08 mai 2020

Désirs et besoins

Un facteur majeur de la crise actuelle est la confusion amenée par l'idéologie libérale capitaliste entre les notions de «besoin» et de «désir». La philosophie héritée du Siècle des Lumières veut que les deux soient pratiquement synonymes: c'est à chaque individu de déterminer ses propres besoins, à partir de la perception qu'il en a par ses désirs. Mais pour la collectivité, ce raisonnement interdit pratiquement de fixer un ordre objectif de priorité entre les besoins (à l'exclusion des désirs), sur lequel fonder des choix difficiles en cas de crise.
Dans un état de relative prospérité et au sein d'une communauté assez homogène de taille réduite, il est possible que cet ordre se détermine raisonnablement par la seule action du marché, les besoins les plus pressants étant les désirs pour lesquels la majorité est le plus disposée à payer et les producteurs le plus motivés à produire. Mais la situation se gâte déjà lorsque la population grossit et se diversifie: d'une part, des inégalités apparaissent entre les moyens et le nombre des divers groupes de consommateurs, d'autre part les fournisseurs trouvent avantage à influencer à leur profit les choix du plus grand nombre par la publicité, les primes, les réductions qui toutes causent des distorsions sensibles dans les désirs, donc dans le fonctionnement du marché.
Cela devient pire encore lorsqu'une crise quelconque, naturelle ou artificielle, crée des pénuries et des interruptions dans la disponibilté des denrées: il est alors tout à fait possible qu'une majorité impose comme priorités communes des désirs qui ont peu à voir avec les besoins réels de l'ensemble de la population. Il est de plus en plus clair que c'est ce qui est en train de se produire, avec des effets déplorables, dans le déroulement de la pandémie du COVID-19. En particulier aux États-Unis, où l'idéologie est le mieux enracinée, mais aussi à des degrés moindres ailleurs, il existe une pression croissante pour sacrifier la santé et la vie de diverses catégories (aînés, malades et infirmes, travailleurs de première ligne dans la santé, la sécurité et la distribution) pour préserver le bien-être même superficiel du plus grand nombre. Pire encore, le système économique est devenu si dominant dans la vie des peuples que son maintien ou son rétablissement prend le pas même sur les mesures les plus élémentaires de santé publique visant à protéger les plus menacés: c'est la rémunération de l'emploi qui est de loin le conduit principal de la redistribution de la richesse commune, laquelle a le profit comme moteur premier de sa création. Or ce système attribue dans les décisions un poids plus important à ceux qui ont le plus d'influence sur l'enrichissement. En même temps, il n'accorde que peu de valeur à la nécessité de prévoir des réserves, des solutions de remplacement des structures et des services pour faire face à des ruptures qui ne soient pas prévues, puisque de telles mesures sont par leur nature même non-rentables et incapables de générer des profits; il n'a pas non plus de mécanismes pour pallier à une baisse brusque et temporaire de l'activité économique.
Il en résulte une extraordinaire fragilité de l'ensemble de la structure sociale, la seule réduction ou interruption du fonctionnement du capitalisme paralysant plus ou moins complètement nos sociétés aux prises avec une crise majeure de santé et, pour beaucoup, de simple survie. En effet, cela a pour effet de tarir en même temps les moyens des familles et des individus et la capacité matérielle et financière de l’autorité publique (qui dépend des mesures de prévention déjà adoptées et de la fiscalité aussi bien des vendeurs que des acheteurs) pour faire face aux problèmes et aux urgences.
Ce n'est pas seulement une crise économique que nous vivons, c'est une crise de système et de société.

Aucun commentaire: