05 avril 2025

Bulles de mémoire...

 «J'ai mis par un beau soir d'hiver Mon patin à l'envers. 
Gauche-droite, comme à la guerre, Oui mais tant mieux car on est deux
Gauche-droite, frisson de glace, Fine surface des amoureux...»

Ou alors: 
«Mets ton chapeau de rêve et de conquête
Et prends le bras de ton pire ennemi,
Mais n'oublie pas de ranger dans ta tête
Et tes projets et ta boîte à outils...»

Qui se souvient de ces chansons aux mélodies faciles mais chantantes qui faisaient d'Hervé Brousseau l'idole des adolescents romantiques du Québec des années cinquante? 

Ou encore mieux de ses yeux bleus étonnés quand, main dans la main avec une délicieuse Louise Marleau de 16 ans, il débarquait de sa soucoupe volante dans un des paysages inquiétants mais jamais fatals des planètes fantaisistes de notre toute première série télévisée (à Radio-Canada, voyons!) de science-fiction, «Opération mystère»?

Tout ça m'est revenu à l'esprit hier soir dans un des rares «temples de la mémoire» qui subsistent à Montréal (hors des salons funéraires, merdre!), l'étroit et surchauffé mais irremplaçable «P'tit Bar» de la rue Saint-Denis, voisin de l'Institut d'Hôtellerie. Où on a la rare chance de rencontrer parfois d'authentiques incarnations de notre jeunesse. 

Cette fois, c'était une frêle madame grisonnante assise au comptoir qui, entre deux chansons d'un auteur-compositeur sûr de lui mais un peu néophyte, m'a interpellé, sans doute inspirée par ma tête et ma barbe blanches: «Je m'appelle Francine, et vous? Hervé Brousseau, ça vous dit quelque chose? J'étais sa dernière compagne...»

C'était la troisième et dernière de trois belles et nostalgiques mais différentes «bulles de mémoire» qui ont rythmé cette semaine, la première où je sortais enfin de deux mois de convalescence après un remplacement de la hanche.


D'abord dimanche dernier, un efficace co-voitureur haïtien m'a pris à l'angle Sainte-Catherine et Berri et déposé à Québec sous le crachin du campus de l'Université Laval, où m'ont ramassé Jean et ma soeur Marie pour rejoindre la veillée funèbre en l'honneur de ma chère et merveilleuse cousine Hélène Legendre de Koninck. C'était une archéologue savante et raffinée des pyramides d'Égypte et des temples d'Angkor au Cambodge et une talentueuse poétesse, mais surtout, sous l'apparence trompeuse d'une très jolie bourgeoise frêle et délicate, une aventurière exploratrice qui ignorait la peur et faisait toujours preuve d'une chaleur humaine et d'une bonne humeur terriblement infectueuses; sa santé énergique et sa brillante intelligence ont été  tragiquement détruites petit à petit par l'Alzheimer. 

Nous avons retrouvé là d'autres membres de la famille, en tout premier lieu son mari Rodolphe, géographe réputé et remarquable professeur (dont le frère aîné Thomas, qui fut aussi mon professeur de philosophie, est soupçonné d'avoir dans son enfance servi de modèle à Saint-Exupéry pour son « Petit Prince»). Il nous a notamment rappelé un épisode caractéristique du tempérament d'Hélène: quand elle l'a retrouvé après avoir échappé de peine et de misère aux terreurs des Khmers Rouges de Pol Pot, au lieu d'exprimer un soulagement compréhensible, elle s'est exclamée «Tu ne peux pas savoir comme j'ai vécu une histoire extraordinaire!». Il y avait aussi sa fille Sophie – qui nous a rappelé que son indomptable maman lui avait, plutôt que la couture ou le tricot, enseigné la plongée sous-marine autour des récifs des côtes de la Malaysie quand elle était gamine – et sa petite-fille, en perpétuel mouvement et portrait craché blond aux yeux bleu clair de sa grand-mère au même âge. 


Jeudi matin, c'était au tour de mon ami Claude Normand, veuf de l'irremplaçable Sonia del Rio, Abitibienne devenue star mondiale du flamenco décorée par le roi d'Espagne, de me prendre en charge pour m'emmener (encore sous la pluie) avec un vieux mais énergique monsieur que je n'ai pas tout de suite reconnu, vers le magique manoir, niché au bout d'un chemin tortueux et valloneux de l'Ésterel, où nous accueillent à l'occasion le peintre Jacques Léveillé et sa charmante Marylin. En cours de route, je me suis rendu compte que notre compagnon n'était autre qu'un personnage quasi mythique du Montréal de la Révolution tranquille, sous sa double personnalité de joallier imaginatif et audacieux et de journaliste sportif, défenseur passionné et précurseur d'une discipline mondiale mais alors inconnue en Amérique du nord, le football ou «soccer» comme on l'appelle ici. Georges Schwarz, qui va vers ses cent ans, a encore bon pied, bon oeil, le regard et l'esprit vifs. Quel plaisir de se retrouver pour échanger de précieux souvenirs d'une jeunesse plus que dorée, bourrée d'optimisme et d'espoirs, et d'une brochette d'amis aux talents éclatants et originaux, peintres et artisans, musiciens et chanteurs, dramaturges et poètes, acteurs et danseurs...

En particulier, l'excellent dîner qui nous attendait (avec un trio d'autres invités intéressants et volubiles) nous a offert l'occasion de rendre hommage à une autre récente disparue, l'écrivaine, poétesse, dramaturge et féministe parfois dérangeante mais toujours inspirante Denise Boucher. Qui fut, à notre arrivée quasi simultanée à Montréal (moi de Québec, elle de Victoriaville), une de mes premières consoeurs à l'éphémère Nouveau Journal de Jean-Louis Gagnon et une amie complice, indispensable et fidèle pendant plus d'un demi-siècle ensuite...


Et pour clore le tout, il fallait hier soir que je tombe sur cette diminutive Francine qui, à son tour, a ressuscité pour moi toute une tribu improbable de sept frères et une soeur cadette, tous de taille modeste mais énergiques, originaux et différents: les Brousseau étaient originaires du quartier populo de Limoilou (comme leur presque voisin Sylvain Lelièvre); je les ai d'abord connus dans le bohème Quartier Latin du Québec des années 1950 pour les retrouver peu après dans la Métropole. L'aîné Jacques était peintre, le second Jean et la soeur Odette comédiens, Hervé auteur-compositeur, d'autres encore fleuriste ou recherchiste. 

C'est avec celui-ci, Camille et son frère Pierre, que j'ai partagé un temps un appartement sur Décarie, mais surtout une mémorable virée dans leur Morris minor toute neuve au long de l'été 1961 ou 62. Nous faisions le saut d'une à l'autre des alors toutes récentes boîtes à chansons qui squattaient des granges campagnardes le long de la route, de Drummondville jusqu'à la Piouke de Bonaventure et la Maison du Pêcheur de Lucien Gagnon à Percé, en passant par le Pirate de Raoul Roy à Saint-Fabien. Nous y retrouvions au hasard, ensemble ou séparément, des copines et copains qui s'appelaient Renée Claude, Monique Miville-Deschênes, Monique Leyrac, Jacques Blanchet et André Gagnon, Tex Lecor et Bill Wabo, Claude Gauthier, Robert Charlebois... Sans compter Pierre Calvé, surgi soudain d'Halifax sur un scooter poussiérieux! Tu parles d'une époque!