19 mai 2013

Dans le bain!

Ce n'est pas que les peuples (ou les gens) heureux n'ont pas d'histoires, mais que leurs histoires n'intéressent personne. Il suffit de regarder le défilé des guerres, manifs et catastrophes au Téléjournal n'importe quel soir pour s'en convaincre.
C'est la perpétuelle controverse que le vieux journaliste un peu cynique que je suis entretient depuis toujours avec la fana d'informations qu'est devenue Marie-José. "Mais il ne se passe donc jamais de bonnes choses dans le monde!", se plaint-elle après chaque bulletin. "Sans doute, réponds-je, mais la grande majorité des gens ne veulent pas en entendre parler." 
Il y a bien quelques rares exceptions, mais elles prennent presque toujours la forme de ce que j'appellerais des rétro-catastrophes, où la tragédie appréhendée, attendue, presque souhaitée, se transforme en heureux dénouement par une miraculeuse pirouette: la semaine dernière, la jeune femme retrouvée vivante après 17 jours dans les décombres au Bangla Desh, l'autre année le sauvetage in extremis des mineurs sud-américains enterrés vivants, ou la députée américaine guérie et réélue après avoir reçu une balle dans la tête.
Rien de tel dans notre quotidien, bien sûr. "Pas d'histoires" dans notre cas doit se prendre au pied de la lettre ou presque: nos aventures actuelles sont si modestes qu'elles ne méritent même pas qu'on en fasse un blogue... Imaginez que le grand événement de notre vie récente (une fois l'épisode du genou à peu près clos) est la saga tragi-comique de la baignoire!
Ça avait commencé en douceur pas longtemps après notre emménagement au LUX Gouverneur. Comme c'était l'été, nous prenions toujours des douches, et d'avoir une cabine-douche distincte — quoique un peu exiguë pour ma taille — nous a paru d'un agréable raffinement. Mais de retour de Montpellier en fin d'automne, j'ai voulu prendre plutôt un bain... et j'ai découvert avec stupéfaction que la baignoire de notre luxueuse salle de bain était courte et peu profonde au point d'en être inutilisable. Impossible d'y mouiller en même temps une fesse, un genou et un gros orteil!
Pas de drame, ai-je pensé, on peut certainement la faire changer, quitte à y mettre le prix. Une première visite à l'administration m'a laissé plutôt optimiste: "Je comprends très bien le problème, on va voir ce qu'on peut faire", m'a répondu la rousse directrice. Et de me suggérer de lui proposer des modèles qui me conviendraient mieux, ce que je me suis hâté de faire (je suis très, mais très-très, amateur de bains, chauds et prolongés si possible). Une semaine plus tard, elle me rappelle: "J'en ai parlé à mon patron, et la réponse est NON." Comment, non? On peut discuter, peut-être? Hé ben non, même pas. Comme aurait dit Yvon Deschamps,"NAN c'est NAN!!!"
Quelques mois et un voyage plus tard, mes maux de genoux ayant rendu l'utilisation de la douche de plus en plus pénible, je fais une nouvelle tentative plus formelle, par une lettre bien argumentée et illustrée de solutions possibles. La réponse, encore verbale et sans la moindre justification, est toujours NON. 
Au milieu de l'année dernière — il y a plus d'un an que dure cette comédie —, la rousse directrice m'avise que la structure de direction ayant changé, je devrais faire une nouvelle tentative. Sans le moindre résultat.
Au début de cette année, à la veille d'être opéré aux deux genoux, je m'y remets en sortant les gros canons. En plus de la documentation habituelle, je joins à ma missive les avis de mes deux médecins (dont celui qui doit me faire passer sur le billard) conseillant fortement un changement de baignoire pour raisons d'hygiène et de santé. Et je réclame une réponse immédiate et par écrit. La réaction est simple et rapide: un refus verbal, et la promesse d'une réponse écrite un de ces jours, "quand le responsable rentrera de vacances".
Ah oui? Ces gens-là ne me connaissent pas. Malgré Azur qui me conseille de ne pas chercher l'affrontement, je contacte un avocat expert dans les relations propriétaire-locataire, parfaItement au courant des arcanes de la Régie du Logement et autres Offices de la Protection du consommateur. Après avoir fouillé un peu le dossier, il statue: "Bof, à mon avis il suffit d'une mise en demeure bien sentie à la direction, et les choses vont bouger. Sauf qu'on va en envoyer copie au grand patron, au siège social." Oh, yeah? Un peu optimiste, le plaideur, non?
Hé bien, croyez-le ou non, ça ne fait pas trois jours que la lettre est partie quand la rousse directrice et son récalcitrant patron me convoquent d'urgence "pour discuter les termes de l'installation de votre nouvelle baignoire".
Et aujourd'hui, un mois et quelques bruyants travaux plus tard, je puis enfin me faire tremper à la fois la fesse, le gros orteil et la prothèse qui me tient lieu de genou dans un joli bain flambant neuf.
Vous voyez maintenant pourquoi personne ne veut entendre les histoires des gens heureux?