23 août 2013

Alegria

Charlotte Amandine, ça pourrait (devrait?) être le nom d'un dessert à se damner. En réalité, ce sont les prénoms des deux jolies fées qui font notre bonheur sur le Canal du Midi depuis bientôt une semaine. Charlotte de Manchester, avec son français intermittent et son joli accent, veille à tous les aspects matériels de notre confort, fait les cabines le matin, sert les déjeûners (et les autres repas), concocte les apéros, tourne les draps pour la nuit, les serviettes pour la baignade, etc. Amandine, cuisinière inspirée d'un village perdu de l'Aude, imagine d'incroyables gazpachos et de surprenantes et savoureuses variantes sur les recettes locales du Languedoc.

Il y a un mois, Azur a décidé d'inviter son amie de jeunesse Gisèle Maïa à passer une ou deux semaines avec nous à Montpellier. "Pourquoi pas sur le Canal du Midi?" ai-je aussitôt demandé, me rappelant les descriptions dithyrambiques faites à leur retour d'une semaine de pénichette dans ce coin-là par nos amis Savonet il y a quelques années. "Oui oui oui, dit ma phlegmatique (???) compagne, mais pas question de piloter ou de cuisiner nous-mêmes."
Bon. Ça voulait dire qu'on allait chercher dans la catégorie "péniche-hôtels" pour dénicher la perle rare. Il fallait deux cabines assez confortables pour les p'tits vieux que nous sommes, disponibles en août ou début septembre, avec des voisins pas trop emmerdants. Rien d'évident, surtout à la dernière minute. Au troisième essai, Olivier Baudry m'offre pour un prix presque raisonnable la totalité de son "Alegria" — ben oui, comme le Cirque du Soleil dont il est friand — du 17 au 23 août. Départ de Terbes près de Carcassonne, arrivée à Poilhes près de Béziers.
Donc samedi midi dernier, sous un ciel menaçant, nous rejoignons Gisèle à bord du TGV qui l'a amenée de Paris pour continuer jusqu'à Narbonne. Rien n'est jamais simple: elle est dans la "mauvaise" rame du train, celle qui s'arrête à Montpellier. Il faut récupérer en catastrophe ses bagages et les traîner à l'autre bout du quai vers le "bon" wagon, sous les cris des employé(e)s de la SNCF qui, au lieu de nous donner un coup de main, nous houspillent mains dans les poches parce que nous les empêchons de fermer les portes et de démarrer!
Le train est bondé, pas d'espace dans le compartiment à bagages, deux valises restent dans l'entrée, les autres encombrent le couloir. Et il faut descendre en toute hâte à Béziers les déplacer, pour permettre à un jeune homme en chaise roulante de sortir. Merdre.
Heureusement, à Narbonne, tout se calme. Le beau temps est revenu, un garçon sympathique nous aide à débarquer tout le barda, nous n'avons qu'à traverser la petite gare pour attendre cinq minutes sur le parvis l'arrivée de notre capitaine.
Olivier a la cinquantaine souriante, élégante et argentée du banquier qu'il a longtemps été avant de céder définitivement à la passion des canaux et des péniches. Il en a d'abord habité une sur la Seine près de Paris, en a transformé une autre en bateau-mouche de grand luxe pour voyageurs d'affaires, et depuis cinq ans promène celle-ci entre Carcassonne et la Méditerranée pour le plaisir nonchalant de quelques passagers, presque tous américains ou australiens.

Alegria est la péniche classique du Canal du Midi, trente mètres de long, cinq de large, fond plat et profil bas — exactement ajustée aux dimensions des écluses et des ponts tricentenaires du parcours. À l'avant, nos deux belles grandes cabines avec salle de bain complète, lit king-size et immenses hublots de vitre à sens unique. Au centre, un confortable salon-salle à dîner avec écran de cinéma et chaîne hi-fi voisine avec une cuisine bien équipée qui nous sépare des quartiers de l'équipage.
Trois escaliers, le principal au centre, donnent accès au pont supérieur. Devant, des vélos à disposition des voyageurs, puis une petite piscine en forme de haricot qui paraît absurde au premier abord... mais pas du tout dès que la canicule nous incite à nous y réfugier. Pour nager, c'est un peu exigu, mais pour se dégourdir les jambes plongé dans l'eau claire et fraîche jusqu'au cou, quel délice!
Suit la salle à dîner extérieure, protégée contre le soleil du Midi par des parasols nécessairement amovibles (les arches des ponts sont très basses, il faut souvent s'asseoir et parfois baisser la tête pour passer dessous). De l'autre côté du double escalier central, un grand pont légèrement bombé peuplé de transats et de tables de cocktail, et enfin tout à l'arrière, le cockpit et poste de pilotage surélevé.
Voilà ce qui allait être notre plutôt luxueux habitat pendant près d'une semaine.
À l'équipage quasi-permanent s'ajoutent une joviale guide, Aurore, qui vient pratiquement tous les jours de Narbonne nous entraîner dans des excursions bien documentées aux alentours de nos diverses escales, et le matelot mince et barbu Mikaël qui surgit en moto de sa campagne voisine pour veiller aux accostages, démarrages et surtout au passage délicat et fréquent des écluses.
Un verre de blanquette de limoux nous a accueillis à l'arrivée à bord samedi après-midi du côté de Terbes. Le temps de déposer nos bagages dans les cabines et de nous rafraîchir, Olivier nous a donné un bref aperçu de la navigation sur le Canal en remontant deux écluses, puis en virant bout-pour-bout: manoeuvre pas évidente puisque la largeur de la voie d'eau est exactement la longueur du bateau, si bien que ce dernier doit appuyer sa poupe sur la rive d'un côté et attendre que le courant descendant d'une écluse en amont veuille bien pousser la proue vers l'aval.
Une fois l'Alegria amarrée quelques encablures plus bas, nous avons eu droit à l'apéro (re-blanquette bien sûr) et à notre premier repas à bord — mise-en-bouche de puces de mer sautées, huîtres gratinées aux poireaux accompagnées de gambas, brochettes de boeuf aux petits légumes, soupe de fraises et sorbet de citron vert en dessert. Avec un joli blanc de la région et un somptueux rouge de Lézignan-Corbières, millésime 2001. Et nous avions faim, n'ayant rien pris de consistant depuis le matin. Puis, comme dit la Bible, "il y eut un soir, il y eut un matin"...
(à suivre)


Aucun commentaire: