29 avril 2024

D’un scandale à l’autre

 Le 23 mai 1974, Azur et moi sommes en vacances (bien méritées) au Castel Mata, près de Barcelone, où elle est venue me rejoindre après l’élection du Président français Giscard d’Estaing, que j’avais suivie pour La Presse depuis Dijon. Un chasseur de l’hôtel arrive à la course: «Señor Léclerque, vous avez un appel du Sr Salurco du Canada!» Je ne connais pas de Salurco, mais bon! il y a peut-être urgence. Je prends l’appel à la réception: «Yves, c’est Saint-Laurent Claude («Salurco» étant l’interprétation phonétique de son nom à la catalane). Il faut que tu sois à Washington lundi sans faute, c’est le début de l’enquête sur le Watergate.» – «Oui, mais…» – «Pas question, c’est l’affaire du siècle, tu peux pas manquer ça!» Le directeur-adjoint de la rédaction et futur patron de RDI n’est pas renommé pour faire dans la dentelle (la rumeur veut qu’il soit aussi proprio d’un cabaret de danseuses à gogo!), mais cette fois il a raison. 

L’affectation spectaculaire et plutôt flatteuse est le résultat d’un pari de taverne fait un an et demi plus tôt avec Jean Sisto, notre éditeur-chef. Lui prétendait que l’alors récent scandale visant Richard Nixon allait tourner en eau de boudin, moi qu’il aurait des répercussions de niveau mondial. «Leclerc, je suis sûr que tu es plein de M… Si tu gagnes, tu iras couvrir ça en direct sur place; sinon, tu vas traduire des dépêches de l’AP pendant six mois.  OK?» À moins de perdre la face devant les collègues attablés à notre cantine du Terrapin, je n’avais pas le choix de refuser le défi – et c’est moi qui ai eu raison en fin de compte!

Il nous faut subir un interminable bus de nuit Barcelone-Paris (pas de place sur les avions et les trains exigent trois changements et plus de 24 heures), je dépose ma compagne samedi matin du côté de Belleville pour finir ses vacances chez sa grande copine Maryse, je rentre à Montréal par Air France refaire ma valise et débarque dans un Holiday Inn près du Capitole tard dimanche soir. Lundi le 27 mai, encore étourdi de voyage et de décalage horaire, je réserve un bureau – voisin de mon copain Lucien Millette de Radio-Canada – au Centre de presse international et fais la tournée des demandes d’accréditation comme correspondant itinérant: Capitole, Cour suprême et District Court de D.C., Maison Blanche, Services de presse… Partout, on me dit: «Bon, mais faut qu’on fasse une vérification, ça va prendre 3-4 semaines!» Aoutche!

Jeudi matin le 30, le téléphone de ma chambre sonne à 9 heures à peine: « Mr. Lecleurk this is the Secret Service, we have your Press Pass for Congress, the one for the White House will be ready tomorrow. Call the others to get their date, probably next monday…» Le miracle, quoi. Qui me sera expliqué en catimini par un agent de service le lendemain quand je passerai à l’Executive Office prendre mes laissez-passer: en faisant enquête sur moi à Ottawa et Québec, ils sont tombés sur une lettre que j’aurais adressée à Trudeau et Bourassa pendant les Évènements d’Octobre 70 pour appuyer l’action des Gouvernements contre les méchants terroristes du FLQ! La démonstration irréfutable que j’étais «un bon gars», quoi. Moi? Je me retiens tout juste de dire «Jamais de la vie!» et ne réponds que par un sourire hébété – j’apprendrai plus tard par un des fils du ministre Robert Lapalme que la fameuse preuve était une grossière imitation de mon écriture, bourrée d’anglicismes, visiblement un faux fabriqué par un quelconque fédéraliste, mais suffisant pour rassurer les Yankees. Décidément, le Président des USA est bien protégé contre les attentats…

Pendant un mois, je cours à gauche et à droite pour tenter de suivre les multiples péripéties de l’enquête, adaptant mon anglais un peu rouillé au «drawl» typique du Sud américain et me faisant quelques contacts, notamment des collègues compatissants du NY Times et du Boston Globe et un des complices mineurs (et repentis) de Nixon dans l’affaire, qui loge à mon étage du Holiday Inn et qui me fournit de temps à autre des détails inédits. Comme je suis un des premiers reporters étrangers (et francophones) venus exprès pour le Watergate et que tout dans la capitale est nouveau pour moi, mes articles ont une réception plutôt flatteuse, même en-dehors de Montréal: des journaux régionaux français et un quotidien belge les reprennent à l’occasion! Dans mes temps libres, je fréquente le Press Club et, par pure chance, un bar de la 18e rue qui est le repaire des membres juniors de la représentation diplomatique européenne. Je m’y lie d’amitié avec un attaché espagnol très peu franquiste (mais qui le cache évidemment), ce qui s’avérera un coup de chance inouï un an plus tard: c’est lui qui me relancera à Montréal pour me convaincre d’aller en reportage à Madrid au moment même de la crise cardiaque éventuellement fatale du Caudillo. Mais ceci, comme dit Kipling, est une autre histoire.

Toujours est-il qu’une série d’appels d’Azur, revenue tout esseulée de Paris, m’incite à profiter du congé du Fourth of July pour rentrer à Montréal… d’où je repartirai le dimanche suivant avec non seulement ma compagne, mais nos deux chats noirs Angkor et Croque-mort, pour lesquels Marie-José avait déjà obtenu du vétérinaire les permis de voyage exigés aux USA. Nous nous installons avec eux dans une confortable suite du Fairfax Hotel, angle Mass Avenue et Dupont Circle, où nous vivrons jusqu’à la fin novembre. Le temps que nos minous futés trouvent le tour d’éventrer discrètement mais férocement à coups de griffes le dessous du matelas de notre lit, sans que le personnel de l’hôtel (qui les avait pris en amitié) les dénonce! Azur, pour sa part, parviendra à passer près de cinq mois à Washington sans apprendre un mot d’anglais, se faisant comme par magie des amis bilingues et polyglottes, notamment un consul portugais, un ex-ambassadeur américain au Congo et surtout un charmant général de l’aviation Noir et francophile qui nous amènera visiter de fond en comble le Pentagone! Par contre, notre statut de couple «multiracial» nous causera des problèmes des deux côtés de la barrière, dans ce qui demeure à bien des égards une ville du Sud profond.

Au troisième matin de notre séjour, j’ai un autre coup de chance: dégustant seul mes oeufs Benedict au (très bon) resto Sea Witch du rez-de-chaussée de l’hôtel, je remarque à la table voisine un élégant monsieur grisonnant qui consulte avec une passion visible les manchettes du Post et du Times sur le Watergate. «Tiens, moi aussi ça me passionne», dis-je pour ouvrir la conversation.  – «Ah oui? À quel titre?» – Je suis journaliste de Montréal, et je suis ici spécialement pour ça.» – »Hé bien moi aussi je suis là pour ça. Je m’appelle James St. Clair et je suis depuis peu le procureur de la défense du Président…» J’essaie de lui tirer un peu les vers du nez, bien sûr, mais il éclate de rire: «Mon garçon, je suis un vieux renard et vous savez bien que je ne puis rien révéler de confidentiel. Mais comme nous sommes voisins d’hôtel, j’ai une petite idée qui pourrait nous être utile à tous deux. Vous, vous avez l’oreille de vos confrères surtout étrangers et vous pouvez savoir ce qu’ils pensent vraiment de la façon dont les choses se déroulent. Et ça, ça m’intéresse... Moi, je sais mieux que personne ce qui va se passer quand et où dans les multiples investigations et comparutions qui ont lieu, en politique et dans les tribunaux. Je vous propose que nous échangions une fois ou deux par semaine sur ces deux thèmes… par exemple ici au breakfast?» À la suite de quoi, j’ai plusieurs fois pendant les six semaines suivantes l’occasion de me pointer parfois seul, le plus souvent avant mes confrères à des endroits imprévus mais prometteurs et à dénicher des entrevues avec des personnages clés!

Le matin du 9 août 1974, Azur me dit: «Tiens, aujourd’hui je vais aller faire un tour à la Maison Blanche, ça fait un bout de temps que j’en ai envie.» – «Pourquoi aujourd’hui?» – «Il y a une visite avec un guide bilingue… mais surtout je veux aider Nixon à faire ses valises!» – «Ben voyons! Y’a de la brume dans ta boule de cristal.» Depuis une semaine au moins, il est de plus en plus clair que le Président assiégé va devoir partir de son propre gré pour éviter qu’on le destitue, et pourtant personne ne croit que c’est imminent. Mais l’intuition féminine… ou martiniquaise? Toujours est-il qu’elle va effectivement parcourir la résidence présidentielle en fin de matinée – sans cependant voir ni son occupant ni ses bagages autrement que de loin –, et qu’à la surprise universelle, le soir même celui-ci annonce à la télévision qu’il démissionne «pour le bien du pays»!

Nous passerons encore trois mois au Fairfax Hotel, pour suivre au jour le jour les diverses tentatives pour faire comparaître et pénaliser le chef d’État déchu réfugié en Californie, la transition relativement rapidement et la prise de pouvoir par son vice-président le pas très brillant Gerald Ford, qui va finir par le gracier pour lui éviter la honte d’une condamnation formelle… Et c’est La Presse qui devra payer les dommages causés par nos deux chats bien griffus à l’ameublement de l’hôtel!