À un moment dans la belle soirée qu’elle et son compagnon François m’ont ménagée jeudi, ma nièce Geneviève a noté l’espèce de tension dont je n’arrivais pas à me dégager et m’a posé la question sur son habituel ton autoritaire: «Dis donc, tonton, c’est quoi ton problème?» Je l’ai regardée de travers sans répondre… mais ça m’a fait réfléchir.
Et tard samedi soir, tandis que j’examinais l’état du monde sur ma quinzaine de sources d’information habituelles (chaînes de télé canadiennes, américaines, anglaises, françaises, arabes et italiennes, balados de droite et de gauche, vidéos YouTube…), la réponse m’est venue: mon problème, c’est qu’à l’âge (bientôt 84 ans) où je devrais me contenter et me délecter d’une retraite étonnamment confortable, entouré d’une famille atypique et serviable et d’une bande de bons amis, j’ai l’irrésistible impression de porter sur mes épaules… le sort du monde.
Non pas que j’aie la prétention de pouvoir y changer quoi que ce soit par moi-même, mais à cause d'une sorte d’héritage coupable de mon métier et de ma jeunesse: j’ai grandi dans un après-guerre intensément politique où mon entourage était directement impliqué – à 13 ans, au lieu de photos de pin-ups ou de vedettes du sport, je tenais un scrap-book d’articles sur le putsch de Nasser et l’invasion franco-anglaise du Canal de Suez; à 19, je suis devenu écrivain puis journaliste dans la fièvre d’une Révolution tranquille québécoise où nous avions l’impression, en partie inculquée, en partie instinctive que non seulement nous pouvions changer le monde, mais que c’était la responsabilité, l’obligation même de notre génération de le faire. L’ennui, c’est que je ne suis jamais parvenu à m’en débarrasser.
Ou plus précisément, alors qu’à plusieurs reprises au cours d’une longue vie j’y ai échappé brièvement pour diverses raisons et de diverses façons (une femme adorable et captivante, la passion du jeu et des voyages, un voilier aux Antilles…), ça m’a rattrapé peu à peu, en particulier au tournant de la cinquantaine, alors même que beaucoup de mes contemporains abdiquaient ou du moins devenaient plus sereins à cet égard. Ça m’apprendra, direz-vous.
Ça a débuté par un questionnement sur les effets sociaux-culturels et économiques de technologies de l’information dont j’ai très tôt senti l’émergence: reportages et chronique «Demain l’an 2000» à partir de 1978-80 dans La Presse, multiples publications techniques, création de logiciels, bouquins de vulgarisation…
Le tout d’abord entrecoupé d’un court engagement politique et littéraire pour l’indépendance (avec Parizeau et Bernard Landry et par la publication du «Simple bon sens» à Québec-Amérique), puis élargi dans une préoccupation durable pour l’avenir de nos sociétés («La Démocratie cul-de-sac» à l’Étincelle, 1994, manifeste «Changer le monde» vers 2012, groupe de discussion «Démocratie citoyenne» depuis un mois).
Parallèlement, sous la pression de plusieurs amis et (en particulier) de ma soeur Marie, je m’inquiétais de l’effacement graduel de nos mémoires du volet social et culturel d’un moment unique de notre histoire, la Révolution tranquille des années 1960 (base de données «Papa Pedro et le Printemps cosmique» et textes épars depuis 1990, vaine tentative de diffusion avec l’aide de mon neveu Vincent récemment). Cette question était, et est toujours, rendue plus pertinente par la disparition de la plupart des acteurs et témoins clés de cette époque – la brillante et souvent gênante Denise Boucher le mois dernier! Plus on avance dans le 21e siècle, plus je sens le poids et la précarité des souvenirs directs, vivaces dont je suis un des de plus en plus rares porteurs. En même temps que le niveau d’énergie et de concentration qu’il faudrait pour leur donner une forme plus durable me fait de plus en plus défaut.
Et comme si ça ne suffisait pas, je suis pris d’un soudain et presque violent retour de flamme pour une filière qui m’avait un moment intrigué dans ses balbutiements des années 1980, mais qui est en train de s’imposer comme un des phénomènes à la fois les plus menaçants et les plus prometteurs du présent immédiat et du proche avenir, l’intelligence artificielle. Et par l’immense question qu’elle pose: va-t-elle servir à remplacer l’esprit humain, ou au contraire à en multiplier le potentiel et la portée? Je résiste de peine et de misère ces jours-ci à la tentation de me lancer dans une expérimentation à ce sujet. À mon âge!
Pour qui je me prends, dis-donc?
2 commentaires:
Constat: Ce n'esmoins stressant...t pas faute d'essayer vaillamment mais il semble bien que tu n'auras pas réussi à changer le monde... dommage car il en aurait bien besoin. Et avec les quelques années qu'il nous reste je ne suis pas certain que de te stresser en continuant de te préoccuper en ce sens soit une bonne idée. Par contre nous croyons tous je crois que de concentrer tes énergies et ton grand talent à documenter la bohème des années 1960 ça ce serait une excellente idée car cela doit à mon sens être fait et tu demeures un des seuls à pouvoir le faire et sans doute le seul à avoir l'info et les compétences. Et là tu peux vraiment changer des choses car notre petite histoire a tellement besoin d'être mieux documentée et publiée à bien des égards. Et ce serait certainement plus souriant et moins stressant. Go Yves go!!!!
Correction: "Ce n'est pas faute..."
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