions fréquenté à deux reprises par le passé. La Résidence du Vieux-Port a été rénovée et modernisée dans l'intervalle, mais en préservant la saveur méridionale qui, ajoutée à un emplacement fabuleux au début du quai qui longe la rive droite du port, la rend irrésistible. Nous nous sommes retrouvés dans une grande chambre claire, toute de blanc, de rouge écarlate et d'ocre ensoleillé, dont la petite terrasse au quatrième étage donnait sur la forêt de mâts de la marina et, plus loin, sur les deux forts et la colline où campe Notre-Dame de la Garde. Impossible de toucher rapidement Rita, que nous aurions aimé voir en debut de soirée. Elle a fini par nous rappeler, et nous avons pris rendez-vous pour le lendemain soir. Nous sommes donc partis seuls nous balader dans la foule de flâneurs de tous âges le long des terrasses qui encadrent le vieil hôtel de ville, avec un arrêt-pastis (obligé) aux Canotiers, avant de nous rendre à une de nos destinations marseillaises favorites. La Maison du Pastis est une boutique unique au monde, dédiée à tous les alcools anisés. Fondée il y a bientôt vingt ans par un Belge tombé amoureux en même temps du pastis, de la ville et d'une jolie Marseillaise, elle offre un choix fabuleux de produits artisanaux provenant d'une grappe de villages de la région, mais aussi de Corse et d'Afrique du Nord. Nous en sommes sortis chargés de quelques belles bouteilles introuvables ailleurs, dont un Mazzarini corse, un Boyer aux effluves de réglisse et une absinthe "maison" qui titre au-dessus de 60 degrés d'alcool. La météo nous promettait de la pluie pour mardi, elle s'est heureusement trompée. Ce qui nous a permis une jolie balade sous un ciel un peu gris avc l'ami Savonet, à travers les vivants quartiers de la cité, en premier lieu le belvédère de la "Bonne Mère", le tout entrecoupé d'une très respectable et copieuse bouillabaisse à la "Cuisine au Beurre", traditionnel resto de fruits de mer nommé d'après un film du tandem Fernandel-Bourvil. Le tout se terminant par un cocktail luxurieux au milieu des vols de moineaux impertinents qui ont élu domicile sur une terrasse de l'Espace Borrely, le long des plages du côté du Prado. Malheureusement, comme nous nous préparions à rentrer rencontrer la copine Rita, Azur a été prise d'une rougeur et d'une assez vive douleur aux yeux, résurgence d'une infection bactérienne contractée en croisière il y a six semaines et dont elle e croyait débarrassée. Cela a nécessité une descente d'urgence chez un ophtalmologiste où il a fallu longuement faire la queue, puis à une pharmacie ouverte en soirée. Le temps de revenir à l'hôtel, il était trop tard pour voir Rita. On se reprendra au prochain passage, sans doute cet automne... Prochaine étape à partir de dimanche, une semaine et quelque à Paris avant le retour à Montréal à temps pour la Saint-Jean et le Festival de jazz.

27 mai 2011

Indignados et printemps arabe

(27 mai 2011) Avant de grimper dans ma chaire de prêchi-prêcheur, un ou deux plaisants intermèdes. Nous avons entamé mardi avec les Chantefort le jambon "belotta" ramené de la Boqueria de Barcelone, qui trône désormais sur son support de bois au centre de la table de cuisine. Un peu gras, il est cependant d'une douceur fondante marquée de la pointe d'amertume caractéristique qui prouve que l'animal dont il provient a bien été nourri de glands de chêne. Découpé en fines tranches, accompagné de melon de Cavaillon bien mûr, c'est un plaisir digne des dieux -- et de nos amis.

Hier midi, nous avons fait une découverte qui s'ajoutera certainement à la liste de nos lieux gourmands favoris. La "Réserve Rimbaud" (joli nom) est un restaurant aux origines presque bi-centenaires (une auberge se trouvait déjà à cet endroit en 1835) niché dans un coude du Lez, le minuscule "fleuve" qui arrose Montpellier avant de se jeter dans la Méditerranée à Palavas. Il s'ouvre par derrière sur une splendide terrasse qui longe pendant près de cent mètres le cours d'eau où se baladent cygnes, canards et mouettes entre deux rives boisées de saules et de peupliers. Sa cuisine, déjà vantée par le Routard avant que Michelin ne lui décerne une étoile l'an dernier, est d'une savoureuse originalité qui mériterait le détour même si le décor n'était pas aussi enchanteur. La carte est finement découpée par ordre de prix: petit menu à 32 euros, grand menu à 60, menu de dégustation (cher); idem pour la carte des vins: à 17 euros (blancs, rosés et rouges), à 25, à 40, à 50 (blancs et rouges seulement) et "bouteilles d'exception". Azur a choisi une filière "asperges", avec ris de veau en entrée et filet de saint-pierre en plat, moi "champignons", avec cèpes au thon mi-cuit, puis turbot grillé aux chanterelles. Rien que du bon, avec en prime la complicité d'un personnel compétent mais pas guindé. Nous sommes déjà en train de réfléchir avec qui nous pourrons partager cette trouvaille à la première excuse! Passons à des choses moins drôles, quoique tout aussi savoureuses à leur manière. L'occupation de la Puerta del Sol par les "indignados" et le référendum islandais répudiant la dette des banques nous obligent à regarder d'un oeil neuf l'ensemble des brasiers populaires nés de l'étincelle tunisienne et jusqu'ici qualifiés, abusivement, de "printemps arabe". La première conclusion à en tirer est qu'il ne s'agit pas, comme on a pu le prétendre, d'un simple soulèvement contre des régimes tyranniques et oppressifs dans le monde arabe. Un mouvement que les puissances occidentales pouvaient donc soutenir et encourager avec bonne conscience, et dont les demandes seraient satisfaites par la mise en place d'autres démocraties bourgeoises comme les nôtres. Précisément la direction qu'elles viennent de prendre au G8 de Deauville, avec leur offre d'aide de 40 milliards via le FMI. Un attrape-nigaud, mais que les destinataires ne pourront se permettre de refuser... Il est vrai que la vague de contestations est apparue dans une région spécifique du monde, parce que les injustices qui lui ont donné naissance y sont plus flagrantes que chez nous et surtout qu'elles ne peuvent se prévaloir du camouflage électoral exploité si adroitement par nos propres gouvernants. Mais si on regroupe les éléments communs aux revendications variées exprimées souvent de manière primaire, colorées par des spécificités locales ou régionales, le portrait est tout autre. La tyrannie bien plus vaste contre laquelle s'élèvent les peuples est celle de la domination du capital et de la passion du profit à tout prix qui s'étend graduellement sur l'ensemble du monde, sous prétexte de progrès économique. Une domination qui est à tout le moins subie mais le plus souvent favorisée par les gouvernements élus de la majorité de la planète, à l'avantage d'une infime minorité de nantis et aux dépens de leurs propres peuples. Cette vérité centrale ne s'exprime certes pas aussi clairement sur le terrain, car les révoltes surgissent à l'intérieur d'une idéologie dominante qui en interdit non pas l'expression (elle se targue de favoriser la "liberté de parole"), mais la perception même. Si nous acceptons la définition de l'idéologie comme "une doctrine politique qui fournit un principe unique à l'explication du réel", il s'ensuit que ce principe lui-même ne peut être remis en cause que de l'extérieur, à partir d'une position critique bien éloignée de celle des manifestants qui forcément se débattent à l'intérieur du système et donc baignent dans la doctrine de la "démocratie de marché" sans même être conscients que c'en est une. C'est de ce malentendu que résulte la claire volonté de tous les peuples lésés de renverser leurs dirigeants actuels, soit par la force paisible ou armée (monde arabe), soit par le vote (Occident). Ils ne peuvent comprendre que de remplacer un groupe de gouvernants par un autre qui partage la même pensée de base (même si c'est avec des nuances "de gauche" ou "de droite") ne changera rien à la situation réelle. Tout autant que la Tunisie ou l'Égypte, des pays "avancés" tels Islande, Irlande, Portugal, Espagne, Grèce, Royaume-Uni en fournissent des exemples probants, quoique parfois absurdes ou contradictoires. Là où la droite était au pouvoir, on plébiscite une gauche pourtant acquise aux "bienfaits du marché", et là où c'était la gauche aux commandes, on confie le navire à une droite qui n'aura rien de plus pressé que de le rediriger vers les mêmes écueils. La France, dont l'électorat est pourtant un des plus éveillés et des mieux informés au monde, s'apprête à jouer le même jeu de chaises musicales. Elle aurait même été tentée, sans un imprévu salvateur, d'élire comme Président soi-disant socialiste le patron d'une des institutions financières au coeur du problème. Je me répète, je le sais, mais il est indispensable de comprendre que le régime "démocratique" dans lequel nous vivons en est un qui perpétue le maintien au pouvoir d'une classe dirigeante restreinte. Celle-ci prétend représenter le peuple grâce à un mécanisme électoral, mais ses intérêts réels sont profondément différents. Cette différence demeurait diffuse, souvent difficile à cerner dans les périodes de prospérité dont même les citoyens ordinaires et les démunis profitaient d'une partie des retombées. L'actuelle crise financière et économique mondiale la révèle dans toute sa féroce simplicité: lorsque les gouvernants de toutes les démocraties ont eu à choisir entre prendre le parti de leurs peuples ou celui des banquiers et des courtiers, leur choix a été immédiat et universel. Auraient-ils pu agir autrement? Évidemment. Voici une option, entre autres, et pas la plus radicale. Ils pouvaient former un front uni, par exemple dans le cadre du G20, et proposer aux instances financières l'ultimatum suivant: tant que la crise ne serait pas résolue et l'équilibre rétabli, les États en difficulté par la faute des banques et des manipulateurs financiers auraient droit de la part de ceux-ci à des prêts sans intérêt (ou à intérêt nominal minime) non seulement pour relancer leur économie, mais pour soutenir des niveaux de salaires décents et maintenir les services de base auxquels leurs citoyens ont droit. L'approbation de ces prêts et les conditions de remboursement seraient déterminées non par les financiers, mais par un collège de dirigeants politiques, en tenant compte de facteurs aussi bien sociaux qu'économiques et du comportement des prêteurs autant que des emprunteurs. En cas de refus de la part des milieux financiers, tous les États riches cesseraient d'assurer le service de leur propre dette jusqu'à ce qu'un accord intervienne. Et pour continuer de payer pour leurs activités en cours, ils ordonneraient simplement à leurs banques centrales (y compris celle de l'UE) d'imprimer des billets de banque dont ils s'engageraient à respecter entre eux les cours relatifs. Mais pour simplement envisager une telle mesure, il aurait fallu d'une part que les dirigeants politiques y voient leur intérêt et celui de leurs proches et d'autre part qu'ils soient capables de sortir du carcan idéologique courant pour penser autrement. Deux impossibilités qui précisent la limite des "réformes" qu'on peut attendre d'eux. La déduction que je tire de tout cela est que ce ne sont pas les seuls gouvernants qu'il faut changer, mais le système même. En écrivant "la Démocratie cul-de-sac" au début des années 1990, j'ai pris conscience que nos structures politiques fondées sur la "représentation" du peuple par une classe politique auto-perpétuée n'ont rien d'absolu ni d'universel, mais qu'elles sont un artefact de l'ère industrielle qui devrait disparaître avec elle, comme la monarchie de droit divin s'est évanouie avec l'ère agricole-artisanale qui avait précédé. Tout ce qui se passe depuis quelques années (la crise actuelle et le "printemps arabe", oui, mais dans mon cas le mouvement planétaire contre la guerre en Irak et son absence d'effet sur les gouvernants en 2002-2003 a été tout aussi révélateur) ne fait que me conforter dans cette certitude. En revanche, même les mieux intentionnées des actions et réflexions des gauches radicales ne me paraissent pas porteuses de réponses, d'une part parce qu'elles ne parviennent plus à toucher, encore moins à fédérer les masses de travailleurs et de consommateurs, d'autre part parce qu'elles rejettent d'emblée la dynamique de progrès économique que constituent la rapacité et l'initiative individuelles. Sans tourner le dos à la gauche, et surtout à ses objectifs de plus grande équité, je crois qu'il faut chercher ailleurs des pistes de solution. Avant d'aller plus loin en ce sens, une réserve importante. Mon amie Denise Boucher, écrivaine et intellectuelle curieuse et éveillée, attire mon attention sur l'influence exercée par les écrits et les actions du penseur pacifiste américain Gene Sharp sur la jeunesse arabe. Cependant, en lisant la littérature sur le sujet, je n'y ai pas trouvé de réponse à deux questions qui me paraissent cruciales: a) L'approche de Sharp est non pas de renouveler la pensée politique ou de proposer des alternatives, mais seulement de fournir des outils et des méthodes pour réaliser (ou du moins favoriser) l'implantation de démocraties classiques -- dont ma conviction est justement qu'elles ne serviront qu'à perpétuer les inégalités existantes au profit d'une nouvelle classe dirigeante, sans doute plus occidentalisée. b) Rien n'explique pourquoi cette formation à la révolution pacifique, qui se poursuit depuis deux décennies, n'avait jusque là donné aucun résultat et qu'elle devient tout à coup pertinente et efficace. Pour moi, l'explication est ailleurs que dans la séduisante théorie d'un complot fomenté aux USA; elle se situe dans l'explosion d'une crise économique mondiale qui met à nu les intentions réelles des régimes en même temps qu'elle les fragilise, au moment où les technologies (Internet, réseaux sociaux, cellulaire, textos) offrent à la contestation des outils nouveaux d'action populaire "au ras des pâquerettes". J'ajoute un troisième élément: souvent, les stratégies développées par les puissants pour répondre à des objectifs ou à des besoins immédiats donnent lieu à des phénomènes qui vont dans le sens contraire. Deux exemples, uniquement dans le cas de l'empire américain: (1) le développement d'Internet pour les besoins des forces armées américaines dans les années '70-80 a créé un réseau universel qui remet à plat les rapports de force partout dans le monde dans les années 2000; (2) la formation et l'assistance militaires américaines aux moudjahidine afghans pour renverser un régime pro-soviétique dans les années '80 ont donné naissance et efficacité à Al-Quaeda et aux Taliban d'aujourd'hui. Je soupçonne de la même manière que la pensée de Sharp a des effets qui échappent de plus en plus entièrement à ceux qui l'ont commanditée. Dans la réflexion (solitaire pour l'instant) que je poursuis depuis une quinzaine d'années sous le titre un peu ironique de "Mon premier livre d'infocratie", j'ai l'ambition sans doute idéaliste de trouver des voies vers un possible renouvellement du système. Pour cela, je choisis de faire abstraction des divers courants de pensée récents et préfère partir de quatre prémisses volontairement simplistes: a) L'homme a gardé de ses origines arboricoles et frugivores un instinct grégaire et solidaire (socialiste?); il a acquis en descendant au sol et devenant bipède et chasseur carnivore un instinct égoïste et rapace (capitaliste?). Toutes les tentatives historiques pour éradiquer l'une ou l'autre de ces pulsions pourtant opposées ont échoué. Il va falloir continuer à vivre avec. b) Malgré ses instincts communautaires et contrairement à la quasi-totalité des autres espèces animales, l'humanité n'a pas dans ses gènes une structure sociale innée, mais s'organise différemment selon les circonstances, le climat, la géographie, la taille de la société. Il n'y a donc pas de système politique ou social "naturel" à l'Homme. Par contre, si ce dernier n'était qu'"individu" comme le veut la thèse libérale, la planète serait parsemée d'ermitages plutôt que de grandes villes! c) Notre tendance à prendre des décisions sur la base de données incomplètes ou contradictoires n'est pas une tare, mais au contraire un facteur de survie depuis des millénaires. Il faut faire dans tout projet de société la part de l'intuition, de l'expérience, des émotions autant que de la logique et du calcul. d) La révolution de l'information implique des changements autant politiques que sociaux et économiques, notamment en abolissant le temps et l'espace dans les échanges, en créant des biens qui échappent aux lois classiques du marché et en disqualifiant les élites traditionnelles bourgeoises comme classe gouvernante. À partir de là, je m'efforce d'imaginer quel genre de système pourrait correspondre aux exigences du nouvel environnement dans lequel nous vivons. Pour l'instant, je joue avec les concepts suivants: - Une séparation des pouvoirs qui comporte non plus trois domaines (Montesquieu), mais cinq: exécutif, législatif, judiciaire, informationnel et économique. - Un gouvernement non-élu de technocrates embauché, chapeauté et surveillé par un "Sénat" électif composé de citoyens ayant obligatoirement fait la preuve (par leurs actions, leurs écrits, leur participation aux organes publics et parapublics) de leur engagement envers la communauté. - L'abolition des assemblées législatives et l'adoption directe par les citoyens des lois et orientations régissant l'action du gouvernement; cela peut se faire physiquement ou virtuellement par référendum, sondage délibératif ou autres techniques efficaces de prise de décision issues de la recherche opérationnelle et de la théorie des jeux. - Un secteur de l'information jouissant d'un statut d'indépendance simili-judiciaire et assujetti à une obligation d'objectivité et de véracité, assurée par exemple en mettant en concurrence un volet public (à la BBC ou Radio-Canada), un volet privé commercial et peut-être un volet associatif (genre "société de rédacteurs"). - Un réseau numérique universel, gratuit et sécurisé (Internet 2.0 ou plus) jouant le rôle de forum à la disposition de tous les citoyens pour les informer, leur permettre de discuter et de décider. - Je laisse à d'autres qui s'y connaissent mieux que moi le soin d'élaborer des structures appropriées pour les pouvoirs judiciaire et économique, en respectant le même esprit d'indépendance dans l'interdépendance, d'ouverture et de libre circulation de l'information. Comme vous voyez, une telle structure s'éloigne considerablement des modèles traditionnels, à tel point qu'on peut difficilement parler encore de "démocratie" (dans le sens courant du terme, en tout cas). D'où le néologisme "infocratie" qui me semble convenir, puisque les flux d'information y sont au coeur de l'exercice du pouvoir. Il reste évidemment un tas de détails à préciser et de petites contradictions internes à concilier, mais l'ensemble est assez cohérent. Vous me direz qu'on ne voit pas comment ça pourrait se réaliser, et vous aurez raison: je suis pour l'instant dans le domaine de l'utopie pure... mais ça se pourrait que notre monde ait un sérieux besoin d'utopie, non?

21 mai 2011

DSK et la femme de chambre

(21 mai 2011) Bien installés dans le confort et le beau temps de Montpellier, nos voyages ces jours-ci sont mentaux et intellectuels plutôt que physiques. Ils ne nous passionnent pas moins. Forcément, l'affaire Strauss-Kahn occupe l'avant de la scène. Pour les Nord-américains (donc voisins des USA) que nous sommes, la plupart des réactions françaises nous sidèrent, autant par leur irréalisme que par ce qu'elles révèlent d'un fond sexiste qui subsiste dans la mentalité. En premier lieu, les amateurs de complots s'en donnent à coeur joie: 57% des Français, selon un sondage, croient à un "coup monté" et bon nombre de politiciens (souvent de gauche, hélas), ne se sont pas abstenus d'insinuations en ce sens. Alors que, face aux faits connus, c'est assez invraisemblable: choisir une noire de 32 ans (pas très attrayante, dit l'avocat de DSK) comme appât, organiser le "piège" pour qu'il se passe sans témoin ni photographe, et qu'ensuite la présumée victime aille se plaindre à des collègues plutôt qu'à la direction ou à la police? Ben voyons! Même l'affaire Clearstream était mieux montée que ça! Le fait que l'hôtel ait attendu une heure pour alerter la police me fait d'ailleurs soupçonner que sa première réaction aura été de balayer le tout sous le tapis -- d'autant plus que selon des journalistes américains, DSK aurait été l'objet d'autres plaintes du même genre dans le même hôtel depuis un an et demi, qui n'ont jamais été rendues publiques. J'ai l'impression que c'est parce qu'une bonne partie du petit personnel était déjà au courant que le Sofitel s'est résigné à appeler les flics. Deuxièmement, réclamer pour Strauss-Kahn la présomption d'innocence, d'accord, mais il y a des limites. Quant un pick-pocket bien connu se fait prendre pratiquement la main au gousset, on tient quand même compte des antécédents! Or, selon des sources diverses (dont un article d'octobre dernier sur "forum.aufeminin.com"), quand il participait à des réunions en province, DSK demandait qu'on lui fournisse une "chambre d'hôtel garnie", et certaines élues évitaient de se trouver seules dans une pièce avec lui, par crainte de sa "drague lourde". Sans oublier l'incident Piroska Nagy, pas très joli, au FMI en 2008. Ou l'accusation portée contre DSK à la télé en 2007 par la journaliste et écrivaine Tristane Banon d'un quasi-viol en 2002; elle a décidé de ne pas donner suite, mais elle n'a rien retiré de ses allégations. "Oui, mais de la drague lourde au viol, il y a toute une marge", argumentent les défenseurs de l'ex-patron du FMI. Ce n'est pas faux… mais il est aussi vrai que le glissement de l'une à l'autre est tout à fait envisageable, de même qu'un vol de sac dans la rue n'est pas une agression armée, mais peut dégénérer en violence si la victime résiste. La différence, au fond, en est bien plus une de degré que de nature. On devrait aussi prendre en compte le contexte. Les flics de New-York ont l'habitude de gérer les incartades (souvent carabinées, j'en ai vécu) de personnalités, notamment des diplomates de l'ONU. S'ils sont allés alpaguer une sommité internationale comme DSK en première classe d'un avion d'Air France en partance, ils ne l'ont pas fait sans biscuit. Je trouve par contre dommage que la droite se soit la première préoccupée du sort de la femme de chambre vraisemblablement agressée (Gisèle Halimi étant une heureuse exception); la gauche a fini par s'y résigner, mais bien tard et bien à reculons -- je pense en particulier à la réaction de l'ancien ministre de la Justice Robert Badinter quand le journaliste Laurent Joffrin (pourtant de gauche lui aussi) lui a fait remarquer qu'il n'avait pas eu un mot de compassion pour la présumée victime: "Mais ce serait équivalent à admettre que DSK est coupable!", s'est indigné Badinter, inconscient du parti-pris grossier qu'il trahissait ainsi. Dans le même sens, je crains fort que la "défense" de DSK ne se résume à une campagne massive de salissage contre une immigrante mal équipée pour y faire face et dont la vie pourrait être brisée. C'est en tout cas le plus prévisible, étant donné la personnalité de ses avocats et les pratiques courantes aux USA, en particulier à New-York. L'autre possibilité, qui s'avérera de plus en plus vraisemblable au fil du temps, c'est qu'il plaide coupable à une accusation réduite en offrant un paquet d'argent en "dommages et intérêts". Pas très honorable, tout ça... Évidemment, le nombrilisme des Français (tout aussi virulent que celui qu'ils reprochent aux Américains) a fait que pendant près d'une semaine, télé et journaux ont pratiquement oublié ce qui se passait dans le reste du monde, en particulier dans le "printemps arabe" qui risque de se transformer en été très chaud. Je me sens assez ambivalent face à cette éventualité: d'une part heureux que la réaction en chaîne de révoltes populaires (que j'avais prédite et espérée dès la première étincelle à Tunis, fin janvier) vienne briser l'immobilisme complaisamment accepté par l'Occident d'une brochette de régimes tyranniques -- de l'autre atterré non seulement du peu de soutien concret qu'on fournit aux révoltés, mais encore et surtout de l'absence totale d'un cadre idéologique à leur suggérer pour poursuivre leur action. Je reviens à ma première réaction en février, quand je disais dans un courriel que ces révolutions allaient se retrouver "sans carte ni boussole" et ne pourraient compter ni sur les penseurs de gauche, ni sur ceux de droite pour leur en fournir. Les événements récents me donnent tragiquement raison. D'abord, les mouvements de gauche du monde arabe ont été systématiquement déconsidérés par les Occidentaux et écrasés (souvent avec la connivence de ceux-ci) par les autocrates, favorisant ainsi indirectement la montée des extrémistes islamiques dont nous avons maintenant peur -- ceci n'est pas une vue de l'esprit, j'ai assisté en personne à la version algérienne du processus dans les années 80 et 90. Les gauches occidentales sont elles-mêmes largement discréditées depuis la chute de l'empire soviétique; elles se perdent d'une part dans des querelles de personnalités et d'ambitions individuelles, d'autre part dans des arguties de chapelles qui rappellent tristement la stérilité des débats scolastiques du Moyen-âge. Je ne vois pas du tout comment, malgré la bonne volonté de certaines, elles peuvent offrir un cadre adapté aux besoins urgents des actuelles révoltes populaires. En revanche, il faut un sacré culot pour proposer comme seule alternative à "la rue arabe", ainsi qu'on le fait, une démocratie bourgeoise mâtinée de capitalisme sauvage qui ne peut que prolonger, sinon exacerber, les inégalités sociales et politiques dont ces peuples sont déjà victimes et contre lesquelles ils se soulèvent, se contentant d'en permuter les petites élites bénéficiaires! Je suis étonné, pour ne pas dire choqué, que les voix progressistes de l'Occident ne s'élèvent pas vigoureusement contre cette imposture, et qu'elles ne voient pas que là précisément se trouve la cause de l'instabilité et de l'insatisfaction que l'on perçoit clairement en Tunisie et de plus en plus en Égypte, et de la dégérescence des mouvements populaires en luttes de clans et de tribus dans la plupart des autres pays, la Libye la première. Donc, pas de solution toute faite. Qui donc pourrait organiser (par Internet, sinon physiquement) un grand forum des penseurs progressistes aussi bien des pays en développement que des plus industrialisés, pour tenter d'élaborer un projet de remplacement, une structure idéologique apte à réaliser et maintenir le délicat équilibre entre la regrettable mais incontournable inégalité créatrice de richesses et l'obligation absolue d'une meilleure répartition de ces richesses, équilibre pour lequel il faut immédiatement cesser de compter sur "les mécanismes du marché"? À mon avis, c'est seulement dans un contexte de ce genre que peut se révéler un débouché crédible à moyen et à long terme pour les énergies fabuleuses libérées par les actuelles révoltes. Pour revenir à des choses plus intimes, nous nous sommes offert mardi un festin délicieusement décadent au toujours merveilleux Jardin des Sens, avec pour (mince) prétexte la naissance du premier petit-fils de nos voisins Chantefort du dessous. En compagnie de l'ex-correspondant de La Presse à Paris Louis B. Robitaille (qui habite Sète) et de l'ancien directeur du tourisme français à Montréal Jean-Pierre Dréan, retraité à Aniane. Foie gras poêlé fondant avec un jurançon moëlleux à souhait en entrée, puis pigeon rôti et sa pastilla d'abats, diaphanes cannelloni de langoustines, séduisants ris de veau aux crevettes, etc. Sans parler des desserts indécents (par exemple carpaccio de fraises gariguettes aux cinq coulis ou tartelette soufflée à la poire caramélisée). Il a fallu deux jours pour digérer…