27 mai 2011

Indignados et printemps arabe

(27 mai 2011) Avant de grimper dans ma chaire de prêchi-prêcheur, un ou deux plaisants intermèdes. Nous avons entamé mardi avec les Chantefort le jambon "belotta" ramené de la Boqueria de Barcelone, qui trône désormais sur son support de bois au centre de la table de cuisine. Un peu gras, il est cependant d'une douceur fondante marquée de la pointe d'amertume caractéristique qui prouve que l'animal dont il provient a bien été nourri de glands de chêne. Découpé en fines tranches, accompagné de melon de Cavaillon bien mûr, c'est un plaisir digne des dieux -- et de nos amis.

Hier midi, nous avons fait une découverte qui s'ajoutera certainement à la liste de nos lieux gourmands favoris. La "Réserve Rimbaud" (joli nom) est un restaurant aux origines presque bi-centenaires (une auberge se trouvait déjà à cet endroit en 1835) niché dans un coude du Lez, le minuscule "fleuve" qui arrose Montpellier avant de se jeter dans la Méditerranée à Palavas. Il s'ouvre par derrière sur une splendide terrasse qui longe pendant près de cent mètres le cours d'eau où se baladent cygnes, canards et mouettes entre deux rives boisées de saules et de peupliers. Sa cuisine, déjà vantée par le Routard avant que Michelin ne lui décerne une étoile l'an dernier, est d'une savoureuse originalité qui mériterait le détour même si le décor n'était pas aussi enchanteur. La carte est finement découpée par ordre de prix: petit menu à 32 euros, grand menu à 60, menu de dégustation (cher); idem pour la carte des vins: à 17 euros (blancs, rosés et rouges), à 25, à 40, à 50 (blancs et rouges seulement) et "bouteilles d'exception". Azur a choisi une filière "asperges", avec ris de veau en entrée et filet de saint-pierre en plat, moi "champignons", avec cèpes au thon mi-cuit, puis turbot grillé aux chanterelles. Rien que du bon, avec en prime la complicité d'un personnel compétent mais pas guindé. Nous sommes déjà en train de réfléchir avec qui nous pourrons partager cette trouvaille à la première excuse! Passons à des choses moins drôles, quoique tout aussi savoureuses à leur manière. L'occupation de la Puerta del Sol par les "indignados" et le référendum islandais répudiant la dette des banques nous obligent à regarder d'un oeil neuf l'ensemble des brasiers populaires nés de l'étincelle tunisienne et jusqu'ici qualifiés, abusivement, de "printemps arabe". La première conclusion à en tirer est qu'il ne s'agit pas, comme on a pu le prétendre, d'un simple soulèvement contre des régimes tyranniques et oppressifs dans le monde arabe. Un mouvement que les puissances occidentales pouvaient donc soutenir et encourager avec bonne conscience, et dont les demandes seraient satisfaites par la mise en place d'autres démocraties bourgeoises comme les nôtres. Précisément la direction qu'elles viennent de prendre au G8 de Deauville, avec leur offre d'aide de 40 milliards via le FMI. Un attrape-nigaud, mais que les destinataires ne pourront se permettre de refuser... Il est vrai que la vague de contestations est apparue dans une région spécifique du monde, parce que les injustices qui lui ont donné naissance y sont plus flagrantes que chez nous et surtout qu'elles ne peuvent se prévaloir du camouflage électoral exploité si adroitement par nos propres gouvernants. Mais si on regroupe les éléments communs aux revendications variées exprimées souvent de manière primaire, colorées par des spécificités locales ou régionales, le portrait est tout autre. La tyrannie bien plus vaste contre laquelle s'élèvent les peuples est celle de la domination du capital et de la passion du profit à tout prix qui s'étend graduellement sur l'ensemble du monde, sous prétexte de progrès économique. Une domination qui est à tout le moins subie mais le plus souvent favorisée par les gouvernements élus de la majorité de la planète, à l'avantage d'une infime minorité de nantis et aux dépens de leurs propres peuples. Cette vérité centrale ne s'exprime certes pas aussi clairement sur le terrain, car les révoltes surgissent à l'intérieur d'une idéologie dominante qui en interdit non pas l'expression (elle se targue de favoriser la "liberté de parole"), mais la perception même. Si nous acceptons la définition de l'idéologie comme "une doctrine politique qui fournit un principe unique à l'explication du réel", il s'ensuit que ce principe lui-même ne peut être remis en cause que de l'extérieur, à partir d'une position critique bien éloignée de celle des manifestants qui forcément se débattent à l'intérieur du système et donc baignent dans la doctrine de la "démocratie de marché" sans même être conscients que c'en est une. C'est de ce malentendu que résulte la claire volonté de tous les peuples lésés de renverser leurs dirigeants actuels, soit par la force paisible ou armée (monde arabe), soit par le vote (Occident). Ils ne peuvent comprendre que de remplacer un groupe de gouvernants par un autre qui partage la même pensée de base (même si c'est avec des nuances "de gauche" ou "de droite") ne changera rien à la situation réelle. Tout autant que la Tunisie ou l'Égypte, des pays "avancés" tels Islande, Irlande, Portugal, Espagne, Grèce, Royaume-Uni en fournissent des exemples probants, quoique parfois absurdes ou contradictoires. Là où la droite était au pouvoir, on plébiscite une gauche pourtant acquise aux "bienfaits du marché", et là où c'était la gauche aux commandes, on confie le navire à une droite qui n'aura rien de plus pressé que de le rediriger vers les mêmes écueils. La France, dont l'électorat est pourtant un des plus éveillés et des mieux informés au monde, s'apprête à jouer le même jeu de chaises musicales. Elle aurait même été tentée, sans un imprévu salvateur, d'élire comme Président soi-disant socialiste le patron d'une des institutions financières au coeur du problème. Je me répète, je le sais, mais il est indispensable de comprendre que le régime "démocratique" dans lequel nous vivons en est un qui perpétue le maintien au pouvoir d'une classe dirigeante restreinte. Celle-ci prétend représenter le peuple grâce à un mécanisme électoral, mais ses intérêts réels sont profondément différents. Cette différence demeurait diffuse, souvent difficile à cerner dans les périodes de prospérité dont même les citoyens ordinaires et les démunis profitaient d'une partie des retombées. L'actuelle crise financière et économique mondiale la révèle dans toute sa féroce simplicité: lorsque les gouvernants de toutes les démocraties ont eu à choisir entre prendre le parti de leurs peuples ou celui des banquiers et des courtiers, leur choix a été immédiat et universel. Auraient-ils pu agir autrement? Évidemment. Voici une option, entre autres, et pas la plus radicale. Ils pouvaient former un front uni, par exemple dans le cadre du G20, et proposer aux instances financières l'ultimatum suivant: tant que la crise ne serait pas résolue et l'équilibre rétabli, les États en difficulté par la faute des banques et des manipulateurs financiers auraient droit de la part de ceux-ci à des prêts sans intérêt (ou à intérêt nominal minime) non seulement pour relancer leur économie, mais pour soutenir des niveaux de salaires décents et maintenir les services de base auxquels leurs citoyens ont droit. L'approbation de ces prêts et les conditions de remboursement seraient déterminées non par les financiers, mais par un collège de dirigeants politiques, en tenant compte de facteurs aussi bien sociaux qu'économiques et du comportement des prêteurs autant que des emprunteurs. En cas de refus de la part des milieux financiers, tous les États riches cesseraient d'assurer le service de leur propre dette jusqu'à ce qu'un accord intervienne. Et pour continuer de payer pour leurs activités en cours, ils ordonneraient simplement à leurs banques centrales (y compris celle de l'UE) d'imprimer des billets de banque dont ils s'engageraient à respecter entre eux les cours relatifs. Mais pour simplement envisager une telle mesure, il aurait fallu d'une part que les dirigeants politiques y voient leur intérêt et celui de leurs proches et d'autre part qu'ils soient capables de sortir du carcan idéologique courant pour penser autrement. Deux impossibilités qui précisent la limite des "réformes" qu'on peut attendre d'eux. La déduction que je tire de tout cela est que ce ne sont pas les seuls gouvernants qu'il faut changer, mais le système même. En écrivant "la Démocratie cul-de-sac" au début des années 1990, j'ai pris conscience que nos structures politiques fondées sur la "représentation" du peuple par une classe politique auto-perpétuée n'ont rien d'absolu ni d'universel, mais qu'elles sont un artefact de l'ère industrielle qui devrait disparaître avec elle, comme la monarchie de droit divin s'est évanouie avec l'ère agricole-artisanale qui avait précédé. Tout ce qui se passe depuis quelques années (la crise actuelle et le "printemps arabe", oui, mais dans mon cas le mouvement planétaire contre la guerre en Irak et son absence d'effet sur les gouvernants en 2002-2003 a été tout aussi révélateur) ne fait que me conforter dans cette certitude. En revanche, même les mieux intentionnées des actions et réflexions des gauches radicales ne me paraissent pas porteuses de réponses, d'une part parce qu'elles ne parviennent plus à toucher, encore moins à fédérer les masses de travailleurs et de consommateurs, d'autre part parce qu'elles rejettent d'emblée la dynamique de progrès économique que constituent la rapacité et l'initiative individuelles. Sans tourner le dos à la gauche, et surtout à ses objectifs de plus grande équité, je crois qu'il faut chercher ailleurs des pistes de solution. Avant d'aller plus loin en ce sens, une réserve importante. Mon amie Denise Boucher, écrivaine et intellectuelle curieuse et éveillée, attire mon attention sur l'influence exercée par les écrits et les actions du penseur pacifiste américain Gene Sharp sur la jeunesse arabe. Cependant, en lisant la littérature sur le sujet, je n'y ai pas trouvé de réponse à deux questions qui me paraissent cruciales: a) L'approche de Sharp est non pas de renouveler la pensée politique ou de proposer des alternatives, mais seulement de fournir des outils et des méthodes pour réaliser (ou du moins favoriser) l'implantation de démocraties classiques -- dont ma conviction est justement qu'elles ne serviront qu'à perpétuer les inégalités existantes au profit d'une nouvelle classe dirigeante, sans doute plus occidentalisée. b) Rien n'explique pourquoi cette formation à la révolution pacifique, qui se poursuit depuis deux décennies, n'avait jusque là donné aucun résultat et qu'elle devient tout à coup pertinente et efficace. Pour moi, l'explication est ailleurs que dans la séduisante théorie d'un complot fomenté aux USA; elle se situe dans l'explosion d'une crise économique mondiale qui met à nu les intentions réelles des régimes en même temps qu'elle les fragilise, au moment où les technologies (Internet, réseaux sociaux, cellulaire, textos) offrent à la contestation des outils nouveaux d'action populaire "au ras des pâquerettes". J'ajoute un troisième élément: souvent, les stratégies développées par les puissants pour répondre à des objectifs ou à des besoins immédiats donnent lieu à des phénomènes qui vont dans le sens contraire. Deux exemples, uniquement dans le cas de l'empire américain: (1) le développement d'Internet pour les besoins des forces armées américaines dans les années '70-80 a créé un réseau universel qui remet à plat les rapports de force partout dans le monde dans les années 2000; (2) la formation et l'assistance militaires américaines aux moudjahidine afghans pour renverser un régime pro-soviétique dans les années '80 ont donné naissance et efficacité à Al-Quaeda et aux Taliban d'aujourd'hui. Je soupçonne de la même manière que la pensée de Sharp a des effets qui échappent de plus en plus entièrement à ceux qui l'ont commanditée. Dans la réflexion (solitaire pour l'instant) que je poursuis depuis une quinzaine d'années sous le titre un peu ironique de "Mon premier livre d'infocratie", j'ai l'ambition sans doute idéaliste de trouver des voies vers un possible renouvellement du système. Pour cela, je choisis de faire abstraction des divers courants de pensée récents et préfère partir de quatre prémisses volontairement simplistes: a) L'homme a gardé de ses origines arboricoles et frugivores un instinct grégaire et solidaire (socialiste?); il a acquis en descendant au sol et devenant bipède et chasseur carnivore un instinct égoïste et rapace (capitaliste?). Toutes les tentatives historiques pour éradiquer l'une ou l'autre de ces pulsions pourtant opposées ont échoué. Il va falloir continuer à vivre avec. b) Malgré ses instincts communautaires et contrairement à la quasi-totalité des autres espèces animales, l'humanité n'a pas dans ses gènes une structure sociale innée, mais s'organise différemment selon les circonstances, le climat, la géographie, la taille de la société. Il n'y a donc pas de système politique ou social "naturel" à l'Homme. Par contre, si ce dernier n'était qu'"individu" comme le veut la thèse libérale, la planète serait parsemée d'ermitages plutôt que de grandes villes! c) Notre tendance à prendre des décisions sur la base de données incomplètes ou contradictoires n'est pas une tare, mais au contraire un facteur de survie depuis des millénaires. Il faut faire dans tout projet de société la part de l'intuition, de l'expérience, des émotions autant que de la logique et du calcul. d) La révolution de l'information implique des changements autant politiques que sociaux et économiques, notamment en abolissant le temps et l'espace dans les échanges, en créant des biens qui échappent aux lois classiques du marché et en disqualifiant les élites traditionnelles bourgeoises comme classe gouvernante. À partir de là, je m'efforce d'imaginer quel genre de système pourrait correspondre aux exigences du nouvel environnement dans lequel nous vivons. Pour l'instant, je joue avec les concepts suivants: - Une séparation des pouvoirs qui comporte non plus trois domaines (Montesquieu), mais cinq: exécutif, législatif, judiciaire, informationnel et économique. - Un gouvernement non-élu de technocrates embauché, chapeauté et surveillé par un "Sénat" électif composé de citoyens ayant obligatoirement fait la preuve (par leurs actions, leurs écrits, leur participation aux organes publics et parapublics) de leur engagement envers la communauté. - L'abolition des assemblées législatives et l'adoption directe par les citoyens des lois et orientations régissant l'action du gouvernement; cela peut se faire physiquement ou virtuellement par référendum, sondage délibératif ou autres techniques efficaces de prise de décision issues de la recherche opérationnelle et de la théorie des jeux. - Un secteur de l'information jouissant d'un statut d'indépendance simili-judiciaire et assujetti à une obligation d'objectivité et de véracité, assurée par exemple en mettant en concurrence un volet public (à la BBC ou Radio-Canada), un volet privé commercial et peut-être un volet associatif (genre "société de rédacteurs"). - Un réseau numérique universel, gratuit et sécurisé (Internet 2.0 ou plus) jouant le rôle de forum à la disposition de tous les citoyens pour les informer, leur permettre de discuter et de décider. - Je laisse à d'autres qui s'y connaissent mieux que moi le soin d'élaborer des structures appropriées pour les pouvoirs judiciaire et économique, en respectant le même esprit d'indépendance dans l'interdépendance, d'ouverture et de libre circulation de l'information. Comme vous voyez, une telle structure s'éloigne considerablement des modèles traditionnels, à tel point qu'on peut difficilement parler encore de "démocratie" (dans le sens courant du terme, en tout cas). D'où le néologisme "infocratie" qui me semble convenir, puisque les flux d'information y sont au coeur de l'exercice du pouvoir. Il reste évidemment un tas de détails à préciser et de petites contradictions internes à concilier, mais l'ensemble est assez cohérent. Vous me direz qu'on ne voit pas comment ça pourrait se réaliser, et vous aurez raison: je suis pour l'instant dans le domaine de l'utopie pure... mais ça se pourrait que notre monde ait un sérieux besoin d'utopie, non?

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