23 mars 2012

Montréal voit rouge...

Juste comme nous nous préparons à une de nos migrations saisonnières -- vers Montpellier cette fois -- les évènements se précipitent après le calme d'un simulacre d'hiver montréalais (ni froid ni neige dont il vaille la peine de parler) qui se termine dans une véritable canicule. Hier soir, malgré un temps maussade et des averses, je pouvais confortablement lire allongé sur mon balcon jusque vers les 9 heures! Il faisait encore 20 degrés et plus.

Nous avions passé l'après-midi au centre-ville, englobés presque par accident mais non sans plaisir dans la manifestation monstre des étudiants contre la hausse des frais de scolarité. Il fallait avant midi nous rendre au Consulat français enregistrer nos procurations pour l'élection présidentielle du mois prochain. Une fois cela fait, nous avons décidé de rester manger dans le coin et avons déniché un excellent japonais, le Takara, dans le cours Mont-Royal (somptueux bento avec tempura et teriyaki pour Azur, riches sushis "Ran" pour moi).
À la sortie par la rue Peel, comme je m'y attendais un peu, nous sommes tombés au beau milieu de la tête de la manif, entourés de centaines de jeunes à la fois décidés et rigolards, tout costumés et peinturlurés de rouge vif. Nous avons réussi à nous frayer un chemin jusqu'au trottoir opposé -- en trichant, nous suivions une jeune femme qui poussait son bébé dans un landau à travers la foule comme un brise-glaces à travers la banquise!
Manquant de jus pour marcher avec les contestataires plutôt festifs, nous avons planifié de nous attabler chez Alexandre, la terrasse voisine plutôt "gauche caviar" du vieux-de-la-vieille Alain Creton, quand tout près de l'entrée une crinière rousse nous tombe dessus et se précipite dans les bras d'Azur. C'est ma nièce Geneviève, qui a son bureau juste en face et dont les bientôt 40 ans n'ont pas entamé la fougue de sa période estudiantine.
Alain, encore tout mince, en chemise rose, veille au grain en personne sur son trottoir; il nous trouve immédiatement une table juste en retrait de la rue, mais avec vue imprenable sur ce qui s'y passe. La nièce, qui n'a pas mangé, se commande une salade, nous des digestifs et nous nous installons pour voir la suite des choses.
Vers 13h40, le défilé se met véritablement en branle sous nos yeux. Nous avons un moment d'inquiétude, une douzaine de voitures bondées de flics sont stationnées un peu plus haut dans la rue; mais elles sont là seulement pour escorter les manifestants et leur ouvrir le chemin d'un parcours balisé d'avance à travers le coeur de la ville. De fait, tout se passera le plus paisiblement du monde, un exploit pour une marche d'environ 200 000 jeunes à travers un quartier d'affaires et de commerces en pleine heure de pointe!
Ils défilent devant nous par groupes et grappes, en rangs assez serrés une dizaine de front, sans interruption ni ralentissement pendant plus d'une heure trente. Ça fait du monde... et du beau monde: malgré les slogans agressifs scandés ou affichés, l'atmosphère est plutôt à la fête. Costumes fantaisistes, mannequins géants à la binette des cibles politiques, lancement et renvoi de ballons rouges, pancartes imaginatives, danses impromptues, échange de lazzis avec les badauds plutôt sympathiques sur les trottoirs...
Geneviève sort son téléphone et mitraille la rue de photos qu'elle transmet illico à ses copains par Facebook. Je n'ai pas pris d'appareil (j'aurais dû), mais je capte quand même quelques images avec l'iPad... jusqu'à ce que je décide de le transformer en pancarte.
J'écris sur l'écran, en gros caractères, un slogan improvisé, "Charest a voulu vous mettre dans la rue, VOUS Y ETES!", qu'Azur et moi brandissons à tour de rôle (dur pour nos vieux bras) vers les manifestants, dont bon nombre rigolent en levant le pouce... et nous prennent en photo à leur tour!
Il est bientôt 16h quand, après le passage des flics casqués à cheval qui ferment la marche, nous trouvons un taxi qui nous ramène tant bien que mal à domicile à travers les embarras de circulation et les rues barrées.
En soirée, la télé ne tarit pas d'images et de commentaires, étonnamment positifs, sur la manif. Le premier ministre Charest a beau réaffirmer sa détermination d'imposer une assez forte augmentation des frais de scolarité -- à mon avis, si les étudiants tiennent leur bout et gagnent l'appui de la population, ce qui est vraisemblable après ce coup d'éclat, il finira par reculer. Difficile de justifier une mesure qui frappe les jeunes en pleine période de ralentissement et de faiblesse des perspectives d'emploi pour eux. Pour leur faire payer nos conneries à nous?
Azur fait avec raison le parallèle avec les mouvements contestataires à travers le monde -- c'est la version québécoise des "indignados". On objecte que la grogne porte sur un sujet pointu et ne touche qu'un milieu, mais la même chose était vraie au départ partout ailleurs. La force des nouveaux mouvements populaires, c'est justement qu'ils ne partent pas d'une idéologie abstraite, mais de griefs spécifiques sur la base desquels se fait le rassemblement initial, qui peut (et doit) déboucher sur une vraie politisation élargie. Pas de doute que c'est rassurant et même réconfortant de voir cette génération qu'on disait amorphe et individualiste se réveiller et manifester une impressionnante, quoique brouillonne, solidarité! Le seul précédent comparable, à mon souvenir, est la dernière grande protestation à laquelle nous avions pris part contre la guerre (alors imminente) en Irak, en février 2003.
Le pont avec mon pamphlet "Refaire le monde" se fait tout naturellement, d'autant que le premier message que j'ai trouvé en rentrant à la maison est un commentaire élogieux et une offre d'aide pour trouver un éditeur de la part du vieux copain marxisant Jean Antonin Billard, qui fut à la belle époque l'inséparable de l'intellectuel "alternatif" par excellence, Patrick Straram.
Il y a deux semaines, nous avons passé une délicieuse demi-journée avec ma soeur Marie et Jean, en bonne partie à discuter du contenu de mon opuscule (le reste étant consacré, on s'en sera douté, à déguster un homard et autres crustacés). Sur le fond, nous étions en grande partie d'accord, mais eux avaient sur l'organisation du texte et l'importance relative des thèmes des remarques fort judicieuses. Elles m'ont incité à une relecture critique, qui a résulté en plusieurs changements: déplacement de quelques éléments, ajout de précisions et élimination de redites...
C'était d'autant plus utile que j'étais en train de terminer la version anglaise et que Paolo Sapio, le photographe de Barcelone qui m'a généreusement fourni la photo de page couverture, me dit qu'il a un copain intéressé à traduire le pamphlet en espagnol. Il est d'ailleurs question que nous allions les rencontrer bientôt du côté des Ramblas -- nous ne nous connaissons jusqu'ici que par Internet.
Mardi, j'ai abandonné Azur à son sort et j'ai pris le bus tout le long d'une rue Sherbrooke chaude et ensoleillée pour rencontrer à la SSJB le vieux copain ex-felquiste et toujours passionnément indépendantiste Gérard Pelletier. Il nage dans le bonheur, devenu adjoint au président de la Société Saint-Jean-Baptiste, organisme québécois pur laine s'il en est. "Hé, je suis enfin payé pour faire ce que j'aime et en quoi je crois! Qui dit mieux?"
Nous sommes allés bouffer au Buona Notte sur Saint-Laurent tout près: calamars tendres et goûteux, délicieuses pâtes au ragoût de canard. Longue discussion sur le nationalisme, le racisme -- c'était le lendemain du massacre des écoliers juifs à Toulouse -- et les mouvements de protestation à travers le monde. Et l'écologie: si les choses ne changent pas, craint-il, il n'y aura même plus d'espèce humaine dans deux générations.
Il est toujours fidèle à sa croyance dans les grands complots capitalistes pour dominer le monde, mais un peu moins catégorique que jadis, notamment sur le rôle des banquiers juifs... Il serait même plutôt d'accord avec mon hypothèse sur la fin prochaine de la mainmise de la haute bourgeoisie sur les leviers du pouvoir, pour cause d'incompétence et de cupidité stupide. J'ai promis de lui envoyer un exemplaire électronique de "Refaire le monde".
Après un passage obligé chez notre comptable pour lui laisser les derniers rapports bancaires (c'est déjà la saison des impôts ici), je me suis retrouvé au Café Cherrier où j'avais rendez-vous avec Piazza le ventriloque verbomoteur [;-)] . Impossible d'avoir une table en terrasse, elles étaient prises d'assaut. Dommage, car le défilé des mini-jupes et hot-pants sur Saint-Denis valait le coup d'oeil, surtout que le printemps officiel était encore pour demain.
François est dans une forme étonnante pour ses 80 ans ou presque. Après une petite demi-heure de tête-à-tête, nous sommes rejoints amicalement mais bruyamment par l'ex-confrère retraité de La Presse Daniel Marsolais, qui était en train de se quereller au bar (quoi de neuf?) avec un type en saharienne et chapeau de paille jaune vif.
Piazza et lui étaient présidents de leurs syndicats respectifs pendant la dure grève conjointe de sept mois de La Presse et de Montréal-Matin en 77-78. Pas souvent d'accord sur la marche à suivre, mais avec le temps, les différends s'estompent et les souvenirs communs tissent des liens. Comme j'étais aussi membre de l'équipe de négociation -- sous le doux surnom de "cendrier", je fumais comme trois cheminées -- , ça nous faisait un sacré lot de mémoires à partager, parfois dramatiques mais tout aussi souvent comiques: nous avons passé je ne sais plus combien de semaines cloîtrés dans un motel du centre-ouest, le Ramada Inn; nous y occupions les interminables temps morts des pourparlers avec les patrons à des jeux pas toujours innocents, qui se terminaient plus souvent qu'autrement en libations tardives à La Cour, rue Saint-Denis.
Marsolais, qui ressemble maintenant à l'ancien pape du "séparatisme" Pierre Bourgault, nous rappelle avec délectation le slogan favori de Piazza à l'époque, "On va sortir la winchestère!" et nous décrit le climat récent à "la Grosse Presse", particulièrement déprimant depuis un dernier conflit remporté haut la main par la direction. "Moi qui pensais que je ne voudrais jamais prendre ma retraite, conclut-il, j'étais soulagé quand c'est arrivé."
Au moment de nous quitter, comme ça se produit toujours au Cherrier, nous tombons sur de vieilles connaissances: l'ancien metteur en scène et directeur du TNM, Jean-Luc Bastien, puis un autre survivant de la grande époque, un fréquenteur passionné des discothèques dont j'oublie le nom.
La semaine dernière, autre rencontre aussi émouvante mais beaucoup plus dramatique. Kada Hechad, l'ami algérien que j'avais connu à Dakar au milieu des années 1980 puis revu à Alger avant qu'il vienne s'installer à Montréal trois ou quatre ans plus tard, est atteint d'un cancer diagnostiqué en retard. Il ne sait pas combien de temps il lui reste, mais son moral est d'acier et son point de vue aussi optimiste qu'il lui est possible. Je passe trois heures chez lui à boire du thé, échanger des souvenirs et discuter politique et philosophie, d'abord en présence de sa fille Myriam, puis avec sa femme Fadila, d'un extraordinaire courage elle aussi. Il trouve le tour de s'émerveiller de la qualité des soins qu'il reçoit et encore plus des manifestations de sympathie et d'entr'aide de ses collègues de travail et étudiants au collège, et des multiples amis qu'il s'est faits ici. Reviendrai-je à Montréal à temps pour le revoir?
Quelques jours plus tôt, nous avions été reçus à dîner par un autre couple d'expatriés, les Français Didier et Claudine, que nous avions connus jadis à l'ADFE (regroupement des Français de gauche vivant au Québec) et que nous venons de retrouver habitant la même rėsidence que nous. Avec au tour de la table un autre voisin hexagonal, le Breton Gaston, sa femme Marcelle, soeur de mon ex-confrère de SPEC-La Presse Rudel-Tessier, et notre vis-à-vis de palier suisse, Michel, la conversation a tôt fait de virer à la politique et, évidemment, à l'élection française du mois prochain.
Le consensus semble être que les électeurs ne veulent plus de Sarkozy et sont prêts à tout pour s'en débarrasser. Dieu merci, car il n'est pas facile de s'enthousiasmer pour son probable rival, François Hollande. Le candidat socialiste est d'une morne respectabilité, ses idées d'une trop prévisible social-démocratie, bien plus centre que gauche.
S'il n'y avait le tribun Jean-Luc Mélenchon du Parti de Gauche pour y mettre un peu de vie et brasser la cage euro-libérale dans laquelle les deux grands partis se sont enfermés, cette campagne serait d'un inexorable ennui. Personne ne voit Mélenchon en Président de la République, mais tant qu'il ne risque pas d'être présent au second tour du scrutin, la tentation de voter pour lui au premier tour est forte -- et je ne dis pas que je n'y céderai pas.
Mon frère Antoine avait organisé une belle fête de famille, en partie à notre intention, chez sa copine Lucie à Québec en février. Hélas, un petit problème de santé d'Azur nous a empêchés de nous y rendre -- dommage, car nous n'avons pas eu d'autre occasion de revoir "le frérot" avant son départ pour une grande croisière en Extrême-Orient tout ce mois ci. Il s'embarquait sur un navire de Costa (de tragique et récente mémoire), ce qui lui a bien sûr valu de notre part -- et d'autres aussi sans doute -- de malicieux conseils de prudence. Mais aux dernières nouvelles, tout se passait pour le mieux, sans naufrage, incendie ni panne de toilettes! Notre suggestion d'emporter avec lui un pot de chambre n'aura servi à rien...
Pour bien finir, une vue panoramique (j'espère que vous pourrez l'agrandir plein écran) de la ville, prise de notre balcon avec mon nouvel appareil Sony alpha-77, qui combine à une excellente qualité d'image une ribambelle d'innovations techniques plus ou moins gadgets que je viens de commencer à explorer. Un viseur électronique d'une extraordinaire précision et luminosité, d'abord, mais aussi un écran arrière capable de se contorsionner dans une fabuleuse variété de positions, une capacité vidéo haute-définition digne d'un vrai caméscope, enfin ce talent pour prendre et assembler à la volée des images panoramiques jusqu'à 180 degrés... et en 3D si vous avez le téléviseur ad hoc pour les afficher!
De quoi m'amuser les prochains jours à Montpellier...