03 juillet 2019

Ballet pêcheur aérien

Lever du jour lundi dans le mouillage calme de la Petite Anse d'Arlets. Je me joins au capitaine Ignace sur le skybrige et nous nous délectons du spectacle d'une dizaine de pélicans aux silhouettes préhistoriques qui plongent avec une symétrie soigneusement calculée dans un banc de poissons qui longe le rivage près duquel il est sans doute maintenu par un barrage involontaire de voiliers à l'ancre sous la falaise. Quelques minutes plus tard accourent se joindre au festin des arabesques de gracieuses hirondelles de mer, puis un tourbillon de mouettes blanches à tête noire aux performances acrobatiques.
Les petits poissons parviennent à se faufiler entre les voiliers et le ballet aérien les suit de près: pendant quelques minutes, les pélicans, dont un patriarche à tête blanche, nagent impudemment à quelques mètres de notre proue, piquant brusquement leurs immenses becs dans l'eau frissonnante, pour en ressortir un éclat d'argent frétillant au bout.
La dernière semaine a été marquée par un fabuleux regain de vigueur d'Azur, qui rechigne de moins en moins à l'idée de sortir manger dans le bourg ou sur la marina. D’abord un midi avec le cousin Charles Larcher au chic Zanzibar (authentiques et savoureux crabes de terre farcis, ragoût de lambis, carré d'agneau), puis tout seuls chez les amis de Marin Mouillage trois jours plus tard, où le mari de la patronne Gaston Talba et la caissière-gérante Lucille nous font la fête autour d'une toujours géniale fricassée de chatrou (pieuvre pimentée avec riz et pois rouges). Et même un soir de spectacle devant les grillades sur pierre chaude de l'Annexe.
Si bien que lorsque je risque la suggestion d'une sortie en mer de quelques jours vers le Diamant et Saint-Pierre, la résistance que je craignais fait place à une acceptation enthousiaste. Donc, samedi, le lendemain du jour heureux où j'ai enfin récupéré le téléphone cellulaire oublié trois semaines plus tôt à Montréal, Twiggy et le skipper Ignace (originaire du Diamant) arrivent à bord vers les huit heures; pendant que le jeune Raymond remplace une manette défectueuse du moteur tribord, ils préparent le bateau au départ: plein d'eau, petites provisions, arrimage et verrouillage de tout ce qui peut tomber ou se briser -- entre autres l'écran de télévision --, équipement de navigation, moteur de l'annexe...
Peu avant dix heures, après un solide petit déjeûner (le meilleur remède préventif contre le mal de mer), nous démarrons du ponton et nous faufilons dans le dédale de bouées et de bancs de sable du Cul-de-Sac du Marin, pour virer à tribord à la Pointe Borgnesse vers le Rocher du Diamant à peine visible à l'ouest à travers une «brume de sable» opaque.
Un splendide vent arrière (30 noeuds avec des poussées à 35) nous propulse en direction du Morne Larcher et de la Côte Caraïbe, entourés de nuées de petits poissons volants dont les ailes irisées nous renvoient des éclats de soleil. Il n’est pas encore midi que nous effectuons un crochet vers le quai battu de hautes vagues du Diamant pour donner un coup de fil à Charles Larcher, qui viendra nous attendre au ponton face à l’église de la Petite Anse d’Arlets. La belle brise se maintient même sous le vent des mornes, de sorte que dès 12h45, laissant le capitaine Ignace en charge du Bum Chromé, nous embarquons Azur et son fauteuil roulant dans la spacieuse Ford de Charles, en direction de Fonds Placide, le domaine privé où pratiquement tous les membres de la famille Larcher ont niché leurs confortables villas.
Raphaëlle nous attend avec un contagieux sourire sur sa grande véranda surplombant une vue magique de la Baie du Diamant. Elle a déjà mis la table dehors: rhum blanc et vieux, citrons verts, sucre et miel pour le ti’punch, flanqués de plateaux de boudin créole pimenté mais fondant (le meilleur de toutes les Antilles), d’acras de morue et de petits pâtés. En plat principal, un poisson frais du jour légèrement pané accompagne d’un gratin de fruit à pain et arrosé au choix d’un rosé de Provence ou d’un blanc de la Loire. Ce n'est pas pour rien que la cuisine de notre cousine est renommée!
La conversation se renoue, malgré la longue séparation, comme si nous nous étions vus la veille: échange de souvenirs partagés, d’évocations de nos voyages respectifs, commentaires plutôt mordants sur les péripéties récentes de la politique française ou américaine, nouvelles d’amis communs. Au dessert, nous nous joignons sur sa terrasse voisine à leur fils Raphaël, également un de nos vieux complices lors de séjours précédents et d’escales en Guadeloupe où il a vécu quelques années.
L’après-midi est bien entamée lorsque nous en finissons avec le digestif; Azur se sent trop fatiguée pour entreprendre son habituel pèlerinage sur le caveau familial dans le cimetière voisin de la Dizac ou pour risquer un autre coup de rhum (ou deux, ou trois) chez le trop hospitalier copain Pancho, maintenant retraité de son commerce du Marin-Pêcheur. Raphaëlle nous ramène donc aux Anses d’Arlets, où après une bonne baignade sur la plage animée du samedi au crépuscule, nous partons mouiller pour la nuit sous la falaise protectrice au sud du bourg.
Dimanche matin, vigoureuse navigation vers le nord, profitant de la même brise qui nous vient maintenant au grand largue tribord; avec le seul génois et une aide occasionnelle des moteurs Volvo, nous franchissons en à peine une heure la vaste embouchure de la Baie de Fort-de-France et nous retrouvons au large de Schoelcher. Il est tout juste onze heures quand nous accostons au quai de Saint-Pierre, où nous attend une petite déconvenue.
Si le bon restaurant du Moulin à Cannes est ouvert dans la Plantation Depaz derrière la ville, la boutique attenante où je comptais renouveler mes stocks de rhum hors d’âge (Depaz vient de mettre en vente une extraordinaire cuvée millésimée 2002), est fermée en ce dimanche de la saison morte. Tant pis. Plutôt que de gravir la côte tortueuse vers la distillerie, nous nous contenterons d’un lunch à bord avec les provisions et petits plats chauds que Twiggy a dénichés au marché près de la plage.
En soirée, nous décidons aller essayer un des nouveaux restaurants bien cotés du Carbet voisin; hélas, après un accostage acrobatique au ponton communal, nous découvrons que la plupart sont fermés. Il faut nous rabattre sur ce qui est plutôt un cabaret offrant une soirée de jazz dynamique mais un peu trop bruyant pour nos appétits - d’autant plus que, le spectacle ayant attiré une foule imprévue, les choix du menu sont réduits à leur plus simple expression: il ne reste pas même d’acras, seulement trois ou quatre plats (plutôt bons), et comble de misère, pas une bière Lorraine à l’horizon.
En nous éloignant du quai après souper, nous constatons que le bruit du concert se propage largement vers le large; ne sachant à quelle heure il va se terminer, nous décidons qu’au lieu de mouiller non loin de ce vacarme, il est probablement plus prudent de redescendre dormir vers les Trois-Îlets ou les Anses d’Arlets. Ce n’est pas un grand sacrifice, car comme nous, Ignace aime bien la navigation de nuit; nous nous installons tous quatre sur le skybridge pour regarder défiler sur notre gauche les lumières des divers bourgs et villages de la Côte Caraïbe, jusqu’à retrouver, vers une heure du matin, notre paisible mouillage de la veille. Seule rencontre imprévue, une belle tortue de mer, sans doute attirée par nos feux de route.
Lundi matin, nous reprenons le cap du retour assez tôt, avec l’idée d’arriver au Marin à temps pour le lunch. Mais une fois devant la grande plage de Sainte-Anne qui jouxte le Club Med des Boucaniers, changement de projet: retenus par le vent doux, le beau soleil et l’eau teintée de turquoise par le fond de sable blanc, on va mettre l’ancre face au village, et Twiggy ira à terre nous chercher de bons repas chez Paille Coco, resto voisin du quai de la Dunette. Mélange d’acras, de beignes de crevettes et de balarous frits, suivis de fort bon poisson grillé et d’une grillade de lambis un peu caoutchouteuse à mon goût. Ce n’est donc qu’en fin d’après-midi que nous retrouvons enfin notre place au ponton H de la Marina du Marin après trois jours d’une expédition un peu inégale, mais quand même satisfaisante.

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