08 décembre 2015

Du suicide collectif comme mode de combat politique

Comme Français de (relativement) fraîche date, élevé dans une tradition électorale différente, je voudrais qu'on m'explique comment le fait de priver le quart de la France d'une représentation régionale de gauche pendant des années, laissant le champ libre à la droite et à l'extrême droite, va favoriser la démocratie.
D'une part, si on l'analyse sans parti pris, la stratégie du «front républicain» ne peut clairement fonctionner que si elle est réciproque et partagée — ce qui n'est explicitement pas le cas. Et que si les deux camps font preuve de bonne foi, ce qui est encore plus douteux ici. La preuve en avait été faite à la présidentielle de 2002, où la capitulation de la gauche en faveur de Chirac, soi-disant pour faire barrage à un Le Pen qui n'avait aucune chance d'être élu, avait ouvert à la droite un boulevard présidentiel qui s'est prolongé au profit de Nicolas Sarkozy.
D'autre part, rien ne dit qu'une telle stratégie, unilatérale, va fonctionner cette fois-ci. Au mieux, elle permettra à l'extrême-droite d'être encore plus fortement présente, quoique minoritaire, dans les instances des régions abandonnées par la gauche. Au pire, elle ne l'empêchera pas de gagner tout de même et de gérer les régions sans que les voix de la gauche puissent s'y faire entendre d'aucune façon. Ce qui est d'ailleurs l'issue la plus vraisemblable, vu l'évidente réticence d'un électorat déjà méfiant de son propre leadership à suivre des consignes de vote qui veulent l'obliger à plébisciter des personnages de droite qu'il déteste et méprise, non sans raison souvent.
De plus, cette approche empêchera les dirigeants locaux de la gauche de faire l'apprentissage du nouveau fonctionnement des régions élargies, et donc sera un sérieux handicap à leur reconquête par la suite. 
Enfin, plusieurs cas passés ont montré le danger qu'il y a à imposer de Paris une volonté contraire à celle de la gauche locale. Le cas Georges Frêche en Languedoc-Roussillon n'est quand même pas si ancien... et on se rappelle que l'affreux exclus avait été triomphalement réélu, avec l'appui majoritaire non seulement des électeurs de gauche, mais aussi des harkis qu'il avait soi-disant «insultés».
La mantra de «voter Républicain» est donc, dans les circonstances, ambiguë à la limite du bizarre. Elle ne peut mener qu'à un geste quichottesque dont l'effet à court terme est incertain et dont les répercussions à moyen et long terme seront visiblement négatives — notamment pour la présidentielle dans un an et demi.
 Elle a aussi pour effet de diaboliser un électorat de plus en plus vaste attiré par certains des thèmes de l'extrême-droite, privant ainsi la gauche de toute possibilité de s'adresser de façon crédible à cette clientèle pour lui faire comprendre que ses inquiétudes et ses difficultés peuvent trouver à gauche de meilleures réponses qu'à droite. D'autant plus que l'attitude électoraliste à tout prix de l'état-major sarkozyste et son acharnement à se rapprocher des positions du Front national dans l'espoir de limiter l'hémorragie de ses propres partisans et de séduire ceux de Marine Le Pen rendent plutôt académique la distinction que font Valls et cie entre une droite «légitime» et une qui ne l'est pas. Curieusement, J.-C. Cambadélis, patron du PS, l'avait parfaitement compris et exprimé dans une entrevue à la mi-septembre. Il a dû oublier...
Tout compte fait, le suicide collectif ne m'apparaît toujours pas comme une stratégie gagnante, en politique ou ailleurs.

06 décembre 2015

Islam, wahhabisme et laïcité

Le problème est certainement plus aigu dans le wahhabisme, mais il touche l'Islam dans son ensemble: la croyance musulmane que la religion doit affecter toutes les sphères de la vie est fondamentale et en contradiction directe avec le principe même de la laïcité publique, selon lequel la religion doit se confiner à la sphère de la vie privée. 
 Bien sûr, cela vaut pour toutes les religions, mais la plupart sont beaucoup moins dogmatiques à cet égard, et il existe beaucoup plus d'États officiellement identifiés à une confession (donc anti-laïques) et souvent prêts à financer l'expansion de leur foi à l'extérieur de leurs frontières, dans le monde islamique qu'ailleurs. 
 Tant que cette anomalie survivra, il y aura un «problème musulman» spécifique et un risque sérieux, et en quelque sorte justifié, d'islamophobie. La solution ne peut provenir que de l'Islam même, au prix d'un très grave examen de conscience et d'une inflexion de la doctrine qui, pour beaucoup de croyants, sera déchirante et susceptible de provoquer un véritable schisme: cela implique le texte même du Coran. 
 Je suis désolé de devoir le dire, mais faire preuve de «tolérance» sur cet aspect très particulier du problème est, de la part des laïques, jouer à l'autruche et perpétuer un malentendu qui, à la limite, favorise le terrorisme sectaire. Refuser «l'amalgame» ne peut pas vouloir dire nier la réalité, si pénible soit-elle.

15 novembre 2015

Au surlendemain du Bataclan

Je reprends plus posément ma réflexion «à chaud» sur les attentats de Paris en la précisant et en l'enrichissant de quelques idées qui me sont suggérées par vos commentaires et par les débats entendus notamment à la télévision française et américaine.

Toutes les croyances sont égales, y compris l'incroyance 

Aucune doctrine qui persiste à faire une distinction qualitative entre «croyants» et «incroyants» ne devrait être tolérée, encore moins encouragée par les États: la proclamation solennelle par un clergé que toute autre foi — y compris le rejet de la foi — sera respectée par ses membres doit être un préalable au droit d'exercer dans un pays. 
Ce disant, je suis parfaitement conscient que cela pose une difficulté énorme aux Musulmans, à qui leur acte fondamental d’adhésioni impose d’affirmer que seul leur dieu est Dieu et que tous les autres sont à rejeter; mais je n’y peux rien, et je leur souligne que les courants majeurs des deux autres grandes religions monothéistes, christianisme et judaïsme, ont déjà franchi ce pas. 
Non seulement la critique et la remise en question des croyances quelles qu'elles soient doivent être admises par tous, elles doivent être activement soutenues par les autorités comme un élément essentiel du débat démocratique. Les accusations de blasphème ou de persécution contre une ou l'autre confession (je pense plus spécifiquement à l'islamophobie) ne sont plus recevables tant qu'on s'en tient à une discussion rationnelle, sans faire appel à la haine ou à l'action violente — les «risques de débordement», s'ils existent, peuvent très bien être gérés par l'action normale de l'État et les saines réactions de la société civile. 
«Les Identités meurtrières» d'Amin Maalouf ne vont pas assez loin à mon sens, mais la dénonciation qui s'y trouve du danger de discrimination inhérent aux religions monothéistes est un point de départ incontournable en ce sens. 

Dénoncer les terroristes ne suffit pas 

Ce ne sont pas les seuls terroristes que les évêques, rabbins, imams et autres lamas doivent dénoncer, c'est la mouvance entière des intolérances religieuses de tout poil, même pacifiques en apparence. C'est elle qui constitue le terreau qui donne naissance aux activistes de la mort, qui les nourrit et les protège. D'une part, j'ai une réserve sérieuse sur la réalité d'une «guerre de religion». Le caractère sectaire des islamistes radicaux est indéniable mais pas uniforme: Daech, Al Qaida, Taliban, Hezbollah, Hamas sont non seulement distincts mais souvent ennemis entre eux ou alliés purement conjoncturels. Mais de notre côté, il est essentiel de préciser que nous ne sommes pas en guerre contre une religion, mais contre des organismes terroristes spécifiques. 
En revanche, «ne pas faire d'amalgames» ne doit pas signifier s'aveugler à une caractéristique fondamentale des adversaires, leur croyance en un dieu bien précis, ni refuser de fouiller les liens qui peuvent les rattacher à des groupes de la même foi, non violents mais plus ou moins ouvertement opposés au laïcisme et à la dimension permissive et moralement tolérante des sociétés et des États occidentaux. Ces groupes peuvent à bon droit être soupçonnés de tolérer en secret les terroristes et de leur permettre de se noyer dans la masse de leurs adhérents, voire de contribuer indirectement à leurs efforts de recrutement. 
S'abstenir d'examiner et de tenter de comprendre cet aspect du conflit, c'est se handicaper sérieusement dans la lutte. Si on ne s'attaque pas de l'intérieur à ce qui est la racine profonde du mal, la «guerre au terrorisme» se poursuivra sans fin, car la cohorte des «guerriers de Dieu» ne cessera d'être renforcée par de nouveaux-venus radicalisés par les circonstances ou par des prosélytes dissimulés dans la masse des naïfs innocents. 
Il faut aussi mentionner que la foi aveugle, partagée par toutes les grandes religions, dans une vie après la mort et un Paradis promis aux croyants sacrifiés pour leur foi est l'ingrédient principal du cocktail mortifère permettant le recrutement et l'activation de terroristes kamikazes. Dire que «la religion n'a rien à voir avec cette horreur» est donc une contre-vérité manifeste ou une façon de jouer à l'autruche. 

Croire en Dieu ou croire en l'homme? 

Je pense que nous arrivons à un carrefour majeur dans l'histoire humaine, où il va falloir choisir entre croire en Dieu et croire en l'Homme. L'évolution du dernier tiers de siècle indique fortement qu'il y a incompatibilité entre les deux. En particulier depuis la montée des Taliban et d'Al Qaida en Orient, le lent génocide des Palestiniens par les Juifs d'Israël, le démembrement sur des lignes de fracture «confessionnelles» de l'ex-Yougoslavie. 
La liberté de conscience religieuse en tant que principe absolu a été un compromis inévitable pour accéder à la laïcité de l'État; il est temps de la remettre en cause, face à des doctrines qui s'érigent ouvertement comme autorités devant avoir préséance sur la souveraineté du peuple et comme seuls juges de ce que les autres ont le droit de penser et de faire. La laïcité passive et superficielle des États n'est plus un rempart suffisant contre l'intransigeance religieuse et l'obscurantisme. 
«La Peste» de Camus et «Le Rhinocéros» d'Ionesco sont à relire d'urgence. 

Une faute grave de logique 

Assis complaisamment sur des principes qu'il ne respecte même pas dans la pratique (liberté de l'individu, égalité des sexes, démocratie politique...), l'Occident est tombé dans le piège d'un capitalisme totalitaire dont le seul moteur efficace est la rapacité et l'enrichissement personnel à tout prix. Cette dynamique l'amène à pactiser avec (et donc à enrichir et renforcer) les puissances qui financent et encouragent ses ennemis les plus acharnés, ceux-là justement qu'il dépense des fortunes à combattre militairement. 
Le leitmotiv qu'on entend de plus en plus, du côté américain d'abord mais aussi en Europe, que le remède au terrorisme est d'aller le combattre encore plus fort «sur son territoire» ne résiste pas à l'analyse. En premier lieu, tant qu'on ne mettra pas fin à la pratique qui consiste à enrichir les riches pour qu'ils soutiennent les djihadistes de toutes obédiences et à appauvrir les pauvres pour que le désespoir les pousse au martyre, il n'y a pas de victoire possible. 
Deuxièmement, il me semble que les leçons de deux guerres en Afghanistan et de deux autres en Irak depuis 35 ans montrent assez clairement que cette recette ne fonctionne pas. Nous nous trouvons face à un ennemi qui n'a pas, sauf accessoirement, de territoire propre mais qui peut resurgir n'importe quand et n'importe où et qui recrute de plus en plus ses combattants dans nos propres populations, grâce au phénomène que je décris ci-dessous, dont notre capitalisme égoïste est directement responsable. Il est même tragiquement ironique de constater que le fait même de porter la guerre dans de soi-disant territoires ennemis a pour conséquence la création d’un flux gigantesque de réfugiés… parmi lesquels l’ennemi a tout loisir d’infiltrer des combattants aguerris vers nos propres pays! 

La mort des idéaux laïques 

À plus long terme, en diabolisant les diverses variantes du progressisme social et économique (notamment le marxisme qui en était la forme la plus structurée et la plus radicale), l'Occident capitaliste a concédé de facto aux superstitions religieuses le monopole crucial des idéaux inspirants. Or c'est là un élément clé dans la nécessaire formation d'une élite de jeunes curieux et altruistes, dévoués au bien commun et à l'amélioration du sort des peuples. 
Le peu d'impact concret des vagues récentes et prometteuses de contestation (Printemps arabe, Indignados, Occupy Wall Street) a démontré qu'il n'y a plus pour les jeunesses du monde, et par la faute surtout des conservateurs occidentaux, de cadre intellectuel positif laïque et donc d'exutoire pratique et pacifique à leur soif de «refaire le monde», un monde qui en a pourtant bien besoin. 
Au lieu d'être motivées par la joie de s'atteler à cette tâche, elles se trouvent face à l'alternative absurde de s'inscrire au MBA ou de se ceinturer de dynamite. Ce constat, que j'avais déjà fait au lendemain de l'écroulement du Wall Street Center, conserve toute sa désolante pertinence. 

Pas de solution simple 

Face à tout cela, on fait quoi? Tout d’abord, je n’ai pas de solution toute faite… et je me méfie de tous ceux qui préfacent leurs interventions par «La réponse, évidemment, c’est…». Le problème est complexe et multiple, nous l’avons laissé croître et foisonner pendant plus d’une génération; il est donc tout aussi simpliste de croire qu’on va le résoudre par des actions immédiates et directes que de s’imaginer qu’il va suffire de faire preuve de tolérance et de compréhension pour implanter des mesures à long terme. Je me contenterai d’indiquer un certain nombre de pistes qui ne sont pas exclusives les unes des autres, mais au contraire devraient obligatoirement être poursuivies simultanément et conjointement. 
Il est clair qu’il faut parer au plus pressé par de meilleures dispositions de sécurité interne non seulement là où des attentats ont déjà eu lieu mais partout où ils sont envisageables… et ces mesures auront forcément une dimension extra-territoriale, impliquant une collaboration parfois malaisée entre des États de tradition et de mentalité différente, et notamment ne partageant pas la même conception des libertés civiques qu’il demeure essentiel de préserver. Prenons garde de vouloir fabriquer des «forteresses» repliées sur elles-mêmes et fondées sur l'exclusion de l'autre (en Europe, aux USA, au Canada ou en Australie...); c'est peut-être un réflexe naturel face au danger perçu, mais c'est surtout faire le jeu de l'ennemi. Si on veut vraiment éliminer le terrorisme, il faut le voir aussi abject, aussi urgent à combattre quand il se produit à Beyrouth, Sousse, Mombasa ou Bombay qu'à New-York ou Londres ou Paris. Pas seulement parce qu'un être humain est un être humain, peu importe sa langue ou sa couleur. Mais aussi parce que rien n'aide plus les terroristes que de distinguer nous-mêmes deux classes de victimes, deux «solidarités sélectives» dont une seule serait importante... et dont l'autre se sentira forcément diminuée, laissée pour compte et donc nettement moins motivée pour prendre part à une lutte qui ne peut être que globale.
À moyen terme, il faut réexaminer la logique et les méthodes de «porter la guerre chez l’adversaire», notamment la possibilité de fermer le robinet du financement des extrémismes, sanguinaires ou non, et l’importance d’impliquer les voisins immédiats des territoires visés, dont les forces armées parlent la ou les langues, connaissent les coutumes et les spécificités du terrain… et ont la capacité de verrouiller les frontières contre l’entrée ou la sortie de combattants ennemis et d’équipements militaires. Il faut aussi réfléchir à l’après, à ce que deviendront ces pays et ces populations, non pas en fonction de nos seuls voeux pieux et de notre propre conception de ce qui est souhaitable, mais en tenant compte des réalités et des volontés locales. Les leçons de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Lybie à cet égard sont à méditer très sérieusement. 
Parallèlement, il faut s’attaquer au problème du flux de réfugiés, non seulement pour le gérer et reloger les millions d’individus qu’il charrie, mais encore pour trouver des manières de le réduire et idéalement d’y mettre fin, par exemple en aménageant dans les régions belligérantes des zones de sécurité – ce qui sera loin d’être facile, puisque chacune des guerres dont je parle comporte non pas deux, mais plusieurs camps souvent mutuellement hostiles. 
Sur le plan économique, on devrait sans doute s’inspirer de la grande leçon de la Deuxième guerre mondiale, où pour faire face à une menace commune, des camps auparavant opposés ont trouvé des zones importantes, souvent imprévues de coopération, quitte à mettre de côté certains de leurs principes les plus chéris. Aussi bien les régimes communistes que les démocraties capitalistes ont adopté des «économies de guerre» où leurs méthodes habituelles de fonctionnement ont été transgressées, résultant d’un côté dans une production à la demande pratiquement sans intervention de Moscou, dans l’autre à des économies planifiées directement par Washington ou Londres. 
Je ne vois pas comment on peut faire efficacement «la guerre au terrorisme» si on tient mordicus à préserver tel quel le fonctionnement égoïste et contre-productif des institutions financières publiques et privées. 
Enfin, pour tarir le recrutement des jeunes idéalistes désabusés, il faut que les penseurs laïques non seulement de l’Occident mais de toute la planète se mettent à la tâche de concevoir une vision renouvelée, plus ouverte et plus solidaire du monde. Je précise que «laïque» ici est utilisé dans son sens purement politique: il ne veut pas dire non-croyant, mais capable de subordonner ses croyances au bien commun et à la souveraineté des peuples. Il est indispensable et urgent, mais pas suffisant, de mettre fin aux dérives ultra-matérialistes et égoïstes qui ont perverti le cadre intellectuel hérité du Siècle des Lumières. Aussi bien l’individualisme libéral que nos conceptions de la démocratie et de l’économie ont des vices intrinsèques qui sont apparus à la longue et qui nous obligent à repenser en profondeur certains des principes fondateurs de la civilisation moderne. 
L’émergence des technologies de l’information à l’échelle mondiale, combinée à la crise écologique qui bouleverse les règles du développement et les axiomes du progrès, impose une réflexion nouvelle dans laquelle l’individu cesse d’être la mesure unique de la société et la culture européenne le centre intellectuel de la planète. Il ne s’agit pas d’une «guerre des civilisations», mais au contraire de leur fusion, indispensable à la survie de notre monde. 

Salut, les copains!

14 novembre 2015

Au lendemain du Bataclan

Il y a bien assez d'«experts» pour disséquer les causes à court terme et les remèdes immédiats aux attentats terroristes, assez de bonnes âmes pour compatir avec les victimes et leurs proches, assez d'amis de la France pour proclamer leur solidarité, que je me permets de faire l'impasse sur ces formes d'intervention tout à fait honorables. Mon tempérament libre penseur et iconoclaste me pousse plutôt vers des thèmes de réflexion encore un peu confus mais à plus longue portée — et sans doute plus dérangeants. Je m'en excuse d'avance auprès de ceux dont je heurterai ici la sensibilité.

Toutes les croyances sont égales, y compris l'incroyance

Aucune religion qui persiste à faire une distinction qualitative entre «croyants» et «incroyants» ne devrait être tolérée, encore moins encouragée par les États: la proclamation solennelle par un clergé que toute foi — y compris le rejet de la foi — sera inconditionnellement respectée par ses membres doit être un préalable au droit d'exercer dans un pays. Non seulement la critique des croyances quelles qu'elles soient doit être admise par tous, elle doit être activement soutenue par les autorités. J'ajouterai que sans le mythe de la vie après la mort et du Paradis pour les croyants que véhiculent toutes les grandes religions, le recrutement des terroristes-kamikazes serait impossible. Les Identités meurtrières d'Amin Maalouf ne vont pas assez loin, mais la dénonciation qui s'y trouve du danger inhérent aux religions monothéistes est un point de départ incontournable en ce sens.

Dénoncer les terroristes ne suffit pas

Ce ne sont pas les seuls terroristes que les évêques, rabbins, imams et autres lamas doivent dénoncer, c'est la mouvance entière des intolérances religieuses, même pacifiques en apparence. C'est elle qui constitue le terreau qui donne naissance aux activistes de la mort, qui les nourrit et les protège. Si on ne s'attaque pas de l'intérieur à ce qui est la racine profonde du mal, la «guerre au terrorisme» se poursuivra sans fin, car la cohorte des «guerriers de Dieu» ne cessera d'être renforcée par de nouveaux-venus  radicalisés par les circonstances ou par des prosélytes dissimulés dans la masse des naïfs innocents.

Croire en Dieu ou croire en l'homme?

Je pense que nous arrivons à un carrefour majeur dans l'histoire humaine, où il va falloir choisir entre croire en Dieu et croire en l'Homme. L'évolution du dernier tiers de siècle indique fortement qu'il y a incompatibilité entre les deux. En particulier depuis la montée des Taliban et d'Al Qaida en Orient, le lent génocide des Palestiniens par les Juifs d'Israël, le démembrement «confessionnel» de l'ex-Yougoslavie. Une laïcité passive et superficielle des États n'est plus un rempart suffisant contre l'intransigeance religieuse et l'obscurantisme. La Peste de Camus est à relire d'urgence.

Une absence d'idéaux

Assis complaisamment sur des principes qu'il ne respecte même pas dans la pratique (liberté de l'individu, égalité des sexes, démocratie politique...), l'Occident est tombé dans le piège d'un capitalisme totalitaire dont le seul moteur efficace est la rapacité et l'enrichissement personnel à tout prix. En diabolisant les diverses variantes du progressisme social et économique, il a concédé aux superstitions religieuses le monopole crucial des idéaux inspirants. Or c'est là un élément clé dans la nécessaire formation d'une élite des jeunes curieux et altruistes, dévoués au bien commun et à l'amélioration du sort des peuples. Le peu d'impact concret des vagues récentes de contestation (Printemps arabe, Indignados, Occupy Wall Street) a démontré qu'il n'y a plus pour les jeunesses du monde de cadre intellectuel positif et donc d'exutoire pratique à leur soif de «refaire le monde», un monde qui en a pourtant bien besoin. Au lieu d'être motivées par la joie de s'atteler à cette tâche, elles se trouvent face au choix absurde de s'inscrire au MBA ou de se ceinturer de dynamite. Ce constat, que j'avais déjà fait au lendemain de l'écroulement du Wall Street Center, conserve toute sa désolante pertinence.

13 novembre 2015

Du neuf avec du vieux...

J'ai fini par lire la déclaration de François Legault sur le «virage nationaliste» de la CAQ. Curieuse idée que celle de vouloir refaire un parti autonomiste de droite ayant pour objectif de maintenir le Québec dans le Canada, comme s'il n'y en avait pas déjà eu un. 
Ma première question est: pourquoi s'arrêter en si bonne voie et ne pas donner au parti un «nouveau» nom plus explicite, par exemple Union Nationale, avec comme devise «Rendez-moi mon butin»?
Et ma deuxième question: sur quelle planète était François Legault quand Brian Mulroney a démontré hors de tout doute, par l'épisode du Lac Meech, l'impossibilité de modifier de l'intérieur le carcan rigide de la Constitution canadienne telle que conçue et imposée par Trudeau père? 
J'avais écrit en 1992 (Le Simple bon sens, Éditions Québec-Amérique, préface de Pierre Vadeboncoeur) que le seul espoir du CANADA lui-même de sortir de ce piège était que le Québec vote OUI à un référendum sur la souveraineté puis négocie avec le reste du pays un nouveau pacte... et à ma surprise plusieurs experts constitutionnels (et au moins un sénateur libéral, sous le sceau du secret) ont alors pris la peine de m'écrire ou de m'appeler pour me confirmer que j'avais raison. 
Si M. Legault s'imagine qu'il pourra obtenir l'accord unanime de dix provinces, trois territoires et je ne sais combien de Premières Nations (sans compter deux ou trois ratons-laveurs) pour arracher à Ottawa quelques miettes de droits, et cela sans avoir le moindre moyen de pression ni le moindre allié extérieur ou intérieur, je lui suggère un pélerinage à Ste-Anne de Beaupré ou à l'Oratoire St-Joseph comme préalable à sa négociation! Ou, à défaut, une bonne douche froide...

12 novembre 2015

Un bémol à la néo-Trudeaumanie

Je suis d'accord qu'il faut donner la chance au coureur et que l'arrivée au pouvoir à Ottawa de Justin Trudeau fait souffler sur la politique fédérale canadienne un vent bienvenu de fraîcheur et de décontraction. C'est pourquoi j'ai attendu quelques semaines avant de publier une réflexion post-électorale critique. Mais il y a des limites à l'euphorie qui semble gagner le pays. Il ne faut tout de même pas nous aveugler sur certains reculs évidents que ce résultat comporte pour l'ensemble du Canada et pour le Québec en particulier. J'en citerai deux dans chaque cas.
Pour le Québec:
1. Imaginer que les positions et les droits du Québec seront bien défendus parce que nous avons sept ministres au Cabinet et une cinquantaine de députés libéraux est d'une extrême naïveté. Comment le fédéraliste acharné Stéphane Dion, la carriériste Mélanie Joly, la députée d'un comté fortement bilingue Marie-Claude Bibeau (ministre de la Francophonie!) et la figure de proue westmontaise Marc Garneau peuvent-ils être vus comme des défenseurs du Québec francophone? Aucun, de surcroît, n'est à la tête d'un ministère économique majeur ou d'un secteur crucial pour nos aspirations. Quant au premier ministre et ministre des Affaires intergouvernementales, le seul fait d'être québécois lui interdit de se montrer partial en notre faveur, sans compter que sa priorité sera sans doute de favoriser Philippe Couillard et les libéraux locaux, ce que je trouve très difficile de voir comme un avantage pour le Québec.
2. De même, le retour en force du parti de PET, responsable de la Constitution de 1982, du scandale des commandites et de la «Loi sur la clarté» référendaire est un évident recul pour le mouvement nationaliste, non seulement souverainiste mais même autonomiste. Mes amis du Bloc ont eu beau critiquer violemment Mulcair sur ce plan, il reste qu'objectivement les libéraux sont bien plus férocement opposés à l'affirmation nationale québécoise que ne peut l'être le NPD — d'autant plus que la totalité de leurs députés québécois sont solidement fédéralistes, alors que la majorité des néo-démocrates qu'ils ont remplacés étaient au pire neutres ou ambivalents à cet égard. Ce n'est pas le retour par la porte d'en arrière d'une dizaine de bloquistes sans pouvoir ni budget qui va compenser pour ce qui ne peut être considéré que comme un revers majeur pour l'idée même de Nation.
Pour le Canada:
1. Paradoxalement, la position multiculturaliste et rigidement droits-de-l'hommiste de Justin Trudeau a été beaucoup plus catégorique et sans la moindre réticence dans l'affaire du niqab que celle de Thomas Mulcair... et alors que ce dernier a dû faire face à une grogne manifeste de ses députés sur la question, on n'a pas entendu même un soupir de protestation chez les libéraux. Pas un mot sur l'accroc à la laïcité de l'État, aux droits des femmes et à l'égalité de tous les citoyens devant la loi. L'espoir que des correctifs soient apportés à une situation prometteuse de conflits et de discrimination, particulièrement dans un pays d'immigration cosmopolite comme le nôtre, est désormais bien mince pour ne pas dire inexistant.
2. Les belles déclarations sur l'environnement et le respect de la planète et le pélerinage médiatisé à Paris d'une ministre photogénique ne doivent pas faire oublier que Justin Trudeau s'est prononcé en faveur de la poursuite des politiques pétrolières et des oléoducs, avec quelques réserves mineures. L'épisode de la démission forcée de son coprésident de campagne et proche conseiller Daniel Gagnier pour accointances trop étroites avec cette industrie ne peut pas être balayé comme un incident isolé, face à une longue histoire de copinage entre le parti et les pétrolières depuis la proclamation par Trudeau père de la politique d'autonomie énergétique il y a bientôt 40 ans. On peut aussi douter que le fils va sacrifier pour les beaux yeux de la planète la possibilité de faire des gains électoraux importants dans les provinces de l'Ouest en flattant leurs ambitions pétrolifères et de consolider son hégémonie sur les Maritimes en y renvoyant à travers la moitié du pays des flots  de pétrole «sale» à raffiner.
En conclusion, je rappelle que les prédictions pessimistes sur l'évolution de l'économie et du budget fédéral risquent de mettre à mal la promesse phare d'une relance de l'économie grâce à des déficits restreints et judicieux. Il est raisonnable de s'attendre dans les prochains mois à des coupures sévères dans les beaux projets annoncés.
Cela ne veut pas dire que l'élection de Trudeau est un mal en soi, au contraire: ne serait-ce que l'élimination de Stephen Harper et de sa bande de conservateurs néolibs et leur remplacement par des troupes et des idées fraîches ne peut être qu'un progrès notable. Mais cela veut dire que nous avons intérêt à modérer nos attentes... et à conserver un regard critique, surtout en l'absence du frein aux excès et aux instincts d'apprenti-sorcier du beau Justin qu'aurait constitué un régime minoritaire.

02 novembre 2015

Contre un Canada guerrier

Je vois au Téléjournal un jeune combattant canadien qui fait campagne pour l'envoi de troupes canadiennes au sol avec les Kurdes contre Daesh et Al Assad. Je sympathise avec son engagement, mais y répondre serait une erreur géopolitique majeure.
Avec l'Inde et la Suède (et Cuba à un degré moindre), le Canada est un des rares pays dont le pacifisme et la neutralité (ou du moins l'attitude non menaçante et libre de tout colonialisme) se combinent avec une expertise militaire reconnue. Ce curieux alliage en fait un des quelques acteurs mondiaux capables d'intervenir dans les zones de conflit pour séparer les belligérants et calmer le jeu, puis servir de «courtier honnête» sans parti-pris dans d'éventuelles négociations de paix.
D'autres — États-Unis, Angleterre, France, Russie — ont un profil différent, celui de «pays guerriers» entraînés et enclins à intervenir de façon agressive et partisane dans les conflits. Je ne les condamne pas, au contraire: je crois que les deux types sont indispensables à l'équilibre du monde.
Mais le premier est beaucoup plus rare et, en conséquence, plus précieux. C'est pour cette raison, et non par pusillanimité ou calcul égoïste, que le Canada doit retrouver son vrai rôle de non-combattant sur la scène mondiale, après le désastreux épisode harpérien.

13 octobre 2015

Une élection hors de l'ordre courant

J'ai beau avoir depuis longtemps décidé comment je vais voter lundi prochain, je sens le besoin de mettre de l'ordre dans mes idées à l'issue de ce qui aura été une campagne hors norme, non seulement par sa longueur, mais encore plus par son caractère et ses péripéties.

 La longue campagne 

Au départ, je croyais que la manoeuvre transparente de Stephen Harper pour désavantager ses adversaires, surtout le NPD, était aussi inutile que malhonnête. Onze semaines de campagne, le double d'une durée «normale», ne pouvaient rien apporter de neuf sauf des répétitions à n'en plus finir et le désintéressement des citoyens, me disais-je. J'avais tort.
 Non seulement cette période a été riche en rebondissements instructifs, mais elle n'a cessé d'obliger les partis à préciser et à défendre leurs positions de manière beaucoup plus détaillée que d'habitude. Ce qui a provoqué dans l'électorat des fluctuations significatives. La meilleure preuve en est le nombre exceptionnel d'indécis à quelques jours du scrutin.
Je ne dis pas que nous devrions subir pareille épreuve tous les quatre ou cinq ans, mais il me paraît évident que dans les circonstances actuelles, l'exercice s'est avéré remarquablement fécond, même s'il a été déclenché pour les mauvaises raisons.

 Un tournant historique 

D'une part, nous sortons péniblement d'une crise économique et sociale majeure, qui réclamait un débat de société plus approfondi. À cela s'ajoute un contexte international particulièrement troublant, où les thèmes des réfugiés et de l'immigration ont pris une acuité nouvelle et où se repose en termes nouveaux la question du rôle et de la réputation du Canada dans un monde de plus en plus conflictuel et violent.
Deuxièmement, il était indispensable de clarifier le résultat paradoxal de la dernière élection, où un étonnant sursaut vers la gauche, en particulier au Québec, a eu pour effet de donner une majorité au gouvernement le plus à droite que nous ayons connu au moins depuis Diefenbaker.
 D'une part, il fallait voir si la véritable lutte à trois qui était apparue en 2011 entre une droite, un centre et une gauche relativement bien définis n'était qu'un accident de parcours, ou au contraire se confirmait comme un élément durable du paysage politique.
D'autre part, après dix ans d'un régime se réclamant de plus en plus ouvertement de la pensée néolibérale et de la droite dure américaine, il fallait voir si la population dans son ensemble s'était convertie à cette façon de voir, ou si elle tenait toujours à un modèle socioéconomique canadien beaucoup plus inspiré du centre-gauche. Et accessoirement si ce sentiment était uniforme ou s'il existait des clivages marqués entre les régions.
Un autre dossier qui a eu son importance en début de campagne mais qu'on a en grande partie oublié par la suite est celui de la gouvernance et de l'intégrité des gouvernants. D'un côté, Harper et son cabinet ont été hantés par le procès Duffy et les présomptions de manoeuvres douteuses. Par ailleurs, Thomas Mulcair a été victime à la fois de prises de position datant de son passé libéral et d'une ambiguïté de son message selon qu'il s'adressait au Québec ou au Canada anglophone. Enfin, Justin Trudeau, traînant la patte en début de campagne, a dû appeler à l'aide deux de ses prédécesseurs, Paul Martin et Jean Chrétien, qui risquaient de ressusciter le fantôme du «scandale des commandites» qui avait fortement contribué à la déchéance de leur parti il y a une décennie.
Enfin, pour le Québec, la «vague orange» d'il y a quatre ans était-elle un phénomène unique, le signal d'un virage à gauche que ne satisfaisait plus aucun des grands partis provinciaux, ou simplement un retour vers un vote «stratégique» entre les partis fédéralistes qui avait été la norme pendant des décennies, jusqu'à l'avènement imprévu mais spectaculaire du Bloc québécois il y a une vingtaine d'années?
Nous nous trouvions donc à un tournant historique, qui imposait une période de réflexion plus importante que ce que permet la durée habituelle d'une campagne électorale. Je ne crois pas que c'est ce que visait Stephen Harper... mais c'est ce qu'il nous a ménagé. Tant mieux.

Niqab, valeurs et sécurité

C'est un thème à trois têtes dont la présence était bien prévue dans la campagne, mais pas sous la forme qu'elle a prise. On attendait un débat plus ou moins chaud d'une part sur la loi C-51 restreignant les libertés civiles au nom de la sécurité et de la lutte au terrorisme et un autre sur la participation canadienne à la guerre au Moyen-Orient et le rôle du pays dans la communauté internationale, notamment quant à l'accueil des réfugiés. 
On a eu une tempête aussi dévastatrice qu'imprévue sur un troisième larron en apparence anecdotique: le niqab, qui a sinon enterré, du moins fortement coloré les deux autres. Et qui, ce faisant, a contribué à changer le sens de la campagne... et le destin du parti qui, jusque là, faisait la course en tête. 
Les libéraux et surtout le NPD, pris du mauvais côté de la barrière, ont eu beau répéter la mantra «Passons aux choses sérieuses», ils ne sont jamais parvenus à escamoter ce qui est, en fait, devenu un élément majeur de la campagne. Pour deux raisons. 
La première porte un nom bien simple: démocratie. Si ce n'est pas au peuple citoyen à décider ce qui est important dans la seule période où il a son mot à dire dans la façon dont on l'exploite, je me demande bien à quoi sert tout cet exercice. Peu importe que l'attention du peuple se fixe sur un objet qui ne correspond pas aux priorités des gouvernants et des commentateurs. 
La deuxième raison, encore plus forte, c'est que cette fois du moins, le peuple avait raison. Que la Charte des Droits individuels puisse servir de garantie inconditionnelle à l'obscurantisme sexiste de n'importe quelle coutume idiote est un danger majeur pour nos sociétés... Je ne vois pas comment on peut se dire laïque et civilisé et accepter que nos tribunaux approuvent le fait qu'un individu (peu importe sa croyance) ait tordu le bras à sa femme ou à sa fille jusqu'à ce qu'elle réclame comme un «droit» un geste qui l'abaisse et fait d'elle un objet de sarcasme et de discrimination. Toute loi qui favorise un tel détournement du concept de droit est une mauvaise loi et il faut la changer d'urgence, au lieu de s'abriter derrière la toge des juges... 
D'ailleurs, le fait que le Québec, depuis la Révolution tranquille, soit devenu la région la moins pratiquante de l'Amérique du Nord n'est sûrement pas étranger à sa réaction, la plus vigoureuse au pays, à ce qui a été perçu comme une menace directe à une laïcité de l'État désormais considérée comme une de nos valeurs fondamentales. 
Que près de deux mois plus tard, la question demeure assez vivace pour provoquer un ironique mouvement populaire du «vote voilé» n'est qu'une preuve de plus de sa pertinence. Bravo pour l'intelligence du peuple. 

Déficit, impôts et modèle social 

Ce qui devait être le thème majeur de la campagne est presque devenu un sous-thème, omniprésent mais en sourdine, souvent à travers des aspects secondaires ou anecdotiques: la vision qu'ont les partis de l'économie et, en conséquence, du modèle social canadien, en particulier comparé à celui de nos voisins du sud. 
Ainsi, la dimension «croissance et politique industrielle» s'est transformée en un débat sur le pétrole, qui a inévitablement dérivé en une discussion âcre et complexe sur l'environnement. Curieusement, seul le Bloc québécois a fait un effort réel pour remettre le vrai problème sur le tapis. 
La question d'une politique de relance et des raisons pour lesquelles le Canada ne s'est pas mieux relevé de la crise de 2007-2009, alors qu'il avait tous les atouts pour le faire, aurait pu être le fossoyeur des espoirs des conservateurs. 
 Bizarrement, au lieu d'attaquer le gouvernement sur son douteux bilan à cet égard, les deux principaux partis d'opposition se sont lancés dans une joute entre eux à savoir s'il était ou non acceptable et pertinent de faire des déficits dans la conjoncture actuelle. Les libéraux ont gagné cette bataille avec un gambit audacieux aux dépens d'un NPD qui, se voulant rassurant, s'était enfermé dans une position conservatrice qui ne convainquait pas ses propres partisans, encore moins les électeurs centristes qu'il espérait ainsi séduire. Mais le plus important est que pendant ce temps, Stephen Harper rigolait sur les lignes de côté, sans perdre une plume de son panache. 
Il a fallu attendre les deux dernières semaines de la campagne pour que resurgisse ce qui aurait pu être le sujet majeur de l'affrontement: la dérive des conservateurs vers une vision minimaliste à l'Américaine du rôle de l'État, face à une tradition canadienne beaucoup plus sociale et interventionniste. 
J'ai la nette impression qu'il existe sur ce point un assez large consensus contre le virage à droite, qui se traduit par la volonté de renverser le régime en place, quitte pour cela à recourir à un vote «stratégique». Mais il est peu douteux que les partis d'opposition, les néo-démocrates en particulier, auraient eu avantage à taper ensemble sur cette faiblesse de l'adversaire principal, au lieu de s'égarer dans des combats singuliers entre eux. Ce faisant, ils ont laissé Stephen Harper replacer la discussion sur le terrain, beaucoup moins miné pour lui, des réductions ou hausses d'impôts pour telle ou telle catégorie de contribuables. 

Une gauche qui n'ose pas dire son nom 

Ce qui pour moi aura été l'évènement majeur (et la plus grande frustration) de la campagne est l'incapacité du NPD à comprendre que la volonté de renouvellement dans la population voulait dire un mouvement non pas seulement vers le centre, mais vers une gauche modérée... qu'il était de loin le mieux placé pour incarner. 
Le recentrage opéré en 2011 par Jack Layton était sans doute nécessaire pour débarrasser le parti d'une partie de sa tradition travailliste à l'anglaise et lui donner une crédibilité accrue au centre. 
Mais sa réussite même prouvait qu'il était suffisant, et que dans le nouveau contexte d'une véritable lutte à trois, il était nécessaire que le NPD réaffirme son rôle de défenseur du changement et du progrès social, nettement à gauche d'un parti libéral qui avait besoin de se refaire une place après sa récente déconfiture. 
Au lieu de cela, il s'est acharné à démontrer que lui aussi pouvait être un parti conventionnel, par exemple par son refus catégorique (et aussi absurde que peu crédible) de tout déficit même pour des fins de relance économique et de réinvestissement dans les infrastructures, par sa position ambiguë sur la production pétrolière et les oléoducs, enfin par son échec total à confronter la dimension sociétale et laïque de l'affaire du niqab. 
Pendant ce temps, il se laissait contourner sur sa gauche par des libéraux qui, bien mieux que lui, semblent avoir pris le pouls de l'électorat... quoique je doute fort de leur sincérité à cet égard et de leur volonté réelle de mettre en oeuvre la vision social-démocrate qu'ils font miroiter.  Ironie du sort, le parti qui est tout près de l'emporter en tant que «porteur du changement» est celui qui a dirigé le pays pendant la plus grande partie du dernier demi-siècle, mené par le fils d'un de ses leaders emblématiques avec l'appui de deux autres figures «historiques» vétustes, sans la moindre prétention à la nouveauté.
Une autre dimension du nécessaire changement que les néo-démocrates ont complètement ratée est celle du renouvellement non seulement du personnel politique, mais du rôle et du caractère mêmes des élus. Il y a quatre ans, le parti a hérité de près d'une centaine de nouveaux députés sans expérience, souvent jeunes mais qui, étonnamment, se sont souvent imposés par leur dynamisme, leur capacité d'écoute, leur talent pour lancer des initiatives imaginatives répondant à des besoins réels. Un véritable souffle nouveau au Parlement et dans les comtés, à orientation plus citoyenne que partisane, qui avait le potentiel de séduire un électorat souvent déçu par ses représentants. 
Au lieu de jouer sur cette force, le NPD a pris l'étrange risque de négliger le symbole le plus frappant de son rajeunissement et de sa pertinence accrue, pour s'en tenir à une campagne archi-traditionnelle, entièrement centrée sur un chef peu charismatique au passé quelque peu vulnérable et aux idées nettement plus conservatrices que celles de ses députés, de ses partisans... et peut-être même de l'électorat général qu'il prétendait convaincre. 
Pis encore, il a jugulé un début de révolte justifiée de ses députés contre sa prise de position incompréhensible sur le niqab, s’aliénant une partie de son électorat québécois progressiste et renfonçant son image centralisatrice et autoritaire. 
Cette accumulation d’erreurs lui a fait perdre l’avantage majeur qu’il avait au Québec et, à un degré moindre, en Colombie britannique, minant par le fait même ses chances d’être enfin reconnu dans le reste du pays, notamment dans les Maritimes et en Ontario, comme un vrai parti de gouvernement. 
A-t-il par le fait même gaspillé une occasion unique d'infléchir dans un sens plus progressiste et plus actuel la politique canadienne? Il est trop tôt pour l'affirmer, mais j'en ai bien peur. 

Le malentendu québécois 

Comme c'est souvent le cas, la singularité québécoise est venue perturber ce qui était en principe une élection purement fédérale. Pourtant, les souverainistes ne sont pas au pouvoir à Québec, les grands enjeux de la campagne avaient peu d'incidences directes pour eux, et leur véhicule habituel, le Bloc québécois, avait été effacé de la carte politique, à peu de choses près, il y a quatre ans. 
Mais trois facteurs entièrement distincts se sont conjugués pour réintroduire une ombre proprement québécoise dans le portrait: le retour de Gilles Duceppe, l'incontournable niqab et la question de l’exploration et du transport du pétrole. 
L’honnêteté foncière de Duceppe, sa connaissance des dossiers, ses talents pour le débat et son indéniable passion pour le Québec ont eu pour effet de redonner un souffle de vie à ce qui était un organisme moribond. De plus, le débat sur le niqab, où il était le seul à défendre explicitement et intelligemment le consensus quasi universel de l’opinion québécoise, lui a donné un coup de pouce considérable… et mérité. Enfin, les maladresses et les atermoiements de Thomas Mulcair sur la question pétrolière ont privé le NPD des armes dont il avait besoin pour contrer une remontée du Bloc qui s’effectuait en bonne partie à ses dépens. 
Mais le miracle a ses limites: rien ne peut refaire du Bloc une véritable force politique, ni surtout lui rendre un rôle utile ni dans la sphère fédérale, ni dans le mouvement vers la souveraineté et l’indépendance. Qu’il ait deux, cinq ou une dizaine de députés, je ne vois pas de quelle façon il pourra défendre efficacement les intérêts du Québec à Ottawa; en revanche, en favorisant soit la réélection de Stephen Harper, soit l’ascension de Justin Trudeau, il est difficile d’imaginer en quoi ces deux options peuvent servir sa cause aussi bien que l’aurait fait la venue au pouvoir du seul parti réellement progressiste… malgré tous ses défauts. 
Et sur le plan strictement québécois, je persiste à croire que depuis au moins trois élections, le Bloc joue sans le vouloir le rôle d’excuse pour tous les timorés qui, rassurés par une présence purement défensive au Parlement central, se sentent dispensés de voter pour les partis souverainistes dans les élections provinciales. La naissance et la montée en force d’abord de l’ADQ puis de la CAQ, évidents refuges des nationalistes craintifs, me semblent une preuve suffisante de ce phénomène. 
Ce que j’espérais, comme le faisaient sans doute les gauchistes de Québec Solidaire, c’est que la vague orange de 2011 représentait un virage à gauche de notre électorat. Ce que je constate maintenant, c’est plutôt qu’il s’agissait d’un retour à l’attitude traditionnelle des voteurs québécois, qui pendant des décennies avant le Bloc, jouaient au fédéral un jeu subtil de vote «utile» en faveur de celui des partis fédéralistes qu’ils percevaient comme le plus avantageux, ou le moins nocif, pour eux. 

Conclusion 

Face à cette situation, je ne vois pas d’autre option que de voter quand même NPD, en espérant d’une part que le parti conservera une représentation respectable au Québec et au Canada et d’autre part qu’il se défera d’un chef sympathique mais inefficace, tout en conservant ses principes affirmés de gauche. 
Je demeure indépendantiste convaincu, j’ai un grand respect pour l’intégrité de Gilles Duceppe, bon copain et fils d’un ami cher, mais je trahirais mes convictions profondes si par un tentant romantisme, j’allais gaspiller mon vote à défendre une cause non seulement perdue, mais que je crois néfaste à nos objectifs ultimes.

03 octobre 2015

La leçon du niqab

Une première remarque sur le débat électoral canadien de vendredi soir: beaucoup plus que les autres, il a montré que sur le fond, il y a deux camps: celui, minoritaire, des ultra-conservateurs de Harper, et celui, majoritaire mais divisé, des progressistes plus ou moins affirmés, plus ou moins sincères. Depuis le centrisme libéral, jusqu'au nationalisme de centre-gauche du Bloc et au fédéralisme centralisateur mais syndicaliste et pro-féministe du NPD — et ça aurait été encore plus flagrant si Elizabeth May avait été présente. 
Entre le premier et les autres, il y a une faille idéologique majeure. Entre les trois, tout juste des nuances de pensée... ce qui a fait que malgré l'avantage évident qu'ils auraient eu à s'attaquer les uns les autres, ils se sont presque toujours trouvés involontairement ligués contre Harper. Ce n'est pas seulement, ni même surtout, une question de lutte pour le pouvoir et de «n'importe qui sauf le gars en place», mais vraiment une affaire de principe. Tant mieux.
Que le «gauchisme» de Trudeau junior soit un peu suspect et risque de ne pas résister aux tentations du pouvoir, que celui de Mulcair demeure coloré par son passé bigarré de libéral québécois, que celui de Duceppe soit aveugle à sa parenté évidente avec celui des autres provinces ne change rien à la chose. C'est d'autant plus dommage que leurs divisions vont peut-être permettre à leur ennemi commun de se maintenir au pouvoir et de poursuivre notre américanisation forcée malgré la volonté populaire... tout comme les deux dernières fois. Beurk.
Ma seconde remarque: ce n'est pas en répétant la mantra «Passons aux choses sérieuses» qu'on va escamoter ce qui est, en fait, un élément majeur de la campagne: le foutu et dérangeant niqab. Pour deux raisons.
La première porte un nom bien simple: démocratie. Si ce n'est pas au peuple citoyen à décider ce qui est important dans la seule période où il a son mot à dire dans la façon dont on l'exploite, je me demande bien à quoi sert tout cet exercice. Ou alors on crée un mini-comité de beaux esprits (par exemple Kim Campbell, Françoise David et Thomas Mulcair — qui malgré leurs désaccords s'accordent pour affirmer qu'une campagne électorale n'est pas le bon moment pour que le peuple se fasse des idées) qui vont nous dire ce qu'il faut penser et on économise les frais de l'élection.
La deuxième raison, encore plus forte, c'est que cette fois du moins, le peuple a entièrement raison. Que la Charte des Droits individuels puisse servir de garantie inconditionnelle à l'obscurantisme sexiste de n'importe quelle coutume idiote est un danger majeur pour nos sociétés... même si le cas ne se présente que deux fois sur 680 000 (Raïf Badawi en Arabie séoudite est aussi un cas unique, et après?). On ne peut en aucun cas se dire laïque et civilisé et accepter que nos tribunaux approuvent le fait qu'un individu (peu importe sa croyance) ait tordu le bras à sa femme ou à sa fille jusqu'à ce qu'elle réclame comme un «droit» un geste qui l'abaisse et fasse d'elle un objet de sarcasme et de discrimination.
Pour mieux comprendre l'absurdité de la situation, imaginez simplement ce qui se serait produit si c'était un garçon catholique ou juif qui, influencé par sa maman, avait prétendu prêter serment masqué (défense de rire, sous peine de 1000 coups de fouet)! Toute loi qui favorise un tel détournement du concept de droit est une mauvaise loi et il faut la changer d'urgence, au lieu de s'abriter derrière la toge des juges...
C'est certainement aussi important que le fractionnement des rapports d'impôts ou la protection de la gestion de l'offre laitière. Bravo, l'intelligence du peuple!

18 août 2015

Montréal, monde

Nous sommes rentrés à Montréal depuis jeudi soir, dans le confort surprenant de la classe Grand Large (affaires) de Corsair. Service aux petits soins, sièges larges et moëlleux, au menu très bon tournedos de poitrine de canard avec un surprenant bourgogne, assistance à l'embarquement et au débarquement. Le tout pour le prix d'une place économie d'Air France ou Air Canada.
Pour cause de décalage horaire, nous devons décommander l'anniversaire commun que nous nous étions promis entre Azur et Jean Antonin Billard – qui part demain pour le Portugal, on se reprendra sans doute à son retour en octobre.
Hier pour la première fois nous quittons notre cocon du LUX Gouverneur et descendons en ville. Montréal a bien ses défauts (en premier lieu le Maire Coderre!), mais nous lui redécouvrons une extraordinaire qualité: un caractère profondément cosmopolite mais discret et relax, sans la moindre prétention. La paëlla au lapin et fruits de mer du modeste El Gitano, av. du Parc, se compare avantageusement à tout ce que nous avons goûté à Paris ou Montpellier... et à bien des restaurants plus huppés d'Espagne. Et nous aurions pu en dire autant des mezzes et poissons frais de Milos pour le grec, du Latini et d'une demi-douzaine de trattorias de Saint-Laurent près de Jean-Talon pour l'Italien, du Taj et du Nupur pour l'indien, des homards tout frais de Delmo ou du mal-nommé Steak House du Vieux-Montréal. À des prix défiant souvent toute concurrence.
Arrêt suivant, la Société des alcools, monopole d'État dont on aime se plaindre... jusqu'à ce qu'en Europe ou aux USA on s'ennuie de son incroyable diversité. J'y déniche le même incroyable xéres amontillado 30 ans d'âge qu'à Jerez, la même suave et râpeuse grappa del friuli Poli ou Nonino qu'à Stresa ou Turin, le même Armagnac 1985 que chez le meilleur caviste de Pau ou Bayonne, un très correct muscat de Samos voisin de tablette d'un Lunel ou d'un Baumes-de-Venise, une vodka polonaise d'une clarté irréprochable, un choix infini de portos vintage ou ruby... Cher? Oui, certainement... mais au moins tout est là, à portée de la main. À Paris, Londres ou Rome il me faudrait une journée ou deux et trois fois le tour de la ville pour arriver au même résultat. Si même j'y parvenais.
En cours de route, nos chauffeurs de taxi sont philippin, québécois, haïtien et algérien, tous au moins bilingues, tous d'une impeccable politesse, d'une amabilité serviable et d'une bonne humeur incassable.
Rentrée à la maison, immense bloc d'appartements pour «retraités actifs» derrière le Stade olympique: sécurité sans faille mais invisible, accueil chaleureux, confort comparable à celui d'un hôtel quatre-étoiles parisien ou italien, panoplie de services: clinique santé (avec boutons d'appels répartis dans toutes les pièces de la maison), pharmacie, épicier, guichet bancaire, coiffeur, restaurant plus que correct, bistro, cinéma, billard, bowling, piscine, salle de gym avec monitrice, carré de pétanque, très joli jardin-promenade...
Ah! La vie est dure à Montréal, PQ.

02 août 2015

Facebook, le blogue et moi

Je me retrouve encore une fois, après une assez longue période de grande activité de communication (pour moi, du moins) sur Facebook, sur mon blogue et par courriel, dans une phase de quasi-silence (pour moi, toujours). Je ne fais plus que réagir ponctuellement et brièvement sur des thèmes qui me tenaient déjà à coeur, ou à commenter à la lègère sur d'autres, secondaires, qui m'amusent ou me distraient. Cette alternance n'est ni un accident, ni une conséquence du flux des actualités qui m'apparaissent plus ou moins importantes; elle correspond plutôt à la manière dont mon esprit fonctionne... et dont il a, je m'en rends compte, toujours fonctionné. C'est le caractère immédiat et instantané des nouveaux outils de communication qui me rend aujourd'hui la chose plus évidente. 

À chaud et à froid 

Ma (dé)formation et mes instincts de journaliste m'incitent à réagir rapidement et à chaud aux évènements et aux phènomènes qui me touchent. Une tendance que la présence sur Internet d'une bonne centaine d'interlocuteurs que je trouve intéressants et qui sont relativement disponibles (sans quoi je les élimine assez rigoureusement de ma liste, peu importe leur qualité intrinsèque) ne peut que renforcer. Ce qui fait que mes interventions, dans un premier temps, peuvent s'avérer brouillonnes, assez peu réfléchies... et pas toujours du meilleur goût. Ce sont les aléas d'un métier dont, même à la retraite depuis une douzaine d'années comme c'est mon cas, on n'arrive jamais à sortir complètement. De plus, et ceci est plus récent, elles ont acquis un caractère ad hominem, ciblé vers un ou quelques correspondants soit parce que ce sont eux qui ont déclenché mon envie de réagir, soit parce qu'ils me semblent plus motivés par le sujet et plus aptes à apprécier ce que je veux en dire. Que nous soyons d'accord ou non. 
En même temps, une longue réflexion sur les déficiences et le caractère souvent superficiel de ce même métier (cela date de la fin des années 1960 et plus exactement de l'expérience du Printemps de Prague) me pousse à revenir sans cesse sur ces réactions à chaud. Je m'efforce de les réexaminer d'un oeil plus critique, de les retraiter cette fois à froid, de les hiérarchiser, de les encadrer dans une pensée plus structurée et à plus long terme, quitte à l'occasion à modifier considérablement la vision que j'avais des évènements et mes opinions à leur sujet. Dans un premier temps, ces deux processus, à chaud et à froid, se poursuivent en parallèle, parfois se chevauchent et s'entrecroisent, résultant en un mélange de courts messages spontanés et de textes plus longs et plus organisés. Puis graduellement, les premiers se raréfient, laissant plus d'espace aux seconds... qui à leur tour en viennent à se tarir. Pour faire place au silence, ou presque, le plus souvent en vue d'une nouvelle réflexion. 

Le durable et le spectaculaire 

Le premier critère qui influence mon analyse est de faire la distinction entre des nouvelles, souvent d'importance égale en apparence, qui sont simplement spectaculaires mais destinées à s'effacer ou à demeurer sans suite autre que routinière, et d'autres qui promettent ou risquent d'avoir un impact sur l'évolution des évènements en général ou dans un domaine particulier. La plupart du temps, la différence est flagrante: sont du premier groupe les accidents de train ou d'avion, les naufrages, les crimes monstrueux et la majorité des attentats terroristes, les disparitions de personnages célèbres mais ayant terminé leur carrière, les sondages, la plupart des élections, les sursauts de la bourse, etc. Sont du second, les changements brusques de régime politique, les guerres majeures, les crises économiques de nature systémique, les courants de pensée et les phénomènes de société qui affectent directement la façon de vivre d'un nombre considérable de gens ou de minorités significatives, etc. 
Parfois cependant, le niveau d'importance ou d'inscription dans la durée d'un incident est difficile à discerner et c'est une combinaison assez floue d'intuition, d'expérience et de réflexion préalable qui m'oriente dans un sens ou dans l'autre. Non pas pour me vanter (ou si peu!) mais pour bien illustrer ce que je veux dire, parmi les «points d'inflexion» majeurs de l'actualité que j'ai ainsi perçus avant ou plus clairement que la plupart de mes confrères, je puis citer entre autres: le début de la crise du Watergate dès l'été 1972, l'avènement de l'informatique individuelle à la fin des années 1970, de la télématique et des réseaux au cours des années 1980, les effets pervers de la chute du Mur de Berlin en 1991-92 (notamment la remise en cause de la démocratie libérale), la probabilité d'un éclatement de la «bulle Internet» et l'émergence des réseaux sociaux numériques dès 1997, les conséquences à long terme du fiasco de la Constitution européenne en 2005, les promesses et les dangers du «Printemps Arabe» (et sa suite logique à Wall Street et chez les Indignados espagnols puis internationaux) dès janvier 2011. Parmi ceux (sans doute plus nombreux) que j'ai ratés ou gravement sous-estimés: l'effet social et économique des communications par satellite banalisées, celui des guichets automatiques-distributeurs de billets, les dégâts géopolitiques causés par la guerre russo-afghane des années 1980, les graves carences du Traité de Maastricht, l'énorme impact sur nos vies du téléphone portable puis des autres gadgets mobiles réseautés, la tragique décision de George W. Bush de légitimer involontairement le terrorisme religieux (jusque là considéré comme un acte criminel) en invoquant à son sujet les termes de «croisade» et de «guerre sainte», la dimension systémique de la crise financière de 2007-2009... 

L'oeil et l'oreille du public 

Un facteur qui rend cette perception plus difficile est que souvent, ce n'est pas l'importance intrinsèque d'un évènement qui amène les médias à le monter en épingle, mais un incident spécifique qui accroche l'oeil ou l'oreille du grand public. Je pense notamment dans l'actualité courante à la mort de ce bébé palestinien brûlé vif qui soulève plus d'indignation dans le monde et en Israël que les milliers de décès d'innocents aux mains des forces armées juives depuis des années. Ou encore à la probabilité que deux faits sans grand intérêt en soi, la soirée post-électorale au Fouquet's et le «Casse-toi, pauv'con» au Salon de l'Agriculture, ont joué un rôle disproportionné dans la défaite de Sarkozy en 2012. Ou à l'immolation par le feu d'un vendeur à la sauvette dans un trou perdu de Tunisie qui a déclenché le Printemps Arabe. En revanche, malgré son éloquence, son charme personnel et la pertinence de ses propos, Jean-Luc Mélenchon n'a jamais réussi à trouver le «petit plus» qui en ferait une vedette électorale, contrairement à Marine Le Pen. Et dans le sens opposé, Alain Juppé, pris en flagrant délit d'occuper un HLM de grand luxe à Saint-Germain-des-Prés, puis condamné pour fraude (ou au moins pour manque majeur de jugement en servant de paravent contre la Justice à son patron Jacques Chirac) et exilé au Québec pendant un an, peut revenir au premier plan sans la moindre trace négative de ces «casseroles», tandis que Jean-François Copé, pour en avoir fait beaucoup moins, disparaît de la scène comme avalé par une trappe. 
Tout cela pour dire qu'il ne suffit pas de jauger les évènements mêmes, mais tout autant de porter attention à la répercussion qu'ils ont dans l'opinion publique, et particulièrement à la persistance de cet effet, qui risque d’avoir des conséquences très sérieuses sur l’importance que peut prendre un phénomène dans l'avenir. 

Le pour et le contre 

Un autre élément auquel j'accorde beaucoup de soin, sur le moment même et encore plus dans ma réflexion subséquente, est de chercher à voir les deux, ou les multiples côtés de chaque médaille, en résistant à la tentation de me concentrer sur celui ou ceux qui sont le plus en harmonie avec mon avis initial sur un sujet. Ce qui ne signifie pas que je m'oblige à une sorte de neutralité artificielle (et d'après moi pusillanime), mais que je fais un effort particulier pour comprendre les facteurs ou les points de vue qui semblent s'opposer à la compréhension que j'ai d'une réalité. Parfois, je parviens à les éliminer comme inexacts ou non pertinents, mais assez souvent je suis forcé de les intégrer à ma réflexion, qui s'en trouve modifiée – et presque toujours améliorée. 
Les deux cas de figure se sont produits récemment dans le déroulement de la crise grecque. D'une part, bon nombre des critiques adressées à Syriza et à son premier ministre se révélaient simplement les échos d'une déformation des faits par une propagande hostile (notamment la quasi-totalité du discours moralisateur sur la dette, dont la partialité devenait claire dès qu'on confrontait les opinions d'experts économiques de différentes obédiences); d'autre part, les accusations gênantes de laxisme fiscal et d'une profonde corruption de l'État grec qui le rendaient indigne de confiance — un leitmotiv incessant des eurocrates vers la fin de la crise — et la constante caractérisation par les médias de Syriza comme un parti d'extrême-gauche contenaient une part de vérité, dont je me devais de tenir compte pour saisir toute la dynamique complexe de la situation. Je me suis donc retrouvé plongé dans une étude imprévue de l'histoire du pays depuis l'occupation ottomane jusqu'à la guerre civile qui a suivi le Second Conflit mondial. Et j'ai dû décortiquer l'évolution de Syriza depuis le groupuscule radical d'origine jusqu'à ce qui est devenu un parti de masse et de pouvoir, mais sans perdre entièrement ses racines idéologiques résolument gauchistes. 

La courroie et la «caisse de résonance» 

Une dernière chose que je tiens à mentionner est la façon dont je choisis d'utiliser l'Internet, et Facebook en particulier, comme un outil quelque peu égoïste de mon processus de réflexion. Je suis conscient que bon nombre de mes «amis» se servent principalement du réseau comme courroie de transmission pour faire circuler des informations de diverses sources qui correspondent à leurs préoccupations. C'est une manière de faire non seulement que je respecte, mais dont je ne me gêne pas pour tirer avantage: je reçois ainsi un véritable déluge de données diverses, souvent extrêmement utiles, dont une grande partie me resteraient inconnues autrement — ou alors je serais obligé de passer un temps précieux à aller moi-même les dénicher. Mais je dois avouer que je ne «retourne pas vraiment l'ascenseur» à cet égard. Bien sûr, il m'arrive de transmettre ou de signaler en retour à mes correspondants des documents qui me paraissent spécialement pertinents. Cette pratique ne m'est cependant pas systématique, et s'applique surtout à des nouvelles ou à des textes qui contredisent ce que je croyais savoir d'un phènomène ou d'une situation, ou qui ouvrent à son sujet des perspectives nouvelles ou imprévues. Je prends rarement, trop rarement sans doute, la peine d'étayer mes analyses et opinions par des matériaux d'appoint ou des arguments d'autorité tirés d'autres auteurs ou de sources diverses. 
La plupart de mes interventions sont donc de mon cru. Ce sont soit des réactions immédiates et ponctuelles à des évènements ou à des messages de mes interlocuteurs, soit des perspectives ou analyses plus fouillées, en réponse ou non à celles de mes amis ou des sources qu'ils citent. Et elles ont souvent comme objectif moins de placarder mes opinions pour convaincre mes lecteurs éventuels que j'ai raison, que de susciter leurs critiques ou leurs prises de position contradictoires afin d'élargir et d'enrichir mon champ de réflexion sur un sujet pour lequel je partage avec eux un intérêt... alors même que nous ne sommes pas entièrement d'accord. 
D'une certaine manière donc, je me sers de mes amis plus ou moins à leur insu dans une optique «contrariante»... mais j'espère qu'eux aussi trouvent leur compte à nos échanges. 
À la bonne vôtre...

18 juillet 2015

Impossible de réformer l'Union européenne?

Cette réflexion est provoquée par un intéressant article dans l'hebdo Marianne, «L'échec de Syriza, c'est l'échec de l'idée d'une réforme de l'UE de l'intérieur» (17/07/2015).
J'avais encore des réserves là-dessus jusqu'à la tragédie de lundi, mais je dois admettre que Syriza en a fait la démonstration convaincante. À ses frais et à ceux du peuple grec, hélas. On peut dire que la preuve était là depuis l'échec en 2005 de la tentative maladroite (et malhonnête) pour associer les peuples à l'évolution des structures de l'Union — qui a donné le non-respect des référendums en France et en Hollande sur la Constitution de Giscard et en Irlande sur le Traité de Lisbonne. Mais le caractère bigarré des oppositions d'alors, associant eurosceptiques et vrais réformateurs pro-européens, laissait planer un doute que la crise grecque a levé.
Par contre, je trouve que l'article de Marianne néglige un pan majeur de la question en limitant la problématique à la position des «gauches radicales»... et à l'Union européenne. Syriza, comme Podemos en Espagne et, dans une certaine mesure, Die Linke en Allemagne, ne sont pas des partis de gauche radicale classique, dogmatiques, exclusifs et reposant sur un appareil. Il est vrai que Syriza a son point de départ dans la «gauche de la gauche», mais sa composition actuelle est beaucoup plus variée; d’ailleurs, la volonté affichée aujourd’hui par toutes ses composantes de maintenir l’unité du parti malgré les divergences de pensée est à l’opposé de la tendance fatale au fractionnement des partis d’extrême-gauche. Die Linke est né d'une scission du parti socialiste allemand, qui était loin d'être extrémiste. Podemos est issu directement de la rencontre d'activistes de gauche tiers-mondistes avec les protestataires de toutes origines des Indignados. Cinque Stelle, en Italie, est essentiellement anti-idéologique, groupé autour de l'idée du «tous pourris».
Tous s'inscrivent dans une nouvelle démarche, celle des mouvements «citoyens» inclusifs qui offrent une plate-forme fondée non sur l'adhésion idéologique et l’obéissance à des consignes venues d’en haut mais sur des revendications spécifiques venues d’en bas et sur des possibilités d'action commune non seulement aux activistes de gauche, mais à tous les contestataires de bonne foi, y compris du centre et même de centre-droit, qui veulent changer les choses dans un sens favorable aux classes défavorisées — qui comprennent de plus en plus les classes moyennes. Cela crée une dynamique différente, qui pose de nouveaux problèmes mais ouvre aussi des espoirs inédits.
Par ailleurs la cible «changer l'UE de l'intérieur» est à la fois trop large et trop étroite. Une partie de la problématique, notamment dans le cas grec, est spécifiquement liée à la Zone euro et à son fonctionnement, qui est nettement plus dictatorial et moins formellement légitime que celui de l'Union dans son ensemble. C'est à ce niveau que la démonstration faite sans le vouloir par Syriza est le plus convaincante, même si elle est aussi largement valide pour toute la structure.
Mais le «déficit démocratique» maintes fois souligné au sujet de l'Europe à 27 réfère en réalité à une question beaucoup plus large, celle de la légitimité de la «démocratie représentative» (à laquelle je m'attaque dans mon manuscrit «Démocratie citoyenne!») qui touche la grande majorité des pays du monde. En d'autres termes, même si on réformait les institutions européennes pour faire plus de place aux représentants des peuples, on ne ferait disparaître que l'apparence de l'arbitraire, tout en ne modifiant pas sérieusement l'orientation de ce qui demeurerait une «Europe des notables» plus sensible aux volontés de la finance qu'à celles des populations.
Et ce problème n'est pas propre aux Européens, il confronte tous les contestataires à travers le monde, «Printemps arabe», «Indignés» de tous les continents, «Wall Street Occupiers», etc. qui n'ont pas pour l'instant de véritable alternative à opposer à un régime politique qui soutient activement et unanimement un système économique injuste et désuet.

13 juillet 2015

Tragédie grecque... avec un choeur d'aveugles

Disons d'abord que rendus à ce point, Alexis Tsipras et son cabinet de Syriza n'ont plus rien à perdre. La preuve est faite que leurs vis-à-vis de la Zone euro n'ont pas la moindre intention d'agir de bonne foi et que leur objectif est de punir et d'humilier la Grèce, non de l'aider. En conséquence, je propose presque sérieusement qu'ils devraient faire à la Zone euro la proposition suivante:
 1. Ils présentent au Parlement grec dans les 48 heures le «compromis» humiliant et inefficace que leur imposent l'Eurogroupe et le Conseil.
 2. Ils appellent un vote libre des députés sur le sujet, sans se prononcer publiquement ni pour ni contre.
 3. Pour favoriser quand même l'adoption de l'accord, ils invitent deux ou plusieurs des représentants suivants de l'Union à venir le défendre en personne face aux parlementaires de la Vouli: Mme Merkel, M. Hollande, M. Juncker, M. Dissjelbloem, M. Schultz. Ils leur demandent en particulier de s'expliquer sur les éléments suivants:
a- Pourquoi il est préférable de prêter à la Grèce des dizaines de milliards avec intérêts pour rembourser d'autres prêts que de suspendre simplement les paiements le temps que l'économie se refasse une santé, comme cela avait été consenti à l'Allemagne en 1953.
b- Pourquoi la Grèce doit fournir maintenant des «garanties de sérieux», alors que le gouvernement de Syriza s'est clairement comporté depuis son élection de façon nettement plus responsable et plus démocratique que les deux qui l'avaient précédé, à qui l'UE avait fait une confiance non méritée.
c- Pourquoi le fait d'appauvrir le peuple et de spolier les biens de l'État par des hausses de TVA (qui ne pourront sans doute pas être perçues), un chambardement brouillon et trop abrupt du régime de retraites et des privatisations en catastrophe offre une meilleure garantie de sérieux que l'adoption accélérée de véritables réformes structurelles.
d- Pourquoi il est si important de faire primer des règles administratives jamais votées par les peuples de l'Union et appliquées par des fonctionnaires non élus sur une volonté démocratique exprimée deux fois (par élection et par référendum) dans les derniers six mois.
 4. Une fois ces explications clairement données, l'accord accepté par le Parlement et les négociations subséquentes complétées sur le plan de refinancement et de relance, le résultat final est soumis au peuple grec par référendum.

 Plus sérieusement, non seulement les mesures réclamées n'ont aucun sens et ne démontrent en rien le sérieux du régime grec (seulement son asservissement), mais encore elles risquent fort de déstabiliser la seule équipe de gouvernement qui avait des chances de mener à bien de véritables réformes structurelles: refonte de la fonction publique, de la fiscalité (fin des exemptions aux armateurs et à l'église) et de la collecte des taxes et impôts, de la gestion des biens publics, des services de statistique et de contrôle du budget, élimination du paternalisme politique et du clientélisme éhonté des partis traditionnels, rationalisation sans coupures mortifères des services sociaux, etc.
Un bon point qu'il faut accorder à Mme Merkel. Elle admet que «la question de confiance n'est pas entièrement résolue». Sauf qu'elle le comprend à l'envers. On ne voit pas, en effet, comment la Grèce peut continuer à faire confiance à cette bande d'olibrius de la Zone euro, qui changent sans cesse les règles du jeu et augmentent stupidement des exigences déjà irréalistes, strictement pour satisfaire leurs préjugés locaux et leurs intérêts électoralistes. La logique des «grexitomanes» est impeccable: «Nous n'avons pas confiance dans le gouvernement grec. Regardez comme il nous a trompés en 2009 et 2011!» Et la minute d'après: «Il faut que ce radical de Tsipras démissionne et que le pouvoir revienne aux anciens partis modérés.» Qui sont, bien sûr, ceux qui étaient en poste en 2009 et 2011!
On a eu beau dire «Ouf!» ce matin, il faut par ailleurs être conscient des prochaines péripéties inquiétantes qui guettent l'Europe:
 • l'élection espagnole en fin d'année, où le sort de Podemos est à double tranchant: ou bien le mouvement citoyen sort affaibli de la crise grecque et les espoirs d'un virage vers une Europe plus  démocratique en prennent un sacré coup, l'Eurogroupe se sent libre d'appliquer le «remède grec» non seulement à l'Espagne, mais au Portugal, à l'Irlande, à l'Italie, pourquoi pas à la France tandis que se renforcent partout les europhobes de droite genre Front national et Aube dorée; ou bien les Espagnols serrent les poings et élisent un pouvoir populaire plus robuste que Syriza dans un pays aussi en crise, mais d'un poids économique sans commune mesure... et le psychodrame des dernières semaines recommence, mais à une tout autre échelle avec, notamment l'émergence tardive d'un axe Paris-Rome-Madrid face à une Allemagne d'autant plus dangereuse qu'elle se sentira poussée au pied du mur;
 • le référendum anglais sur la sortie de l'Union européenne dans deux ans, où ce qui vient de se passer rend infiniment plus difficile la tâche de Cameron de garder son pays dans l'Europe... sans compter qu'il faut oublier définitivement l'idée d'une adhésion à l'euro, dont les Britanniques auront pu constater qu'elle est synonyme d'une abdication de leur souveraineté;
 • un nouvel épisode de la crise grecque au plus tard dans trois ans, et encore, je suis optimiste, au vu du niveau insoutenable d'austérité qui est imposée à Athènes; cette fois la «solution» pourrait ressembler à ceci: sortie de la Grèce de l'euro puis de l'UE, répudiation totale de la dette, obtention de Moscou d'approvisionnements en pétrole et en nourriture contre des bases militaires russes autour de la Mer Égée et de l'Adriatique... On serait bien avancés avec un trou de 250 milliards et plus, une Grèce désendettée et russophile qui dans les cinq ans se trouverait mieux qu'aujourd'hui, Poutine mort de rire et les Américains furax.

07 juillet 2015

La planche de salut de la Grèce... et de l'Europe?

Il faut dire les choses comme elles sont: Alexis Tsipras et son équipe de Syriza sont les seuls à pouvoir résoudre la crise grecque sans dommage majeur non seulement pour leur pays, mais aussi pour l'Eurozone et l'Union européenne dans son ensemble. Toute tentative pour les écarter ou les marginaliser est contraire aux intérêts de tous, y compris l'Allemagne. Je m'explique: 

1. Singularité et cohésion 

Il n'y a pas d'autre interlocuteur valide en Grèce. Syriza, élu minoritairement il y a six mois, occupe maintenant tout le terrain. Les anciens partis de gouvernement se sont disqualifiés: la Nouvelle Démocratie de droite se retrouve sans chef ni programme ni crédibilité interne ou externe, et probablement sans base populaire solide; le Pasok socialiste est réduit à un moignon sans pouvoir, ni influence, ni capacité de remonter la pente dans un avenir prévisible. Aube dorée est non seulement un groupe quasi nazi obstinément anti-européen, donc inacceptable comme négociateur, mais sa popularité semble avoir plafonné. Tous les autres, y compris les communistes de KKE, ne sont que des groupuscules sans importance ni futur. Par contre, Tsipras et Syriza ont réussi à travers une période pénible, chaotique et divisive, non seulement à maintenir la cohésion d'une alliance fragile, presque contre nature avec leur partenaire de droite nationaliste ANEL, mais encore à obtenir l'adhésion graduelle de nombreux partisans de leurs rivaux aussi bien de droite que de gauche. Le résultat du référendum de dimanche l'a clairement démontré. L'accord conclu hier avec la quasi-totalité des dirigeants politiques a complété la transformation de ce qu'on appelle toujours à tort un «parti de gauche radicale» en un mouvement citoyen et nationaliste qui s'est constitué une plate-forme inclusive de gauche modérée rejoignant les préoccupations d'une très large majorité des Grecs. Il y aurait une élection demain, ce serait sans doute un raz-de-marée! Mme Merkel et ses acolytes doivent cesser de rêver d'un gouvernement grec de technocrates à leur botte ou d'une «union nationale» prête à toutes les concessions, formée de leurs anciens amis magouilleurs.

2. Perspicacité et vision 

Tout au long de ses six mois au pouvoir, le gouvernement Syriza a manifesté dans l'ensemble une vision lucide et terre-à-terre de la situation du pays, bien éloignée de la perspective simpliste et rigide de ses interlocuteurs bruxellois, autant que du «romantisme» dont on l'a accusé. Entouré d'un état-major d'une indéniable compétence, le ministre des Finances Yanis Varoufakis, spécialiste de la théorie des jeux, était aussi largement reconnu dans les cercles internationaux comme un des plus grands, sinon le plus grand expert sur l'économie grecque... ce qui a sans doute contribué à lui mériter l'inimitié de ses vis-à-vis de Bruxelles, à qui il ne se privait pas de mettre sous le nez leurs propres lacunes à cet égard, sans doute avec la morgue assez fréquente chez un intellectuel du plus haut niveau à l'égard de praticiens médiocres. 
La décision qu'on a tant reprochée à Alexis Tsipras de donner dès le départ priorité à des mesures allégeant les difficultés et les privations du peuple plutôt que de s'empresser de fournir à la troïka, à coups de coupes-sombres et de sacrifices imposés aux plus pauvres, des gages de sa soumission à leur vision des choses était aussi raisonnable que conforme au mandat qui lui avait été confié en janvier. L'évolution de ses positions à la table des négociations a été d'un remarquable réalisme, alors même que Mmes Merkel et Lagarde, campées sur leurs positions aveuglément néolibérales, la traitaient de «non adulte». Enfin et surtout, la manoeuvre ultime du déclenchement d'un référendum au moment crucial et sur la question qui montrait le plus clairement l'arrogance, le manque de compassion humaine et de perspective de ses adversaires, loin d'être le «coup de poker» dénoncé par la majorité des soi-disant experts, était un choix, risqué peut-être, mais basé sur une froide lecture de la situation et du rapport de forces dont le résultat a montré la justesse. 

3. Efficacité et adaptation 

On ne cesse de rappeler les erreurs commises par Tsipras et Syriza au lendemain de leur élection. Ces erreurs sont réelles, elles étaient sans doute inévitables vu que personne ou presque dans le nouveau régime n'avait l'expérience du gouvernement. Pour les remettre en perspective, on peut les comparer à celles commises en France en 2007 par Sarkozy, puis en 2012 par Hollande, en Espagne par Rajoy, aux USA par Obama, etc. dont la majorité n'avaient même pas cette excuse de l'inexpérience du pouvoir. On verra que dans la plupart des cas, les gaffes grecques prêtaient moins à conséquences et surtout qu'elles ont duré beaucoup moins longtemps: Syriza a fait preuve d'une remarquable rapidité d'apprentissage des rouages administratifs et d'une redoutable efficacité dans son fonctionnement, aussi bien dans la gouvernance que dans le jeu politique interne et dans la négociation extrêmement difficile et périlleuse avec une troïka et un Eurogroupe qui faisaient tout pour lui semer des peaux de bananes sous les pieds. Cela est encore plus frappant si on compare sa performance sur chacun de ces trois plans avec celles des deux régimes qui l'ont précédée à Athènes, la gauche du Pasok et la droite de Nea Demokratia. 

4. Honnêteté et indépendance 

C'est peut-être le facteur majeur en faveur de Syriza... et vu le barrage de propagande anti-grec que nous servent la majorité des médias, il est presque normal que ce soit celui qui est le moins mentionné. Or, Bruxelles et la troïka ne cessent d'insister, avec raison, sur l'importance pour l'avenir de la Grèce dans l'Europe d'une réforme fondamentale de l'État grec et de son administration. Sans paraître se rendre compte de la schizophrénie de leur attitude, puisque dans le même temps ils font l'impossible pour disqualifier ou faire tomber la seule équipe qui a toutes qualifications pour réaliser cette réforme.
Nous avons déjà mentionné ci-dessus sa perspicacité et sa compétence. Plus important encore est le fait que le gouvernement actuel n'est en rien mouillé dans les magouilles, les tricheries et les trafics d'influence qui ont marqué tous les régimes précédents, de gauche comme de droite. Et non seulement il arrive au pouvoir les mains nettes, mais il a aussi les mains libres: comme il n'est pas issu des élites traditionnelles profondément compromises et qu'il n'a reçu d'elles aucune aide financière, médiatique ou autre pour se faire élire, il n'a aucun intérêt à les favoriser, et tout avantage à épouser systématiquement contre elles la cause du peuple, des retraités, des chômeurs et des travailleurs ordinaires. Lesquels n'auront aucune objection, au contraire, à ce qu'il mette fin à des pratiques douteuses qui ont jusqu'ici largement profité aux riches plutôt qu'aux pauvres. 

5. Autorité et crédibilité 

On objectera, non sans raison, que certaines des mesures nécessaires de cette réforme seront impopulaires. La méfiance des Grecs à l'égard de l'administration est proverbiale et date de l'ère de l'occupation ottomane, l'évasion fiscale est un sport national, les régimes de retraite sont truffés de combines et de passe-droits qui avantagent indûment plusieurs catégories de travailleurs, en particulier de fonctionnaires. Mais contrairement à une illusion trop répandue, ces irrégularités sont loin de bénéficier à la majorité, dont je soupçonne qu'elle ne les a même jamais réclamées: il est bien plus vraisemblable qu'elles sont dues à des cadeaux ou à des promesses électorales à des clientèles spécifiques que les partis traditionnels voulaient s'attacher. Syriza a donc la possibilité d'y mettre fin en s'appuyant sur la masse moins favorisée... à la condition de pouvoir démontrer que ce qu'on enlève aux privilégiés ira en grande partie dans les poches des plus démunis, non des banquiers et autres créanciers internes ou externes, une évidence que les eurocrates refusent de voir. 
Pour cette opération certainement douloureuse, l'outil crucial dont seuls disposent Tsipras et son équipe est l'indéniable autorité qu'ils ont acquise — et méritée — par leur gestion de la crise ces derniers mois. C'est cette autorité, renforcée par une réputation d'honnêteté et un préjugé favorable pour les classes populaires, qui leur permettra de faire avaler à ces dernières d'amères prescriptions en démontrant d'une part qu'elles sont inévitables et d'autre part qu'elles ne dureront pas plus que le temps minimum nécessaire. Parallèlement, ils pourront faire comprendre aux classes bourgeoises (celles qui ont massivement voté oui au référendum) que si elles veulent continuer à jouir des avantages de l'euro et du marché européen dont elles sont les principales bénéficiaires, elles n'auront pas d'autre option que de consentir des sacrifices plus lourds que ceux du petit peuple... contrairement à ce que tente, contre toute logique et contre son propre intérêt bien compris, d'imposer l'Eurogroupe (Allemagne en tête). 

 À cette analyse, j'ajoute d'autres réactions «à chaud» que m'ont inspirées sur Facebook les évènements de la dernière semaine: 
Mercredi dernier — La dette... allemande! 
Mme Merkel connaît-elle l'expression «Londoner Schuldenabkommen»? C'est le titre allemand de l'accord réduisant la dette publique de l'Allemagne, signé par 27 pays — dont la Grèce et l'Espagne — à Londres en 1953. Le plus intéressant n'est pas le fait archi-connu que la dette de plus de 30 milliards de marks, dont 16 milliards datant de la 1ère Guerre mondiale, a alors été réduite de moitié. Ce sont les conditions de cette réduction et du remboursement du reste qu'il faut connaître. 
En premier lieu, la réduction s'appliquait également à tous les créanciers, publics comme privés et même individuels, sans échappatoire. Deuxièmement, l'Allemagne n'était tenue de rembourser qu'à la hauteur de ses excédents commerciaux et jusqu'à un plafond de 3% par année, sur 30 ans. Donc, pour être remboursés, les pays créanciers devaient acheter des produits allemands et ainsi favoriser activement la croissance du pays. Enfin, aucune condition n'était imposée quant à la gestion interne du pays... lequel, une quinzaine d'années plus tôt, mettait l'Europe à feu et à sang. 
Ça ne vous donne pas des idées quant à la solution à la crise grecque, Mme Merkel? 
Jeudi dernier — Un OUI catastrophique? 
J'écoute les débats échevelés sur la crise grecque et ça me pose la question que personne ne veut soulever: Et si les Grecs votent OUI aux conditions de l'Europe dimanche? Qu'arrive-t-il à la Grèce? à l'euro? à l'Europe? La réponse qui me paraît le plus vraisemblable tient en un mot: catastrophe!
Catastrophe pour la Grèce, économique d'abord. La soumission aux exigences de la troïka signifie un approfondissement de la crise, un gonflement continu de la dette, un appauvrissement des retraités, une montée continue du chômage, etc. Rien ne permet de croire que les mêmes causes ne continueront pas à produire les mêmes effets constatés depuis cinq ans, surtout qu'il n'y aura plus à Athènes d'interlocuteur crédible pour amener les eurotechnocrates à limiter les dégâts. 
Catastrophe politique ensuite. Évidemment le gouvernement de Syriza va sauter, le seul qui depuis quinze ans s'est vraiment appliqué à corriger les dysfonctionnements de l'État, le seul qui n'ait pas partie liée avec les profiteurs responsables majeurs de la situation, le seul qui ait offert une solution alternative réaliste pour sortir du bourbier. Pour être remplacé par quoi? Soit par le chaos, soit par les combinards qui l'ont précédé, champions du favoritisme, protecteurs de l'évasion fiscale, rois de la manipulation frauduleuse des budgets, soit par une extrême-droite anti-européenne et anti-démocratique à saveur nazie. 
Catastrophe pour l'euro, qui après un sursaut momentané va presque inévitablement subir une dégelée sur les marchés maintenant plus conscients de sa fragilité innée, tandis que les taux d'intérêt des emprunts de bon nombre des pays membres vont se remettre à grimper. En même temps, la Zone euro n'aura pas d'autre choix que de faire subsister sous perfusion quasi éternelle un État chargé d'une dette impossible à rembourser et sans le moindre espoir d'une vraie reprise économique. 
Quant à l'Europe, elle aura démontré à la fois son incapacité fondamentale à résoudre ses propres crises, son absence de solidarité entre ses États et ses peuples, son caractère foncièrement antidémocratique et sa soumission aux diktats économiques internes (notamment allemands) et externes. Le plus vraisemblable est qu'elle va commencer tout doucement à se «détricoter»... 
Et il se trouve tout un lot de politiciens soi-disant démocratiques et prétendument adultes pour inciter les Grecs à voter OUI à tout cela? Hé ben, mon vieux... 
(NOTE: Bien sûr, le pire décrit ci-dessus ne s'est pas produit, mais je crois que mon analyse demeure pertinente pour la suite des choses, si l'Allemagne et ses alliés persistent dans leur stratégie actuelle.)
Vendredi dernier — Le petit doigt 
Est-ce l’histoire légendaire qui se répète, du petit Hans Brinker de Spaarndam, bouchant de son doigt pendant toute une nuit un trou minuscule dans la digue néerlandaise, empêchant ainsi la Mer du Nord d’élargir l’orifice pour inonder des kilomètres de polders? 
Est-il possible que la volonté du peuple grec soit aujourd’hui le «petit doigt enfantin» qui seul bloque le raz-de-marée sur l’Europe d’un barbarisme économique déterminé, avec l’appui actif de la majorité des dirigeants politiques élus – et la complicité tacite des autres –, à chasser hors du continent toute velléité de démocratie et de respect pour les besoins et les décisions des citoyens? Si l’UE parvient à mettre au pas la Grèce, il est évident qu’elle en usera de même dans quelques mois ou quelques années avec l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, l’Italie, pourquoi pas la France? Jusqu’à ce qu’il ne reste plus de digue du tout… et plus d’Europe unie. 
Il faut se rappeler également que les dirigeants «sérieux» qui considèrent le référendum grec comme une «mauvaise chose» sont les mêmes qui ont balayé sous le tapis les résultats de leurs propres référendums en France, aux Pays-Bas et en Irlande, pour faire adopter une Constitution européenne ultra-libérale et technocratique dont il était clair qu’une bonne partie de leurs peuples ne voulaient pas… et dont on voit aujourd’hui les désastreux effets. 
La Grèce, petite, socialement troublée, économiquement exsangue, paraît un bien faible rempart contre les hordes économistes… mais il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir d’un petit doigt d’enfant. Pouvons-nous, devons-nous espérer malgré tout un nouveau «miracle grec»? 
Samedi dernier — Paraphrasé de l'économiste américain Paul Krugman, Prix Nobel: «Les technocrates européens sont comme les médecins de Molière, pour qui le seul remède est toujours de saigner le patient... et quand le patient va plus mal, de le saigner encore plus...» On ne saurait mieux décrire ce qui se passe dans la crise grecque. 
En réponse à Yves Loiseau qui demandait «Et si le OUI gagne, que font les partisans européens du NON le lendemain?» La réponse est simple: continuer de faire progresser le mouvement citoyen [Syriza, Podemos, Cinque stelle, Indignados, FDG, etc,) pour renverser les dėmocraties bourgeoises «représentatives» qui bloquent la construction d'une Europe des peuples. Ça prendra le temps qu'il faudra: en France, aux USA, en Angleterre, en Russie, il a fallu entre 3 et 5 générations pour passer de la monarchie à la démocratie bourgeoise... Les vraies révolutions s'étalent dans la durée. Mon regret, c'est que je ne verrai sans doute pas la fin de celle-ci... ça ne veut pas dire qu'elle n'est pas nécessaire. 
Lundi, au lendemain du référendum Fascinant. Toutes, mais TOUTES les réponses «européennes» au OXI grec sont des réactions typiques de notables prétentieux convaincus qu'ils savent mieux que tout peuple ce qui est bon pour lui... sans qu'aucun n'ait eu même le soupçon d'une tentation de consulter ses propres citoyens. Deux exceptions: Mélenchon du Front de Gauche et Iglesias de Podemos. 
«La balle est dans le camp grec», dit par ailleurs tout le monde. Sur quelle base? La Grèce a fait le 22 juin des propositions parfaitement spécifiques qui répondaient aux conditions de l'Eurogroupe. Ce dernier a répliqué le 25 juin en en rejetant la moitié et en accroissant ses exigences. Une contre-proposition que le peuple grec a refusée massivement hier. Donc, si l'on se fie aux règles habituelles de la négociation, ce sont les propositions d'Athènes qui sont toujours sur la table; ce devrait être à l'UE de revenir avec de nouvelles réponses. Non? 
Ce matin — Face à ce qui se passe dans l'Eurogroupe et la troïka, Tsipras devrait avertir charitablement ses vis-à-vis que désormais, toute entente conclue avec eux sera automatiquement soumise par référendum à l'électorat grec — probablement avec l'appui de l'ensemble des partis politiques du pays, qui se sont rangés hier derrière lui!