22 janvier 2013

Obama et son discours

Disons dès le départ qu'il y a un bout de temps que je n'avais entendu un discours aussi élégant, aussi «écrit»… et même bien écrit, étonnamment structuré et littéraire surtout dans la bouche d'un politicien américain. Peut-être un peu rhétoricien, dans le sens formel du terme, mais à ce titre, mieux vaut un peu trop que pas assez — ce à quoi ses compatriotes nous ont tant habitués.

L'émotion était moins perceptible à la surface qu'il y a quatre ans, plus maîtrisée et plus intellectuelle, mais elle était présente sous une autre forme: celle d'une détermination inhabituelle chez lui, d'une passion ouvertement exprimée de vouloir réaliser le programme plus progressiste pour lequel il est clairement convaincu que la majorité des Américains l'ont élu puis réélu.
Belles paroles en l'air? Je ne pense pas. Obama ne parviendra sans doute pas à tout faire ce qu'il a énoncé. Une part de sa stratégie consiste certainement à prétendre au plus pour s'assurer d'avoir le moins. Mais son «body language» devant le Capitole était encore plus éloquent que ses mots, une fermeté «les dents serrées», presque agressive, qui signifiait: «Mes adversaires peuvent avoir leurs convictions et leurs principes, j'ai aussi les miens qui les valent bien et que je suis sûr qu'une forte proportion de mes compatriotes partagent».
À cela s'ajoute l'absence complète d'allusions, si fréquentes dans le passé, à la nécessité ou même au désir de collaboration et de compromis avec l'opposition. L'intention d'unifier le pays dans un projet commun demeure, mais il n'est plus question de faire la moitié (ou plus) du chemin vers une position plus centriste: si consensus il doit y avoir ce sera désormais autour de ses propres idées, de son propre agenda. Élu Président pour les quatre prochaines années, mais libéré de la nécessité de protéger ses arrières et de manoeuvrer pour se préparer à une hypothétique réélection, il ne veut surtout pas se retrouver otage du programme des plus conservateurs des Républicains, comme ce fut trop souvent le cas au cours de son premier mandat.
Pour parvenir à ses fins, la méthode qu'il choisit est claire: non pas une poursuite des négociations en coulisse avec les vieux renards de la classe politique (dans un camp comme dans l'autre d'ailleurs), mais l'utilisation du «bully pulpit», de la tribune «fonceuse» que sa fonction et la tradition américaine lui accordent. Il compte qu'elle sera renforcée par la pression qu'il invite ses partisans à exercer sur leurs élus, en particulier les nouveaux-venus conservateurs arrivés à Washington ces trois dernières années, moins expérimentés et probablement plus vulnérables. Il appelle presque explicitement les citoyens à ne pas compter sur la bonne volonté ou la conscience civique des politiciens, mais à forcer ces derniers à écouter leur voix plutôt que celles des idéologues et des intérêts particuliers auxquels ils sont trop souvent inféodés.
Quel succès aura-t-il? Les obstacles sont nombreux, évidents, qu'il est aisé d'imaginer infranchissables. Mais Barack Obama possède aussi des atouts, dont certains circonstanciels, qui lui facilitent la tâche. L'impact de l'ouragan Sandy sur la région de New-York vient souligner tragiquement le phénomène nié par beaucoup de ses adversaires du changement climatique, en même temps qu'il met en évidence la nécessité pour l'État d'avoir des moyens autres que «minimalistes» pour réagir à de telles catastrophes; le massacre des écoliers de Newtown relance à point nommé le débat sur le contrôle des armes à feu, mettant les conservateurs et le puissant lobby de la NRA sur la défensive; la reprise économique et la baisse du chômage, quoique modestes, semblent valider son approche (très) modérément volontariste à l'économie; les récents affrontements sur le «mur fiscal» et les hausses d'impôts, dont il est considéré vainqueur, ont semé la bisbille dans le camp adverse et miné la crédibilité de la faction extrême qui ne voit d'autre priorité que la réduction à tout prix de la dette publique, du déficit et des impôts; ils risquent aussi d'avoir  pour effet de réduire l'importance et l'urgence de cet objectif pour le citoyen moyen. Il est vraisemblable que l'impact du nouveau système d'assurance-maladie qui entre en vigueur l'an prochain sera plutôt positif, le rendant plus populaire et décrédibilisant ses critiques dans des couches de la population et des régions qui ne lui sont pas acquises.
Je vois d'autre part quelques tendances de fond qui peuvent jouer en sa faveur. L'audace même de son discours (et les réactions violentes qu'il a déjà commencé à provoquer) peut plaire à une population qui a toujours aimé que ses leaders aient un caractère tranché et une posture «épique», même à contre-courant: Lincoln, Kennedy, Reagan... La nouveauté, dans le paysage politique depuis près de deux générations, de l'adoption sans excuses ni faux-fuyants d'une position idéologique «libérale» de gauche ( du moins pour le contexte américain) va certainement relancer la ferveur activiste de nombreux déçus parmi ses partisans de 2008, et pourrait bien attiser une curiosité non dénuée de sympathie chez bien des «centristes» habitués à n'entendre tonner haut et fort que les arguments de la droite, comme si aucune autre voie n'était acceptable au pays.
Le côté studieux, appliqué, intellectuel du Président qui a sûrement nui à son image depuis quatre ans, lui donnant un apparence de froideur et de détachement vis-à-vis des problèmes du pays et du peuple, pourrait bien tourner en sa faveur à la longue. En premier lieu, il a énormément appris «sur le tas» quant au fonctionnement de Washington et à la manipulation du pouvoir. La forme et le contenu du discours de lundi montrent que l'Obama aguerri, sans doute un peu désabusé de 2013 est loin du débutant naïf et idéaliste de 2009, d'autant plus que son caractère réfléchi, plutôt introspectif, l'aura aidé à rationaliser et à structurer l'expérience acquise. Et non seulement sait-il mieux sur quels boutons appuyer, sur quels leviers tirer pour obtenir des résultats, mais sa vision même des objectifs souhaitables s'est précisée et concrétisée, tout en conservant une dimension du long terme à laquelle les Américains, pris entre des gens d'affaires préoccupés seulement du prochain trimestre et des politiciens dont l'horizon est d'au maximum deux ans – la prochaine élection – ne sont plus habitués. Pour Obama, parler comme il le fait fréquemment en termes du monde où vivront «nos enfants et petits-enfants» est plus qu'une figure de style... et j'ose penser qu'avec le temps, ses concitoyens le comprendront et l'apprécieront.
Si j'ai raison, le discours d'inauguration du lundi 21 janvier 2013 marquera un point d'inflexion dans l'histoire politique américaine peut-être moins spectaculaire, mais aussi significatif que l'élection du 4 novembre 2008.