19 mai 2020

Une occasion qui se perd?

Je suis les débats dans au moins quatre pays quant aux effets de la pandémie du COVID-19 sur l'emploi... et je me demande si nous ne sommes pas en train de rater une occasion exceptionnelle de «réparer» au moins un volet du système économique qui en a le plus pressant besoin. Que ce soit au Canada, en France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les politiciens de toutes obédiences sont unanimes dans un plaidoyer pour «rétablir l'emploi» dans l'état où il était au début de 2020... sans même se demander si c'est réalisable, et surtout si c'est une bonne idée.
Pourtant, avant la crise, il était de plus en plus clair que nous vivions un phénomène d'atrophie de l'emploi et de réduction de la main d'oeuvre active dû à plusieurs facteurs: les restrictions à la croissance imposées par la dégradation de l'environnement, les multiples possibilités d'automatisation (informatisation, robotique, virtualisation...) offertes par les technologies, enfin à court et à moyen terme les délocalisations facilitées par la mondialisation. En conséquence, les grandes entreprises (et beaucoup de moins grandes) profitaient de toutes les opportunités qui leur étaient offertes de réduire le personnel qu'il fallait pour maintenir et même pour augmenter leur niveau de production.
Je comprends qu'en période de prospérité, il serait mal perçu par l'électorat que les élus applaudissent cette tendance et encouragent un «dégraissage» de l'économie et du marché du travail qui multiplierait le chômage (et la charge qu'il impose à l'État) tout en engraissant les profits des sociétés. Mais dans un contexte où le marché de l'emploi se contracte sans que ni le public, ni le privé en soient responsables, n'est-il pas opportun d'examiner lesquels des millions d'emplois disparus méritent d'être recréés à grands frais, et s'il ne serait pas plus efficace d'en éliminer une certaine proportion en consacrant plutôt les ressources nécessaires à assurer la survie des ex-travailleurs retranchés?
Après tout, les statistiques (pour les États-Unis, mais je doute que les pourcentages soient bien différents ailleurs) montrent que les trois-quarts au moins des postes effacés par la pandémie et les confinements sont parmi les moins payés, les plus salissants, les plus dangereux et les moins socialement désirables. J'ai peine à croire qu'il n'est pas possible de se passer d'un grand nombre d'entre eux, soit par une réorganisation du travail, soit par l'exploitation intelligente des technologies. En même temps, on pourrait démarrer une transition par étapes vers un régime de revenu universel garanti qui rendrait plus aisée et moins douloureuse la poursuite d'une «destruction créative» dans ce domaine.
Qui aura le courage de lancer un véritable débat social et politique (et non seulement économique) sur ce thème?

16 mai 2020

Envies nostalgiques

Je regarde et écoute à la télé mes confrères et successeurs à RDI, LCN, France 24, FranceInfo, CNN, MSNBC et même, à la limite, FOXnews, et je ressens exactement le genre de passion incrédule que j'ai vécue comme eux à quelques reprises. Ce que nous traversons est une étape unique dans l'histoire, et le fait d'être au coeur même de ce qui s'y passe comme journaliste est un sentiment quasi indescriptible.
Je me revois reporter presque débutant à Radio-Canada en novembre 1963, quand avec mon défunt ami et collègue Jean-Claude Devirieux, nous avons assumé pendant près de trois semaines la couverture principale de l'assassinat de John F. Kennedy et de ses séquelles, puis en parallèle, l'écrasement d'un DC-3 d'Air Canada à Sainte-Thérèse. Des périodes de trois et quatre jours sans sommeil, à peine de nourriture, portés par de fabuleuses poussées d'adrénaline à travers un incessant tourbillon d'incidents, de paroles, d'images.
Onze ans plus tard, en avril 1974, j'ai débarqué à Washington après quelques jours d'une épuisante cavalcade de Paris par Barcelone et Montréal, pour vivre six mois de l'invraisemblable aventure des enquêtes et batailles juridiques et politiques du Watergate, de la démission du Président Nixon et de l'accession au pouvoir de Gerald Ford. Heureusement que Marie-José (avec nos deux chats Angkor et Croquemort) est venue me rejoindre dans une suite d'hôtel non loin de la Maison blanche, sinon j'oubliais probablement de manger et dormir des semaines durant!
Et l'année suivante, suivant un appel confidentiel d'un ami diplomate espagnol, je m'installais dans un hôtel près du Prado de Madrid juste à temps pour être témoin en première ligne de la fin du franquisme et d'une des plus durables et féroces dictatures du 20e siècle, parcourant avec un mélange d'inquiétude justifiée et d'audace naïve les dédales d'une périlleuse transition vers la démocratie, d'un chaud septembre castillan à un novembre pluvieux et frisquet.
Je n'aurais certainement plus l'énergie et la résistance de faire face aux tensions et de suivre le rythme frénétique que les évènements du genre imposent à notre métier, mais ça ne m'empêche pas d'envier ceux qui les vivent... et de regretter de me retrouver confiné devant l'écran, simple spectateur et victime potentielle.

12 mai 2020

Le Verdict du coronavirus

La pandémie de COVID-19 révèle une inquiétante série de faiblesses et d'erreurs dans le fonctionnement de la société américaine.
- Une idéologie néolibérale favorisant à la fois la méfiance à l'égard de l'autorité publique et un état d'esprit «moi d'abord» entrave tragiquement un mouvement national nécessaire de coordination et de solidarité.
- Les affrontements hostiles qu'un système politique bipartite dysfonctionnel a favorisés entravent tous les efforts visant à mettre en place une réponse nationale efficace à une crise urgente.
- Une façon de penser trop conservatrice, à la Maison Blanche, au Congrès et dans le public, incite à un scepticisme dangereux face à la science et paralyse les tentatives sérieuses de développer des mesures sociales innovantes et progressistes pour faire face à une situation sans précédent.
- Un système économique strictement axé sur la croissance et le profit s'effondre face à la nécessité d'un ralentissement de l'activité comme seule stratégie disponible pour lutter contre une maladie à laquelle il n'existe aucun remède immédiat.
- Un système de santé principalement privé, assoiffé de revenus et basé sur l'emploi est incapable de faire face à une crise sanitaire nationale associée à un chômage élevé.
- Un mécanisme électoral obsolète oblige les citoyens à choisir entre deux vieillards blancs presque séniles et dépassés en tant que Président pour sortir le pays d'une situation médicale, sociale et économique dramatique qui nécessitera une action décisive, énergique guidée par un esprit ouvert et agile.

08 mai 2020

Désirs et besoins

Un facteur majeur de la crise actuelle est la confusion amenée par l'idéologie libérale capitaliste entre les notions de «besoin» et de «désir». La philosophie héritée du Siècle des Lumières veut que les deux soient pratiquement synonymes: c'est à chaque individu de déterminer ses propres besoins, à partir de la perception qu'il en a par ses désirs. Mais pour la collectivité, ce raisonnement interdit pratiquement de fixer un ordre objectif de priorité entre les besoins (à l'exclusion des désirs), sur lequel fonder des choix difficiles en cas de crise.
Dans un état de relative prospérité et au sein d'une communauté assez homogène de taille réduite, il est possible que cet ordre se détermine raisonnablement par la seule action du marché, les besoins les plus pressants étant les désirs pour lesquels la majorité est le plus disposée à payer et les producteurs le plus motivés à produire. Mais la situation se gâte déjà lorsque la population grossit et se diversifie: d'une part, des inégalités apparaissent entre les moyens et le nombre des divers groupes de consommateurs, d'autre part les fournisseurs trouvent avantage à influencer à leur profit les choix du plus grand nombre par la publicité, les primes, les réductions qui toutes causent des distorsions sensibles dans les désirs, donc dans le fonctionnement du marché.
Cela devient pire encore lorsqu'une crise quelconque, naturelle ou artificielle, crée des pénuries et des interruptions dans la disponibilté des denrées: il est alors tout à fait possible qu'une majorité impose comme priorités communes des désirs qui ont peu à voir avec les besoins réels de l'ensemble de la population. Il est de plus en plus clair que c'est ce qui est en train de se produire, avec des effets déplorables, dans le déroulement de la pandémie du COVID-19. En particulier aux États-Unis, où l'idéologie est le mieux enracinée, mais aussi à des degrés moindres ailleurs, il existe une pression croissante pour sacrifier la santé et la vie de diverses catégories (aînés, malades et infirmes, travailleurs de première ligne dans la santé, la sécurité et la distribution) pour préserver le bien-être même superficiel du plus grand nombre. Pire encore, le système économique est devenu si dominant dans la vie des peuples que son maintien ou son rétablissement prend le pas même sur les mesures les plus élémentaires de santé publique visant à protéger les plus menacés: c'est la rémunération de l'emploi qui est de loin le conduit principal de la redistribution de la richesse commune, laquelle a le profit comme moteur premier de sa création. Or ce système attribue dans les décisions un poids plus important à ceux qui ont le plus d'influence sur l'enrichissement. En même temps, il n'accorde que peu de valeur à la nécessité de prévoir des réserves, des solutions de remplacement des structures et des services pour faire face à des ruptures qui ne soient pas prévues, puisque de telles mesures sont par leur nature même non-rentables et incapables de générer des profits; il n'a pas non plus de mécanismes pour pallier à une baisse brusque et temporaire de l'activité économique.
Il en résulte une extraordinaire fragilité de l'ensemble de la structure sociale, la seule réduction ou interruption du fonctionnement du capitalisme paralysant plus ou moins complètement nos sociétés aux prises avec une crise majeure de santé et, pour beaucoup, de simple survie. En effet, cela a pour effet de tarir en même temps les moyens des familles et des individus et la capacité matérielle et financière de l’autorité publique (qui dépend des mesures de prévention déjà adoptées et de la fiscalité aussi bien des vendeurs que des acheteurs) pour faire face aux problèmes et aux urgences.
Ce n'est pas seulement une crise économique que nous vivons, c'est une crise de système et de société.

05 mai 2020

Il faut jeter les vieux?

J'ai bien peur que la sortie effective de la pandémie causée par le coronavirus soit destinée à se faire sur un énorme amas de cadavres - principalement ceux des personnes âgées. Ce qui veut dire ma propre génération, bien sûr. Quatre facteurs pointent dans cette direction.
a) Il n'existe pour l'instant aucun remède efficace contre la maladie; la seule chose vraiment utile est le remdevisir, qui retarde et réduit les effets du COVID-19, mais ne le guérit en rien. Aucun autre médicament le ciblant spécifiquement n'est visible à l'horizon. Un vaccin confirmé par des essais ne sera pas disponible avant au moins la fin de cette année - la certification et la production de masse ne peuvent raisonnablement pas être attendues avant le milieu de 2021.
b) Le segment de la population le plus "à risque de mort" est de loin les personnes de 70 ans et plus. Les plus jeunes peuvent attraper la maladie, mais ont beaucoup plus de chances d'en sortir vivants.
c) Les scientifiques et la population en général craignent de plus en plus que ceci ne soit que la première vague de la pandémie - des sursauts aussi graves ou pires pourraient bien se produire cet automne et même au printemps de l'année prochaine, avant que de véritables remèdes ne soient largement disponibles.
d) Même si la science et la plupart des gouvernements ont défini et veulent imposer des codes de comportement économiques et sociaux qui réduisent considérablement le risque de contagion, il est évident qu'un nombre croissant de personnes, pour la plupart les plus jeunes, ne veulent pas sacrifier leur confort et leur mode de vie en se conformant. La pression monte sur les autorités pour abaisser ces barrières et rouvrir l'économie, quel qu'en soit le coût en vies humaines. Ce sentiment est le plus évident et le plus brutal aux États-Unis, mais il grandit dans de nombreux autres pays et risque de devenir dominant, par exemple, dans l'Union européenne.
Le résultat final logique de ces quatre tendances est qu'une grande partie de la population de la planète pourrait bientôt être prête à sacrifier de larges segments des générations plus âgées, si cela leur permet de s'en sortir avec un minimum de dommages de la pire menace à la santé (et de ses effets secondaires sur l'économie) en plus d'un siècle.
Inquiet, quelqu'un? Ou dégoûté?

02 mai 2020

Retour à la «normale»? Mais laquelle?

Si on regarde la courbe mondiale de la croissance des infections et des décès dus à la pandémie (par exemple sur wordofacts.info) elle ne varie pratiquement pas d'un iota: toujours aussi obstinément pointée vers le haut, suggérant que d'ici l'été on atteindra la dizaine de millions de malades, le million de morts.
 Les cas d'"aplatissement" des deux courbes sont soit locaux ou régionaux, soit dans les seuls pays les plus gravement atteints tôt dans la progression de l'épidémie. Ils sont contredits par des augmentations déjà en cours ou projetées dans les régions du monde moins atteintes (Amérique Latine, Europe de l'Est, sous-continent Indien, Afrique...). De plus, ils sont plus ou moins fiables, si l'on se fie aux enquêtes menées aux USA par les NY Times et le LA Times, en Europe par Le Monde: les chiffres réels seraient nettement plus élevés, car les statistiques officielles provenant surtout des hôpitaux ne comprennent souvent pas les morts à la maison ou dans les résidences pour aînés, qui grossiraient le total d'au moins 40%.
Alors à quoi correspond cette volonté manifestée aussi bien par de nombreuses autorités que par certains segments (les moins atteints, les plus ignorants?) des populations de baisser la garde des précautions raisonnables pour tenter de revenir précipitamment à une «normalité» possiblement mortifère et presque certainement illusoire?
 Il y a à cela deux explications principales: la panique émotionnelle face à une menace pour laquelle nous n'avons pas vraiment de remède et n'en aurons pas dans le proche avenir (nonobstant les mirages qu'on nous fait miroiter), le désespoir économique causé par la fragilité évidente et tragique d'un système d'emploi, de production, de distribution et de consommation qui prétendait assurer notre bien-être et souvent notre survie.
 Dans les deux cas, nos gouvernants (du moins la grande majorité d'entre eux) sont en partie responsables, pour n'avoir pas su prévoir ce qui nous pendait au bout du nez, aussi bien socialement et financièrement que médicalement, et pour n'avoir pris que trop tard et trop peu les mesures qui s'imposaient. Mais de loin le principal coupable est un régime politico-économique qui a totalement oublié que «gouverner, c'est prévoir».
 Nos sociétés dans leur ensemble ont favorisé systématiquement une fuite en avant vers la croissance et l'enrichissement à tout prix aux dépens de la sécurité et de la solidité, qui exigeaient des mesures coûteuses et, sur le moment, peu populaires d'accumulation de réserves vitales, de développement de structures alternatives capables de résister à des catastrophes imprévues, de soutien plus vigoureux aux catégories plus vulnérables des populations (les "sept vaches grasses" de Moïse).
 D'ailleurs, il est intéressant de voir où et comment prétend s'orienter le «retour à la normalité»: d'un côté, la réouverture prématurée et risquée de commerces de confort et de plaisir dont la justification première est non pas leur utilité, mais leur capacité de relancer une consommation difficilement justifiée mais jugée indispensable à la «santé économique»: restaurants, bars, coiffeurs, boutiques de mode... Et de l'autre côté, l'abandon d'un sentiment de solidarité et d'union nationale plutôt artificiel pour une reprise des querelles de parti, des accusations, des recherches de coupables, des manoeuvres politiques partisanes... (Je fais exception pour l'idée de rentrée scolaire graduelle, qui paraît plus justifiée et moins dangereuse)
 Je dois dire que vue de l'observatoire un peu particulier de mon âge et d'une sécurité que j'apprécie de plus en plus face aux dangers qui nous menacent toujours, cette «normale» vers laquelle on veut à tout prix nous ramener au plus vite ne me paraît pas aussi attirante que je l'aurais d'abord cru.