22 novembre 2016

Un vendredi pas tout à fait comme les autres...

Le 22 novembre 1963, vers 14h15, je viens de finir mon quart de travail comme rédacteur-reporter à la salle des nouvelles du Téléjournal de Radio-Canada; je range mes papiers, crayons, stylos, dictionnaires et je me prépare à partir en week-end dans les Laurentides avec une bande de copains pour un souper au Petit Poucet et un spectacle du samedi soir à la Butte à Mathieu.
Soudain, Dédé, le commis aux dépêches, arrive à la course de la salle des téléscripteurs en brandissant un bout de papier: «Y'a des coups de feu sur le chemin du défilé de Kennedy à Dallas! C'est la panique!»
Tout le monde se précipite dans le cagibi voisin, où des machines crépitantes vomissent à jets continus des flots de papier blanc, jaune, vert, rose: Reuter, UPI, AP, AFP,  Tass, la Presse Canadienne sont prises de frénésie et peu à peu se dégagent les détails de ce qui se passe. Un ou plusieurs snipers inconnus ont tiré sur la limousine découverte de John F. Kennedy, qui a été blessé, on ne sait si c'est grave.
Le chef de pupitre m'attrape par la manche: «Toi, le petit, tu restes, et toi aussi Devirieux. Vous prenez le bureau du superviseur, on vous apporte les dépêches et vous tapez sans interruption des bulletins spéciaux. Et vous alternez au visionnement pour voir ce qu'on peut y mettre comme images.»
C'est mon premier «coup de feu» comme débutant à la télé, y'a pas à dire je suis gâté: du vendredi après-midi 22 au mardi midi 26, je ne mettrai pas le nez hors de l'édifice de Radio-Canada (alors sur Dorchester au coin de Mackay). Pendant quatre jours complets, Claude-Jean Devirieux (qui est mort il y a quelques mois) et moi rédigerons la quasi-totalité des émissions spéciales sur le décès du président, l'arrestation de Lee Harvey Oswald, l'assassinat de celui-ci par Jack Ruby dans un couloir du Palais de Justice, l'assermentation en catastrophe de Lyndon Johnson comme Président intérimaire en présence de Jackie Kennedy... 
Avec les techniciens vidéo qui sont encore à l'apprentissage des nouveaux magnétoscopes qui remplacent peu à peu le film 16mm, nous faisons des prodiges de montage sur le vif (il n'y a pas de synchro automatique, il faut faire les «splices» électroniques au doigt et à l'oeil, sans même avoir le temps de vérifier les résultats avant d'entrer en ondes), puis nous courons en studio apporter nos scripts tout chauds, annotés à la main, aux speakers Pierre Nadeau, Gilles Moreau, Gaétan Barrette, Michel Garneau, Gaétan Montreuil, etc. qui se succèdent devant la caméra.
Nous dormons sur place, le plus souvent sur les divans de l'antichambre de l'émission Chez Miville au rez-de-chaussée. Nous nous nourrissons de sandwiches de la cafétéria du sous-sol et de poulet barbecue commandé au Chalet Lucerne voisin, arrosé à l'occasion d'une bière de contrebande apportée sous le manteau par un copain du Café des Artistes ou de l'Hôtel de Province en face. 
Finalement, mardi je rentre chez moi rue Lincoln, complètement vidé... pour revenir au travail tôt le vendredi matin 29 novembre. Et là, mon quart terminé vers 14h15, je range mes crayons, papiers, dictionnaires pour un repos bien mérité quand... Dédé, le commis au dépêches, arrive à la course de la salle des téléscripteurs en brandissant un bout de papier: « Y'a une grosse explosion à Sainte-Thérèse. Paraît que c'est un avion d'Air Canada qui s'est écrasé!»
Et c'est reparti pour quatre autres jours...

11 novembre 2016

Désolé d'avoir raison, mais...

J'écrivais dimanche dernier que si jamais Trump l'emportait (je le craignais mais, honnêtement, je ne m'y attendais pas — même si j'avais déjà qualifié de façon prémonitoire Mme Clinton de «Pauline Marois des USA»), les Républicains ne tarderaient pas à avoir des problèmes aussi bien avec le nouveau Président qu'entre eux-mêmes.
Hé bien, la transition n'est même pas en marche que ça commence. Il va être de plus en plus clair que cet opportuniste et menteur congénital n'a pas du tout l'intention de tenir des promesses qui n'avaient pour but que de le faire élire, et qu'il va confirmer les craintes souvent exprimées par les dirigeants du parti qu'il n'est pas un VRAI conservateur, mais un populiste plutôt désordonné et inorthodoxe.
a. Ça commence avec l'Obamacare, dont il dit déjà qu'il ne va pas  l'abolir, mais plutôt le réformer — et peut-être dans un sens plus progressiste que même ce qu'Obama a osé faire (il s'est déjà dit plutôt favorable à un système à la canadienne, avec assureur public unique!).
b. Il ne va certainement pas expulser les travailleurs illégaux mexicains, qui sont la base indispensable de l'industrie maraîchère et viticole de la Californie... et très avantageux pour son propre secteur de l'immobilier.
c. Il va être beaucoup moins gentil avec Wall Street, à qui il ne doit rien et qui l'a méprisé ouvertement, que ne l'aurait été Hillary Clinton. En cas de nouvelle crise financière, rien ne dit qu'il va repêcher les banques et spéculateurs en danger aux dépens de ses partisans des classes moyennes. Pour lui, la faillite n'est pas un épouvantail, mais un outil de travail qu'il utilise sans scrupule.
d. S'il réalise son projet de relance de l'économie par des grands travaux financés avec des billions de dollars d'emprunts publics, rentiers et milieux financiers néolibs férus d'austérité vont en faire des ulcères virulents.
e. Entre l'establishment Républicain, déjà fractionné entre les têtes du Sénat et de la Chambre, les élus locaux et les blocs idéologiques (Tea Party, Right-to-Life, alt.right raciste, etc.), les fossés pourraient bien s'élargir à mesure que leurs mesures favorites vont prendre le bord de la poubelle, ou du moins de la tablette la plus poussiéreuse.
Le nouveau Président se retrouvera-t-il à la longue prisonnier des mêmes majorités rpublicaines complètement obtuses que Barack Obama? Le danger est là, mais il y a quelques différences. Trump est bien plus retors qu'Obama, il n'hésitera pas à mentir, à magouiller et à faire du chantage pour arriver à ses fins — il a fait ça toute sa vie. Deux, il ne doit rien à personne et en revanche, les Républicains lui en doivent un paquet. À Washington, capitale mondiale du troc d'influences et des combines sous la table, ça compte. Trois, les Républicains étaient unis contre Obama, alors que Trump pourra probablement jouer sur leurs divisions et leurs désaccords, quitte même à conclure des ententes avec des minorités démocrates ponctuelles, par exemple pour préserver des bouts de l'héritage d'Obama; rien ne dit qu'il acceptera de jouer le jeu de façon conventionnelle comme l'a (trop) fait son prédécesseur — regardez comment il a tourné tout le monde en bourrique depuis le début des primaires jusqu'à maintenant. Enfin, il peut compter, pour quelques mois du moins, sur une clientèle qui, ayant voté pour lui, n'a plus rien à perdre. Après réflexion, ça risque d'être intéressant, quoique les résultats ne seront sans doute pas ce que nous espérions! La nomination d'un juge à la Cour suprême devrait être son premier vrai test.

06 novembre 2016

Dans quel camp le changement?

J'ai plusieurs fois évoqué l'importance dans la phase des primaires américaines d'un vif désir de changement politique, aussi bien dans l'électorat démocrate (le «Bern» des partisans passionnés de Sanders) que républicain (le triomphe imprévu de Trump). Un changement dont on entend bien peu parler dans la phase finale... et quand c'est le cas, il n'est évoqué que par une seule voix: celle de Donald Trump lui-même.
Comment Hillary Clinton et son équipe ont-ils pu abandonner à leur adversaires ce thème qui traverse toute la campagne comme un puissant courant sous-marin, alors qu'il ne devrait en aucun cas jouer en faveur de M. Trump, qu'il est contraire à toute la tradition du conservatisme républicain et qu'il a été bien mieux incarné ces huit dernières années par une Présidence de Barack Obama qui, vers sa fin, est de plus en plus populaire?
a) M. Trump ne représente en rien le changement, sauf de la façon la plus superficielle. S'il ne fait pas partie, comme Mme Clinton, de l'establishment politicien du Beltway, il personnifie celui du monde des affaires, et particulièrement celui du secteur immobilier... qui a été le grand responsable de la Grande Récession de 2007-2010, coupable d'avoir appauvri la classe moyenne et mis en sérieux danger l'économie du pays. Il serait également le plus vieux Président américain jamais élu — alors qu'il n'a aucune expérience politique! Et la plupart de ses propositions (quand elles sont concrètes et compréhensibles) sont soit tournées vers le passé, soit mal vues de sa clientèle républicaine.
b) Les Républicains sont essentiellement le parti du statu quo, du traditionnalisme social et économique, de l'interprétation littérale d'une constitution datant de 225 ans, du déni du réchauffement global et de la nécessité de protéger la planète, de l'opposition au mariage gai, à l'assurance-santé universelle, au droit des femmes de disposer de leur corps, etc. Tout «changement» qu'ils défendent est essentiellemnt réactionnaire, un retour vers l'Amérique des années 1950.
c) Rien dans la politique américaine, au moins depuis l'ère Kennedy, n'a mieux exprimé un véritable changement que l'élection de Barack Obama en 2008, notamment avec sa mesure-phare de l'«Obamacare» qui a ouvert la porte à un système de santé universel imparfait, sans doute, mais nettement supérieur à tout ce qui a existé précédemment. Changement dans la méthode de lutte contre la crise économique, en privilégiant la relance et l'investissement public plutôt que l'austérité comme l'ont fait l'Europe et la plupart des autres États, et cela malgré la violente résistance des Républicains qui contrôlaient le Congrès. Changement enfin dans le style même de la Présidence, plus spontané, plus ouvert, plus «populaire» dans le meilleur sens du terme. En proposant la prolongation de l'ère Obama, ce que Mme Clinton offre n'est pas une continuité statique, mais (du moins on l'espère) la poursuite des changements déjà en cours, surtout si elle est sincère en s'engageant à réaliser dans la politique et dans l'économie certaines des mesures les plus progressistes réclamées par Sanders et ses partisans.
Que Mme Clinton soit incapable de voir ces trois évidences et d'en tirer profit en dit malheureusement beaucoup sur sa propre myopie quant aux véritables attentes de son électorat et sur le traditionnalisme de sa mentalité, qu'elle soit ou non de centre-gauche.

04 novembre 2016

Du pour et du contre

Ce qui se passe dans cette dernière semaine de la campagne présidentelle américaine rappelle trois grandes vérités du jeu démocratique:
1- Il est toujours dangereux de mettre de l'avant un candidat peu méritant, avec la douteuse conviction qu'une meilleure machine électorale et un barrage de publicité vont empêcher les citoyens naïfs de s'en rendre compte. Cette fois-ci, les deux grands partis, Républicains aussi bien que Démocrates ont joué à la roulette russe à cet égard. Et tous deux sont en danger d'en payer le prix.
2- Il est vrai que les électeurs ont plus tendance à voter "contre" que "pour"... mais leur engagement est alors plus fragile, et la certitude qu'ils iront effectivement voter est plus faible... Les Républicains ont été victimes de cette erreur dans les primaires, où ils ont compté à tort sur un sentiment anti-Trump pour se débarrasser de ce candidat gênant. Les Démocrates ont fait l'erreur encore plus grave de se fier à la cote négative du candidat républicain dans la phase finale de l'élection, alors que l'appui positif à Mme Clinton était au mieux tiède. Ils ont oublié que l'adhésion inconditionnelle à Donald Trump, justifiée ou pas, était bien plus ferme. C'est ce qui explique que les révélations des dernières semaines, qui sont bien plus graves contre Trump, sont moins dommageables à ce dernier.
3- Dans la foulée de la disruption majeure qu'avait constitué en 2008 l'ascension au pouvoir du mulâtre de centre-gauche Barack Obama, la phase primaire a clairement démontré dans la masse citoyenne américaine un mouvement accru vers la contestation des élites politiques traditionnelles et plutôt conservatrices: dans les deux camps, pour la première fois en trois-quarts de siècle, les anti-establishment étaient plus nombreux que les pro. Or, dans la phase finale, les deux partis ont agi comme si ce phènomène n'existait pas. Ils doivent aujourd'hui faire face à un puissant ressac, imprévu et quasi incontrôlable, qui jouera principalement contre les Démocrates et Mme Clinton.
Il faut cependant être conscients du fait que, si jamais Donald Trump l'emporte, ce sont probablement les Républicains qui feront face aux pires dangers de dérive et même de scission...