15 janvier 2022

Dénis de réalité

 Le refus d’un consensus sur ce qui est vrai est une composante de plus en plus importante et troublante du débat sur les affaires publiques. Il serait facile de prétendre que tout ça est la faute de Donald Trump et du triste exemple qu’il a donné pendant quatre ans de pouvoir à la Maison Blanche et de parade à l’avant-scène de l’actualité planétaire. Mais je pense que le problème est beaucoup plus profond, et que le trumpisme est non la cause, mais un simple symptôme plus frappant que les autres d’une tendance endémique au déni de réalité qui est un nouveau paramètre nocif du discours politique. Une tendance dont sinon le point de départ, du moins la justification intellectuelle, réside dans la thèse philosophique de la «déconstruction» héritée de Heidegger et développée et élargie notamment par Derrida et bon nombre de penseurs américains. Chose certaine, ce n’est que depuis quelques années qu’un tel comportement s’affiche de manière aussi flagrante et sans la moindre honte dans autant de domaines de la vie publique.

Vérité, vérité… Quelle vérité?

  Le questionnement purement intellectuel de Heidegger, qui remettait surtout en cause le caractère absolu de la notion philosophique d’«Être» telle que définie par Aristote et jamais remise en cause par ses successeurs et contradicteurs, a été transposé dans la pratique par son application à une autre notion fondamentale de l’Occident, celle de «Vérité». En simplifiant sans doute exagérément la pensée de Derrida, de Chomsky et des auteurs post-modernes, disons que cela revient à poser comme principle qu’il n’existe pas de déclaration qu’on puisse considérer comme une vérité absolue, mais qu’il faut toujours examiner une affirmation à la lumière du contexte historique et social où elle est apparue, et particulièrement des biais et des intentions plus ou moins cachées de son auteur. Donc, tout discours même le plus simpliste a besoin d’être «déconstruit» pour qu’on soit sûr d’en saisir le sens réel. Le soleil se lève à l’est? Pas si sûr.

  Ce courant de réflexion, tout à fait pertinent sur le plan intellectuel – à condition qu’on applique un sain scepticisme «déconstructeur» à sa propre pertinence dans tout contexte – a graduellement été récupéré par une foule d’influenceurs publics qui s’en sont servi pour semer le doute même sur les évidences les plus flagrantes dictées par le sens commun. Les prêcheurs de «théories du complot» en sont les représentants les plus visibles, mais ils sont loin d’être les seuls.

  L' intermède Donald Trump a doublement contribué à renforcer cette tendance. D’une part, il lui a donné une certaine respectabilité dans l’opinion publique, par le seul fait que le dirigeant le plus puissant et le plus visible de la planète pouvait affirmer impunément des «vérités alternatives» totalement contredites par les faits réels, et cela des milliers de fois sur une période de quatre ans et plus. D’autre part, il a suscité aux États-Unis surtout, mais également ailleurs dans le monde, un culte de millions de «croyants» absolument convaincus de la relativité de toute vérité et, paradoxalement, imperméables à toute contradiction et à toute validation critique des affirmations provenant d’un «maître à penser», quel qu’il soit.

     Voici quatre exemples récents de ce rejet de vérités pourtant peu discutables.

La «Démocratie» américaine menacée

      Un flagrant déni s’est produit aux États-Unis sous l’influence directe du Président Trump, autour du résultat du scrutin qu’il a clairement perdu le 3 novembre 2020, par plus de 7 millions de voix sur 155 millions et par 74 voix de grands électeurs sur 538. Avant même le jour du vote, le candidat Républicain profitait de son statut de chef d’État en poste pour dénoncer de probables «fraudes» constituant un «vol» d’une élection qu’il se disait assuré de remporter par une forte majorité – à l’encontre des prédictions de tous les sondages. Dès le lendemain du vote, lui-même et ses principaux soutiens ont martelé sans arrêt cette thèse, alors même que les tribunaux (y compris une majorité de juges qu’il avait lui-même nommés) la rejettaient unanimement et que la majorité des élus de son propre parti reconnaissaient, quoique à regret, la victoire de son adversaire.

      Un an de ce déni sans vergogne d’une réalité aisément vérifiable a culminé dans une véritable tentative de coup d’état le 6 janvier 2021, quand des milliers de partisans trumpiens, dont un bon nombre étaient armés et cuirassés, ont pris d’assaut le Capitole de Washington, siège du parlement national où les deux Chambres se livraient à l’exercice essentiellement protocolaire de confirmer le résultat de l’élection; l’intention avouée des émeutiers était de bloquer ce processus («Stop the Steal!»). Parallèlement, près d’une vingtaine d’États contrôlés par le parti de l’ex-Président adoptaient des mesures souvent extrêmes pour limiter l’accès de leurs minorités au droit de vote. Un an plus tard, des millions d’électeurs, sans doute de bonne foi, continuent à croire le «Big Lie» voulant que les imaginaires manoeuvres des adversaires Démocrates pour trafiquer le décompte du scrutin constituaient une menace directe à la santé de la Démocratie dans le pays… alors que le danger au «pouvoir du peuple» provenait au contraire des multiples tentatives réelles des Républicains trumpistes pour fausser le résultat électoral dans le présent et dans l’avenir.

Une pandémie «ordinaire»?

      Un autre déni de réalité, potentiellement plus mortel encore, s’est répandu dans tout l’Occident suite à l’apparition en Chine en novembre 2019 d’une épidémie d’abord locale mais rapidement promue au statut de «pandémie» planétaire, causée par le coronavirus porteur de la maladie de la Covid-19. Sous l’influence en partie du Président Trump, en partie de nombreux fanatiques des «théories du complot», a circulé à travers au moins deux continents l’idée que ce danger à la santé mondiale était grossièrement surévalué; selon les uns c’était une quasi-fiction inventée par une cabale internationale politico-financière pour assurer son contrôle de l’économie du monde, selon les autres une manoeuvre de la Chine pour contaminer le reste de la planète dans l’espoir d’y asseoir son croissant pouvoir de puissance dominante.

      Les évènements subséquents ont eu beau y apporter un flagrant démenti, cette double semence de doute a eu pour effet de conforter dans une partie des populations visées un mouvement de résistance aux mesures sociales de distanciation et de fermetures de commerces et de lieux de travail et de rencontre propices à la contagion, puis à une campagne internationale de vaccination. À mesure que la multiplication des «variants» du virus et des formes de la maladie déjoue tous les efforts de la science pour les contrer, cette résistance ne fait que croître, nourrie hélas par les maladresses des pouvoirs en place et le manque de transparence des milieux scientifiques dans leur lutte contre la pandémie – toutes influencées par le mirage d’un «retour à la normalité» qui ne correspondait ni à la vraisemblance, ni à la suite des faits.

      Il va falloir nous rendre à l’évidence. Cet épisode, peu importe son origine, est la plus grave et la plus durable crise de la santé mondiale depuis la Grippe espagnole de 1918-19, et ses effets dépassent tout ce que les efforts individuels des pays du monde peuvent faire pour la contrer. Non seulement nous oblige-t-elle à nous concerter à l’échelle de la planète, aussi bien quant aux mesures sociales de comportement à adopter qu’aux recherches et à la production de solutions médicales et pharmaceutiques qu’il faut mettre au point et distribuer dans l’ensemble du monde – peu importe la capacité de payer de chaque région –, mais il faut nous faire à l’idée que ce qu’on voyait comme une situation d’exception se transforme rapidement en réalité quotidienne à long terme.

Une Europe post-brexit fonctionnelle?

      C’est clairement une série de quiproquos et de profondes erreurs de stratégie et de communication entre le Royaume-Uni et ses partenaires de l’Union européenne qui a causé la catastrophique rupture politico-économique du Brexit entre Londres et Bruxelles. Il devrait pourtant être clair que les Britanniques, les plus anciens citoyens d’Europe ayant leur mot à dire sur leur gouvernance, n’allaient pas accepter ce qu’ils percevaient, non sans raison, comme des diktats unilatéraux d’une technocratie allogène non-élue. La pertinence des décisions n’était même pas en cause, c’est leur caractère anti-démocratique qui les rendait inacceptables.

      Que des adversaires xénophobes et réactionnaires à la participation britannique à l’EU profitent de la situation pour promovoir leur vision peu ragoûtante des choses était sans doute inévitable. Cela ne peut servir de prétexte pour excuser l’insulte faite aux fondements de la plus ancienne démocratie du continent. Et surtout, cela ne peut servir d’écran de fumée pour masquer une réalité de plus en plus visible: l’exclusion de l’Union d’un de ses partenaires essentiels, loin de résoudre les problèmes du continent, ne fait que souligner le caractère de plus en plus dysfonctionnel d’un regroupement de pays strictement fondé sur un partage très imparfait d’intérêts économiques. 

      L’absence de consensus et de vision quant à l’urgente nécessité d’apporter des ajustements parfois radicaux aux structures variées,  souvent désuètes, des États membres et de leurs relations est un autre flagrant déni de réalité, politique celui-là; il est accentué par l’incertitude qui entoure l’avenir du couple dominant franco-allemand, qui a jusqu’ici assuré une certaine continuité de pensée et de fonctionnement à l’ensemble. Et il risque de coûter cher non seulement à l’Europe, mais au reste d’un monde dans lequel elle a un rôle clef à jouer.

Djoko et les «droits» de l’élite

      L’incident en apparence unique et artificiellement médiatisé de la tentative du tennisman serbe Novak Djokovic pour participer, en dépit de toutes les règles internationales et du bien commun le plus évident aux Internationaux d’Australie est en réalité symptomatique d’un autre type de déni de réalité: la priorité absolue accordée par notre civilisation aux droits de l’individu face aux nécessités du bien commun, loin d’être une protection pour les libertés de la personne et l’égalité de tous devant la loi, constitue une dangereuse perversion de la démocratie sociale et économique qui favorise les traitements de faveur.

      En effet, ces libertés en principe universelles sont en grande partie réservées à ceux seuls qui, soit par leurs ressources financières, soit par leur pouvoir politique, soit par leur renommée populaire, peuvent se permettre de défendre et d’imposer leur «droit» personnel à se soustraire aux exigences du bien commun. Si Djokovic n’était qu’un voyageur ordinaire, ou même un sportif de niveau moyen souhaitant participer au même tournoi, non seulement il n’aurait jamais réussi à faire approuver par un tribunal l’entorse, si éphémère soit-elle, qu’il a obtenue aux lois du pays, mais le reste du monde n’en aurait même jamais entendu parler. La seule raison pour laquelle il a pu donner de la force à sa position et venir près de la faire triompher est qu’il est un membre en vue d’une petite élite de vedettes sportives – un fait rappelé de manière frappante et opportune par son rival Rafael Nadal.

      Ce constat dicté par le simple bon sens contredit directement l’argument souvent invoqué que le respect des libertés exige l’acceptation inconditionnelle et sans contre-partie d’un droit de dérogation à presque n’importe quelle obligation de sécurité ou de santé publiques. Sans doute est-il permissible de reconnaître des «accomodements raisonnables» individuels aux règles communes, mais d’une part ils doivent être sévèrement restreints à des situations qui ne mettent pas en péril d’autres individus, et d’autre part il faut que cela se fasse selon des mécanismes qui ne favorisent pas quelque élitisme que ce soit… et que ceux qui les réclament acceptent qu’il en découle pour eux certains désagréments (confinement, exclusion de certains services ou activités…).

Pensée et action

Le problème que pose l’approche «déconstructionniste» est que les outils qu’elle offre pour appréhender la réalité ont un effet néfaste et paralysant sur les efforts de gestion pratique des problèmes sociaux, politiques et économiques. En l’absence des certitudes absolues que proposaient les «grands récits» désormais disqualifiés issus du Siècle des Lumières, la prise de décision dans la vie courante ne peut se fonder sur un doute généralisé et permanent. Or celui-ci est une conséquence inéluctable d’une pensée postmoderne dont les conclusions sont prisonnières du cercle abstrait de l’analyse des idées et des tendances intellectuelles et artistiques.

En d’autres termes, dans le champ des actions concrètes, il va falloir trouver un nouveau consensus, sans doute fondé non plus sur des absolus, mais sur des niveaux élevés de vraisemblance et de probabilité, qui permette de s’entendre sur des principes et des règles pour gérer des sociétés que le brassage des populations né de la mondialisation et une nouvelle perception des besoins et des droits des minorités rendent de plus en plus hétéroclites et potentiellement conflictuelles. Les idéologies de l’avenir ne pourront sans doute pas se présenter avec le même absolutisme que celles du passé, mais nous en avons quand même besoin pour offrir des structures relativement stables à l’intérieur desquelles pourra se dérouler de manière assez harmonieuse la vie des communautés humaines.