Dans une campagne présidentielle USA qui ne manque pourtant ni de piquant ni d’imprévu, un dernier sursaut est vraiment hors-norme: appelons ça le paradoxe du papier-cul. Terrifiées par le souvenir des pénuries dues à une Covid-19 mal maîtrisée et par le spectre d’étagères de supermarché dégarnies par une grève inopinée des débardeurs, les ménagères américaines se précipitent dans les centres d’achat pour créer une pénurie totalement artificielle – celle du papier de toilette, qui ne vient certainement pas au pays par bateau et n’a qu’un lien bien ténu avec la santé publique.
Pourtant, cet incident ubuesque est extraordinairement significatif, car il est symptomatique de presque tout ce qui cloche dans le fonctionnement social et les mentalités: la mondialisation, l’emploi et l’automatisation, la consommation, la vision politique. Si le papier-cul américain était récolté par des immigrants latinos ou haïtiens dans les champs du Midwest, le tableau serait complet.
D’abord, la grève sur les ports de l’Atlantique n’a pratiquement rien à voir, pour une fois, avec le manque à gagner et tout avec l’évolution globale du marché de la main d’oeuvre. Les débardeurs sont motivés bien moins par le besoin d’augmentations que par un maintien de leur emploi… qui est hélas aussi justifié que celui des cochers de fiacre et maréchaux-ferrants l’était à l’arrivée de l’automobile. Non seulement les grands ports d’Asie et d’Europe, mais ceux de la Côte Pacifique américaine démontrent abondamment les avantages du traitement automatisé et robotisé des cargaisons: efficacité, économie, rapidité, absence presque totale de vol et de contrebande de marchandises. Les armateurs, les consommateurs et la société dans son ensemble y gagnent. Les seuls perdants sont les travailleurs (syndiqués) peu instruits que la technologie met au chômage. Et la solution est non pas de leur préserver des emplois devenus inutiles, mais de leur permettre de survivre autrement… vraisemblablement dans bien des cas sans boulot rémunéré. Vous me direz que ceci a peu à voir avec le papier-cul, et vous auriez bien raison, n’était de la suite.
Le deuxième ingrédient de ce chaudron des sorcières est l’erreur (compréhensible) des consommatrices, qui ne peuvent imaginer qu’une pénurie quelle qu’elle soit n’est pas causée par la malice de fournisseurs mondialisés à l’autre bout du monde; en réalité, le produit en manque est essentiellement de fabrication locale, au pis originaire des forêts canadiennes voisines et transporté par camions. La courte vue des médias ne peut qu’encourager ce malentendu: ils sont si braqués sur l’au-jour-le-jour et la passion de compter les points de sondage dans une campagne présidentielle aux règles absurdes et désuètes qu’ils sont incapables de distinguer ce qui est un vrai problème de société… et donc ne font qu’exacerber la recherche par Mme Tout-le-monde de stocks inépuisables de papier-cul. Et cela est aussi vrai de CNN et MSNBC à gauche que de FOX à droite, et presque autant du discret réseau public PBS.
Troisièmement, comment un système politique à l’ancienne, rigoureusement bipartite et où un camp défend les patrons et l’autre les travailleurs, peut-il arbitrer un conflit où ni l’un ni l’autre n’a raison (ou les deux à la fois?). Kamala-Walz vont donc prendre le parti d’un syndicat qui résiste à une évolution à la fois utile et irréversible, alors que Trump-JD vont férocement défendre le droit des employeurs de créer des chômeurs, que seule la récupération de boulots sans intérêt jadis transférés vers les pays plus pauvres permettrait de réintégrer dans la main d’oeuvre active.
Sauf que les rapports annuels d’IBM (qu’on peut difficilement taxer de marxiste) montrent que les deux pays du monde les plus affamés d’automation et d’informatisation sont… la Chine et l’Inde, comme par hasard les deux plus grands réservoirs mondiaux de main d’oeuvre à bas prix. Tous deux voient donc sans doute le siphonnage des emplois manuels de l’Occident comme une mesure de transition temporaire — et on peut supposer qu’ils seront bien contents de les renvoyer à terme, notamment aux USA, en échange d’un clair gain de productivité et des parts de marché qu'il leur procurera. Y’a quelque chose qui cloche sérieusement dans tout notre raisonnement, non?
S’cusez, mais tout ça me donne furieusement envie d’aller à la toilette!
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