14 septembre 2017

L'attrait des plaisirs gratuits?

Les prédictions «sérieuses», généralement faites par des experts financiers et industriels, sur les avancées des technologies et notamment de l'intelligence artificielle me paraissent constamment faussées par un défaut de vision bien plus important qu'on ne le reconnaît: celui de ne considérer comme facteurs incitatifs à l'innovation que les avantages économiques.
Ma propre expérience, et celle d'un nombre considérables de mes connaissances, y compris Steve Jobs et quelques autres innovateurs de tout premier ordre en informatique et en télématique, est qu'on sous-estime constamment l'influence du simple plaisir de créer de nouveaux mécanismes matériels ou logiciels, de défricher des territoires peu connus aux difficultés provocantes, de trouver des solutions à des problèmes d'intérêt personnel, peu importe leur faible potentiel de profit et de rendement.
Pourtant, les exemples dans ce domaine ne manquent pas. Le micro-ordinateur individuel lui-même en est un. Apple, Commodore, TRS-80, Atari, Sinclair sont apparus longtemps avant qu'on ne perçoive leur intérêt dans le monde des affaires, essentiellement à cause de la passion de leurs créateurs et alors qu'on ne leur prédisait qu'un marché marginal à titre de jouets et d'accessoires un peu exotiques. IBM elle-même, avant de se résigner à inventer le PC individuel à tout faire, avait fait de gros (et souvent vains) efforts pour utiliser cette technologie dans des machines spécialisées «rentables» comme les traitements de texte ou les caisses enregistreuses. Et elle a laissé Microsoft, Lotus, Word Perfect et cie s'emparer du marché du logiciel micro et les Dell et autres Compaq la déborder dans le domaine des matériels compatibles, croyant que ce ne serait là qu'un secteur secondaire face aux «vrais» ordinateurs.
Parallèlement, alors qu'on se lamentait du peu de progrès des applications «utiles» de l'IA (en robotique, reconnaissance des formes et de la parole, traduction automatique...), un nombre démesuré des meilleurs spécialistes internationaux du domaine planchaient nuit et jour... sur les logiciels de jeux d'échecs! Sans que ça rapporte un sou, évidemment.
Lorsque l'Internet est sorti des placards soigneusement protégés (et gouvernementaux) du complexe militaire américain pour tomber dans le domaine public, la grande majorité du développement explosif qui a suivi a été le fait de bénévoles et d'amateurs, le plus souvent issus du monde universitaire ou des mouvements sociaux et contestataires. Mes propres premiers efforts (et ceux de bien d'autres de mes amis) pour développer des marchés rentables dans l'espace virtuel ont rencontré le plus souvent le scepticisme, sinon une condescendance ironique dans les milieux d'affaires...
Fin des années 1990, le buzz dans tous les salons informatiques aux USA et en Europe était le «push», les réseaux sociaux et outils de communications interpersonnels n'étant vus que comme des curiosités à ranger pour le mieux au rayon des jeux vidéo. Les créateurs de Facebook, Google, Twitter, YouTube etc. ne crachaient certainement pas sur l'idée de réaliser des bénéfices, mais ils étaient au moins autant motivés par l'idée d'épater leurs copains et de se fabriquer les communautés virtuelles les plus gigantesques possible — peu importe que ce soit rentable ou pas.
Lorsque Steve Jobs est revenu à la charge dans le secteur des ultra-portables avec l'iPad, son objectif avoué était moins d'en faire un énorme succès commercial que de prouver qu'il avait bien eu raison une génération plus tôt avec son concept du Newton, mais que ni la technologie ni le public n'y étaient alors préparés.
Loin de moi l'idée de prétendre que l'attrait du profit ne joue aucun rôle dans les progrès techniques... mais je trouve que ces quelques exemples démontrent clairement qu'en ne se fiant que sur ce critère et négligeant le simple plaisir d'innover pour innover, on risque encore et encore de rater des occasions pourtant évidentes.

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