21 mai 2011

DSK et la femme de chambre

(21 mai 2011) Bien installés dans le confort et le beau temps de Montpellier, nos voyages ces jours-ci sont mentaux et intellectuels plutôt que physiques. Ils ne nous passionnent pas moins. Forcément, l'affaire Strauss-Kahn occupe l'avant de la scène. Pour les Nord-américains (donc voisins des USA) que nous sommes, la plupart des réactions françaises nous sidèrent, autant par leur irréalisme que par ce qu'elles révèlent d'un fond sexiste qui subsiste dans la mentalité. En premier lieu, les amateurs de complots s'en donnent à coeur joie: 57% des Français, selon un sondage, croient à un "coup monté" et bon nombre de politiciens (souvent de gauche, hélas), ne se sont pas abstenus d'insinuations en ce sens. Alors que, face aux faits connus, c'est assez invraisemblable: choisir une noire de 32 ans (pas très attrayante, dit l'avocat de DSK) comme appât, organiser le "piège" pour qu'il se passe sans témoin ni photographe, et qu'ensuite la présumée victime aille se plaindre à des collègues plutôt qu'à la direction ou à la police? Ben voyons! Même l'affaire Clearstream était mieux montée que ça! Le fait que l'hôtel ait attendu une heure pour alerter la police me fait d'ailleurs soupçonner que sa première réaction aura été de balayer le tout sous le tapis -- d'autant plus que selon des journalistes américains, DSK aurait été l'objet d'autres plaintes du même genre dans le même hôtel depuis un an et demi, qui n'ont jamais été rendues publiques. J'ai l'impression que c'est parce qu'une bonne partie du petit personnel était déjà au courant que le Sofitel s'est résigné à appeler les flics. Deuxièmement, réclamer pour Strauss-Kahn la présomption d'innocence, d'accord, mais il y a des limites. Quant un pick-pocket bien connu se fait prendre pratiquement la main au gousset, on tient quand même compte des antécédents! Or, selon des sources diverses (dont un article d'octobre dernier sur "forum.aufeminin.com"), quand il participait à des réunions en province, DSK demandait qu'on lui fournisse une "chambre d'hôtel garnie", et certaines élues évitaient de se trouver seules dans une pièce avec lui, par crainte de sa "drague lourde". Sans oublier l'incident Piroska Nagy, pas très joli, au FMI en 2008. Ou l'accusation portée contre DSK à la télé en 2007 par la journaliste et écrivaine Tristane Banon d'un quasi-viol en 2002; elle a décidé de ne pas donner suite, mais elle n'a rien retiré de ses allégations. "Oui, mais de la drague lourde au viol, il y a toute une marge", argumentent les défenseurs de l'ex-patron du FMI. Ce n'est pas faux… mais il est aussi vrai que le glissement de l'une à l'autre est tout à fait envisageable, de même qu'un vol de sac dans la rue n'est pas une agression armée, mais peut dégénérer en violence si la victime résiste. La différence, au fond, en est bien plus une de degré que de nature. On devrait aussi prendre en compte le contexte. Les flics de New-York ont l'habitude de gérer les incartades (souvent carabinées, j'en ai vécu) de personnalités, notamment des diplomates de l'ONU. S'ils sont allés alpaguer une sommité internationale comme DSK en première classe d'un avion d'Air France en partance, ils ne l'ont pas fait sans biscuit. Je trouve par contre dommage que la droite se soit la première préoccupée du sort de la femme de chambre vraisemblablement agressée (Gisèle Halimi étant une heureuse exception); la gauche a fini par s'y résigner, mais bien tard et bien à reculons -- je pense en particulier à la réaction de l'ancien ministre de la Justice Robert Badinter quand le journaliste Laurent Joffrin (pourtant de gauche lui aussi) lui a fait remarquer qu'il n'avait pas eu un mot de compassion pour la présumée victime: "Mais ce serait équivalent à admettre que DSK est coupable!", s'est indigné Badinter, inconscient du parti-pris grossier qu'il trahissait ainsi. Dans le même sens, je crains fort que la "défense" de DSK ne se résume à une campagne massive de salissage contre une immigrante mal équipée pour y faire face et dont la vie pourrait être brisée. C'est en tout cas le plus prévisible, étant donné la personnalité de ses avocats et les pratiques courantes aux USA, en particulier à New-York. L'autre possibilité, qui s'avérera de plus en plus vraisemblable au fil du temps, c'est qu'il plaide coupable à une accusation réduite en offrant un paquet d'argent en "dommages et intérêts". Pas très honorable, tout ça... Évidemment, le nombrilisme des Français (tout aussi virulent que celui qu'ils reprochent aux Américains) a fait que pendant près d'une semaine, télé et journaux ont pratiquement oublié ce qui se passait dans le reste du monde, en particulier dans le "printemps arabe" qui risque de se transformer en été très chaud. Je me sens assez ambivalent face à cette éventualité: d'une part heureux que la réaction en chaîne de révoltes populaires (que j'avais prédite et espérée dès la première étincelle à Tunis, fin janvier) vienne briser l'immobilisme complaisamment accepté par l'Occident d'une brochette de régimes tyranniques -- de l'autre atterré non seulement du peu de soutien concret qu'on fournit aux révoltés, mais encore et surtout de l'absence totale d'un cadre idéologique à leur suggérer pour poursuivre leur action. Je reviens à ma première réaction en février, quand je disais dans un courriel que ces révolutions allaient se retrouver "sans carte ni boussole" et ne pourraient compter ni sur les penseurs de gauche, ni sur ceux de droite pour leur en fournir. Les événements récents me donnent tragiquement raison. D'abord, les mouvements de gauche du monde arabe ont été systématiquement déconsidérés par les Occidentaux et écrasés (souvent avec la connivence de ceux-ci) par les autocrates, favorisant ainsi indirectement la montée des extrémistes islamiques dont nous avons maintenant peur -- ceci n'est pas une vue de l'esprit, j'ai assisté en personne à la version algérienne du processus dans les années 80 et 90. Les gauches occidentales sont elles-mêmes largement discréditées depuis la chute de l'empire soviétique; elles se perdent d'une part dans des querelles de personnalités et d'ambitions individuelles, d'autre part dans des arguties de chapelles qui rappellent tristement la stérilité des débats scolastiques du Moyen-âge. Je ne vois pas du tout comment, malgré la bonne volonté de certaines, elles peuvent offrir un cadre adapté aux besoins urgents des actuelles révoltes populaires. En revanche, il faut un sacré culot pour proposer comme seule alternative à "la rue arabe", ainsi qu'on le fait, une démocratie bourgeoise mâtinée de capitalisme sauvage qui ne peut que prolonger, sinon exacerber, les inégalités sociales et politiques dont ces peuples sont déjà victimes et contre lesquelles ils se soulèvent, se contentant d'en permuter les petites élites bénéficiaires! Je suis étonné, pour ne pas dire choqué, que les voix progressistes de l'Occident ne s'élèvent pas vigoureusement contre cette imposture, et qu'elles ne voient pas que là précisément se trouve la cause de l'instabilité et de l'insatisfaction que l'on perçoit clairement en Tunisie et de plus en plus en Égypte, et de la dégérescence des mouvements populaires en luttes de clans et de tribus dans la plupart des autres pays, la Libye la première. Donc, pas de solution toute faite. Qui donc pourrait organiser (par Internet, sinon physiquement) un grand forum des penseurs progressistes aussi bien des pays en développement que des plus industrialisés, pour tenter d'élaborer un projet de remplacement, une structure idéologique apte à réaliser et maintenir le délicat équilibre entre la regrettable mais incontournable inégalité créatrice de richesses et l'obligation absolue d'une meilleure répartition de ces richesses, équilibre pour lequel il faut immédiatement cesser de compter sur "les mécanismes du marché"? À mon avis, c'est seulement dans un contexte de ce genre que peut se révéler un débouché crédible à moyen et à long terme pour les énergies fabuleuses libérées par les actuelles révoltes. Pour revenir à des choses plus intimes, nous nous sommes offert mardi un festin délicieusement décadent au toujours merveilleux Jardin des Sens, avec pour (mince) prétexte la naissance du premier petit-fils de nos voisins Chantefort du dessous. En compagnie de l'ex-correspondant de La Presse à Paris Louis B. Robitaille (qui habite Sète) et de l'ancien directeur du tourisme français à Montréal Jean-Pierre Dréan, retraité à Aniane. Foie gras poêlé fondant avec un jurançon moëlleux à souhait en entrée, puis pigeon rôti et sa pastilla d'abats, diaphanes cannelloni de langoustines, séduisants ris de veau aux crevettes, etc. Sans parler des desserts indécents (par exemple carpaccio de fraises gariguettes aux cinq coulis ou tartelette soufflée à la poire caramélisée). Il a fallu deux jours pour digérer…

1 commentaire:

Unknown a dit...

Texte magnifique et si utile dans les circonstances.Pour beaucoup, la double présomption d'innocence est à géométrie variable : un mur des lamentations sur DSK qui tombe de haut et doit tant dépenser pour se défendre. une phrase ou deux pour dire qu'il n'est pas impossible que cette "soubrette" noire ne fasse pas partie d'un complot et ne soit pas achetée!
Il me semble qu'Ophelia a besoin du soutien des progressistes du monde entier, ne fut-ce que pour que sa présomption d'innocence puisee lutter à armes égales.
De toutes les façons, quelle que soit l'issue du procès et même quelle que soit la vérité, Ophelia a déjà sauvé la France d'un macho minable à qui la Gauche française devrait demander des dommages intérêt considérables. La gauche surtout socialiste n'était-elle pas sur le point de conclure avec DSK une sorte de contrat à vices multiples et cachés!