22 mai 2014

Pourquoi ne pas «Googler» l'économie?

Un problème majeur de la réflexion économique est qu'elle se fonde sur des hypothèses (trop souvent idéologiques) développées à partir d'indicateurs pointus et d'informations partielles, qui ne tiennent jamais compte du tableau complet de la situation. De même, un argument clef en faveur de tout laisser décider par «le marché» est qu'un groupe ou un individu ne dispose pas des faits et des connaissances requises pour faire les bons choix. Cela pouvait se défendre autrefois, lorsque soit les données globales n'étaient pas disponibles, soit les outils pour les traiter et analyser n'existaient pas.
Or, sur ces deux points, les choses ont changé depuis une quinzaine d'années. L'avènement de l'Internet et son utilisation généralisée par les gouvernements et les entreprises ont suscité la génération ou la numérisation d'une masse gigantesque de data sur tous les aspects de la vie industrielle, commerciale et financière, une masse dont une très grande proportion est accessible à tous. Et l'incroyable montée en puissance de l'informatique fournit même aux individus des outils considérablement plus raffinés pour manipuler, trier et exploiter cette masse. Un exemple: les sites et moteurs de recherche permettant de trouver, dans une ville ou un pays, le meilleur prix pour pratiquement n'importe quel produit.
Le parallèle s'impose avec le traitement et la recherche des données générales sur l'Internet. Une seule entreprise, Google, est parvenue en quelques années, avec des moyens qui étaient limités et artisanaux au départ, à enregistrer et classer la quasi-totalité du contenu du Web. Une autre, Wikipedia, a su regrouper et traiter les informations de type encyclopédique de façon infiniment plus complète, plus à jour et plus accessible que n'importe quelle source d'information traditionnelle. Les deux offrent leurs services gratuitement à tous les utilisateurs à travers le monde.
Dans un tel contexte, qu'est-ce qui empêcherait qu'une opération du même ordre soit réalisée dans la sphère économique? Cela consisterait dans un premier temps à regrouper et analyser de façon neutre, non-sectaire, toutes les données d'actualité pertinentes, et dans un second temps, à numériser, classifier et traiter les séries historiques existantes partout dans le monde en remontant graduellement dans le temps. Le tout devant être placé dans un entrepôt virtuel unique, accessible à tous.
Les moyens requis sont sans doute considérables, mais les bénéfices à moyen et surtout à long terme sont tels que même le plus énorme investissement en matériel, logiciel et effort humain paraît dérisoire. Il suffit que le monde des affaires ou préférablement le secteur public international (FMI, Banque mondiale, OCDE) y consacre une fraction minime de ce qu'a coûté la dernière crise financière pour que des résultats tangibles en termes de diagnostics, de validation des approches macroéconomiques et de probabilité des pronostics apparaissent en quelques années, peut-être quelques mois. À tout le moins, l'exercice permettrait de jauger la pertinence et la crédibilité de l'ensemble des sources recueillies et de dresser un inventaire exhaustif des informations manquantes. Et il contribuerait à relativiser la confiance absolue envers «le marché» en offrant des critères objectifs pour déterminer où cette stratégie est efficace, et où elle doit être remplacée ou complétée par une approche plus directive.
Un avantage secondaire mais non négligeable est que les réponses impartiales ainsi obtenues pourraient résoudre au moins une partie des conflits idéologiques chroniques qui perturbent la réflexion sur l'économie et atténuer les «effets de mode» qui secouent et fourvoient périodiquement la confrérie des économistes. Dans bien des cas, en effet, ces aberrations sont dues essentiellement au fait que les partisans des thèses opposées ou dominantes se fient à des données incomplètes et à des méthodes d'analyse trop limitées. 
La publication récente de l'ouvrage de Thomas Piketty, «Le Capital au XXIème siècle», et son retentissement même dans des pays et des milieux normalement hostiles à ses façons de voir, montre le pouvoir et la pertinence d'une étude rationnelle de séries de données beaucoup plus vastes et profondes que celles qui étaient précédemment disponibles et utilisées. Le «phénomène Piketty» est un argument probant en faveur d'une «Googlisation» encore plus globale de l'information économique.

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Voir:
 «Googling the future?», The Economist, 16/4/2009,
 «Googling the WTO», Krzysztof Peck, Univ. McGill, 12/10/2011,
 «Using Internet Search Data as Economic Indicators», Bank of England Quarterly Bulletin, 2011 Q2

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