17 mars 2020

Quelle époque???

«... cet amer plaisir-là, vitupérer l'époque», chante quelque part Léo Ferré. La tentation, aujourd'hui, en est grande, face à une extraordinaire disjonction des idées, des coutumes, des tendances et des évènements dans une planète dont la mondialisation galopante épicée de pandémie est loin de la rendre plus cohérente ou compréhensible.
Est-ce le manque de perspective et de distance qui nous fait croire qu'alors que le 20e siècle se découpait en périodes parfois chaotiques et même tragiques, mais assez facilement délimitables et descriptibles, ce 21e dont nous atteignons tout juste le premier cinquième est un maelstrom indéchiffrable de contradictions prolongées ou subites, dont la très étrange et atypique panique due au coronavirus n'est pas la moindre?
Je m'étais fabriqué une sorte de plan directeur de ce qui se passait en trois grands courants apparents et un quatrième plus souterrain: (1) les ruptures brutales dans le travail, l'économie et la vie sociale causées par l'invasion des technologies de l'information et de l'automatisation; (2) la dégradation de l'environnement imposant des limites à la croissance et des modifications majeures à notre mode de vie; (3) le choc social et culturel causé par des migrations massives de populations sous l'effet de la misère, des guerres et des persécutions, sur fond de scène de mondialisation; (4) la déliquescence de nos élites dirigeantes et une indispensable remise en cause du système politique dominant qui leur assure et légitime le contrôle du pouvoir, la démocratie représentative. Cette approche me semblait propice à mettre un certain ordre dans ma propre perception du siècle.
Mais périodiquement, des évènements à contre-courant viennent en troubler la sans doute trop simpliste ordonnance, et me précipitent dans des intervalles de doute et de questionnement, même alors qu'assez souvent je les ai vus venir. 
Il y a eu au tout début la faillite des «dot-com» qui a fait bifurquer bizarrement la progression des technologies, sans cependant la ralentir comme on aurait pu s'y attendre. 
Sept ans plus tard, le scandaleux effondrement des «subprimes» a détruit la confiance qui régnait depuis bientôt trois décennies sur la gestion néolibérale de l'économie... laquelle s'est pourtant maintenue en place grâce à une fuite en avant vers des profits pharamineux mais abstraits que ne justifiait en rien l'économie réelle de production. 
Puis la politique nous a imposé de nombreux retours en arrière vers des gouvernants réactionnaires et faussement populistes (Erdogan, Orban, Trump, Macron, Boris Johnson...) projetés au pouvoir par la faillite des gauches à se repenser face à de nouvelles réalités. 
Il s'en est suivi une sorte de monstrueuse «déconstruction» du discours public dans laquelle même les vérités les plus simples et les moins contestables ne trouvent plus leur compte, le mensonge, le malentendu et l'exagération devenant ordinaires et acceptables, nourris en plus par l'émergence fréquente de «théories du complot» échevelées.
Et voilà qu'une pandémie de dimensions pourtant modestes (face aux grands précédents historiques des lèpres, pestes noires et autres grippes espagnoles qui ont jadis dépeuplé notre monde) remet tout en cause, dévoilant brutalement toutes les lacunes et les faussetés d'une soi-disant civilisation, celle de l'argent et de la consommation à tout prix, qui s'avère incroyablement fragile. Notre «ordre mondial» était bâti sur la gestion d'un statu quo injuste mais rassurant et de formes de crise connues et relativement prévisibles (défaillances économiques, contestations populaires, guerres civiles ou régionales, terrorisme gênant mais relativement contrôlé...). Il s'avère totalement pris à revers par un phénomène dont il refusait d'accepter l'éventualité, alors que les signes précurseurs (SIDA, Ebola...) n'en manquaient pas.
Il est frappant que face à la catastrophe, chaque pays est laissé à lui-même et réagit comme bon lui semble au mieux de ses intérêts les plus étroits, sans qu'aucune tentative sérieuse de coordination ne fasse surface alors que l'affaire est clairement de dimension planétaire et aurait dû, dès le départ, être traitée comme telle. Tandis que nos gouvernants ont de bonne grâce cédé de grands pans de leur autonomie aux organismes responsables de la mondialisation économique, aucun mouvement comparable ne se manifeste pour transmettre les pouvoirs nécessaires aux seules organisations internationales habilitées à réagir au-delà des limitations frontalières, l'OMS et la Croix-Rouge – dont les moyens sont par ailleurs certainement insuffisants face à l'ampleur et à l'urgence de la tâche. En conséquence, nous assistons impuissants à une sorte de «démondialisation» étroitement nationaliste (dans le pire des sens), la moins justifiée et la plus dommageable pour notre santé à tous...

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