24 août 2013

Chasse-mouches

Dès dimanche matin, la semaine a pris une saveur quasi guerrière. Quelques mouches se sont invitées au petit-déjeûner, au grand dam de mes deux compagnes, qui se sont découvert une commune phobie pour tout ce qui est bestiole ailée (sauf papillons et coccinelles? À vérifier...). En cinq minutes, le conflit était engagé, qui a pris une acuité accrue lorsque deux guêpes effrontées se sont jointes aux agapes, à la grande inquiétude de Gisèle.
Et ça devait se poursuivre presque jusqu'au départ, avec une panoplie d'armes variées: chapeaux de paille, serviettes de table (Azur les manie avec une adresse assassine), bombes anti-moustiques, tortillon de fumée et même une raquette électrocutrice dénichée par le capitaine. Les victoires ont été plus nombreuses du côté humain, mais l'autre camp avait la force du nombre. Quant à l'opiniâtreté, je dirais: "Décision partagée".
Une fois le premier engagement terminé (match nul), la charmante Aurore est venue nous prendre pour une virée à Carcassonne. Azur et moi avions déjà visité (avec ma soeur Marie il y a cinq ans), mais le ravissement de la découverte par Gisèle a ravivé notre plaisir, surtout que l'enthousiasme de notre guide était communicatif.
Nous avons pacouru les petites rues montantes et inégalement pavées jusqu'au portail du palais comtal puis sommes redescendus vers la curieuse cathédrale mi-romane, mi-gothique dont le soleil matinal faisait exploser de couleurs les immenses vitraux du choeur.


Revenus au pont-levis, nous avons grimpé dans une calèche tirée par deux énormes percherons bais curieusement coiffés de bonnets blancs à oreillettes, qui nous ont emmenés dans une tournée des lices, cette large et cahoteuse allée nichée entre les murailles extérieures et intérieures et faisant presque le tour complet de la vieille ville. Le cocher nous déclamait d'une voix de stentor, avec un bel accent du pays, toutes les particularités architecturales et les péripéties historiques des diverses fortifications — que je vous épargnerai ici.

Après un détour vers le beau village de Lagrasse et son marché des potiers — non, nous n'avons rien acheté mais ce n'est pas l'envie qui manquait, retour à bord vers 13h30. Pour le lunch, Amandine nous avait ménagé une agréable inversion dans l'ordre des plats: entrée de foie de veau de lait aux câpres, suivie d'un plat de grandes crevettes au riz noir. Pendant que nous mangions sur la terrasse extérieure, Mikaël est arrivé sur sa moto pétaradante, et la péniche libérée de ses amarres s'est mise à descendre tout doucement au fil du courant, croisant occasionnellement des pénichettes et des bateaux-maison et s'arrêtant brièvement pour attendre son tour à la tête des multiples écluses.
Lundi, rien de spécial à signaler: deux courtes navigations, avant et après midi, et le farniente à bord. J'en ai profité pour faire l'essai de la mini-piscine. C'était juste assez grand pour que je me laisse flotter de temps à autre en battant des jambes, avant de me rasseoir sur une banquette le long du bord. L'eau presque fraîche (23-24 degrés) me soulageait agréablement du soleil caniculaire, surtout un verre de jus glacé à la main. Mes compagnes, qui avaient négligé d'apporter des maillots, lançaient des remarques pernicieuses dictées par l'envie.
Je m'étais promis de sortir mon chevalet de peintre, et lundi aurait été la journée idéale pour le faire, mais chaleur et paresse m'en ont dissuadé. À la fin du compte, je me contenterai de prendre des photos et quelques croquis annotés dont je m'inspirerai une fois revenu à mon atelier habituel — la terrasse de l'appartement de Montpellier.
C'était une bonne idée de ménager nos énergies, car en soirée, pour varier le menu, Olivier nous a emmenés souper à la belle auberge de La Selette, à Bize. Accueil chaleureux, apéritif maison exceptionnel (une variante du bellini vénitien à base de pêches fraîches et de blanquette de limoux), cuisine savoureuse — avec un seul petit regret: nous nous attendions à une carte plus typiquement régionale comprenant par exemple des cochonnailles, un cassoulet, du canard confit, du lièvre plutôt qu'un gaspacho, un fish & chips et des côtelettes d'agneau… Tant pis.
Tôt mardi matin, Aurore (la bien-nommée, a commenté cette lève-tard de Marie-José) est venue nous prendre pour aller voir le superbe village médiéval de La Minerve, jadis refuge des Cathares et capitale de la région viticole réputée du Minervois.

Vue spectaculaire des gorges, grottes et tunnels que les eaux des deux rivières voisines ont creusées autour du promontoire coiffé des ruines d'un château. Nous devions aller parcourir le village à pied, mais la pente raide et le soleil déjà lourd nous en ont découragés.
Nous sommes plutôt redescendus vers l'actuel centre économique de la région, le gros bourg d'Olonzac, où c'était jour de marché. Nous avons pris un verre dans un beau vieux café, puis flâné sur la place principale et dans les rues fort animées, achetant ici et là quelques babioles et grignotant des spécialités locales.

Puis nous avons fait un détour (fascinant) jusqu'à une coopérative de production d'huile d'olive, l'Oulivo, avant de rentrer sagement à bord pour une savoureuse bourride de lotte. Re-piscine dans l'après-midi et chasse-mouches endiablé au crépuscule. Clair avantage à Azur, qui a aligné sur le pont six cadavres de guêpes.
L'escale du soir est au coeur d'un des plus beaux ports fluviaux du Canal, le village du Somail, dont les rives peuplées de vieilles maisons souvent transformées en auberges et de guinguettes pimpantes sont prises d'assaut par des dizaines de bateaux en quête d'amarrage. Il y a même une pittoresque "péniche-épicerie" verte et jaune à l'entrée de laquelle pendent bouquets de plantes aromatiques et pots de fleurs multicolores.
Mercredi avant-midi, départ pour Narbonne, où nous incitons notre amie Aurore à faire dévier la tournée prévue vers la maison natale de Charles Trenet, que nous n'avions pas vue lors de précédents passages.

Donnant sur un mini-jardin où trône une photogénique statue du Fou chantant, c'est en pleine ville une résidence bourgeoise haute et étroite, qui me rappelle beaucoup celle d'une vieille cousine, rue Sainte-Ursule à Québec.
Vestibule, salon cossu et cuisine en longueur au rez-de-chaussée, accès au premier par un escalier raide et tournant à balustrade en fer forgé. En haut, une succession de petites pièces plutôt sombres tapissées de motifs à fleurs et meublées dans un esprit très victorien. Je me sentais comme replongé dans mon enfance...
Un bref tour de ville nous a menés à la cathédrale (superbe petit cloître au sommet d'un escalier impossible!) puis, le long du canal joliment réaménagé, à l'élégant restaurant L'Estagnol ("petit étang" en occitan) dont la prestation plus qu'honorable a été en partie déraillée par les tonitruants essais acoustiques de la scène extérieure où devait se produire en soirée Charles Aznavour, tête d'affiche d'un Festival marquant le centenaire de la naissance de Trenet
...
Au retour à bord, la navigation prend un tour différent des autres jours. Le Canal du Midi se fait tout plat, sans la moindre écluse, mais il zigzague sans arrêt pour éviter le moindre accident de terrain. Il y a même des sections où d'importants remblais le situent une bonne dizaine de mètres au-dessus des villages qu'il rencontre... et dont nous surplombons les toits de tuile rougeâtre percés de lucarnes et de cheminées de pierre grise.
Nous franchissons même quelques "ponts-canal" sous lesquels passent des cours d'eau où s'ébattent des familles insouciantes. Les branches dénudées d'une bonne partie des platanes qui bordent les deux rives contribuent à l'impression d'étrangeté que cela nous inspire.
L'équipage nous explique ces incongruïtés. D'une part, l'impossibilité d'approvisionner en eau le cours du Canal sur une cinquantaine de kilomètres a obligé ses constructeurs à des prodiges d'ingéniosité pour en maintenir le cours le plus horizontal possible (les écluses, naturellement, consomment une quantité d'eau importante pour leur fonctionnement). D'autre part, une grave maladie végétale, apparemment venue d'Amérique du Nord et propagée par les embarcations touristiques, est un train de tuer des milliers des arbres aux écorces claires tachetées et aux abondantes feuilles dentelées qui donnent le meilleur de sa saveur au paysage environnant.
Le long du chemin, nous voyons une multitude de troncs marqués pour la coupe, qui a déjà commencé dans certaines sections. "Vous avez bien fait de venir maintenant, nous précise un interlocuteur de rencontre, car d'ici deux ans, le Canal du Midi va se retrouver déplumé... et il faudra sans doute deux ou trois générations pour qu'il retrouve son charme ombragé actuel!" Mikaël a quand même déniché une section agréablement fournie de feuillage pour notre amarrage de nuit, dans un secteur quasi désert un peu en aval de La Croisade.
Jeudi matin, la navigation se poursuit dans le même décor, jusqu'à ce que nous nous atteignions notre destination finale, le village de Poilhes, port d'attache principal de l'Alegria.

 En cours de route, moi et Gisèle envahissons à tour de rôle la passerelle à l'arrière, où Olivier nous donne un bref cours de pilotage fluvial. Je prends la barre quelques instants, pour constater qu'elle est beaucoup moins vive et plus facile à manoeuvrer que celle du Bum Chromé... mais que le temps de réaction d'une lourde et longue barge d'acier est bien plus long et plus difficile à évaluer que celui d'un léger cata de fibre de verre!
Pour le dernier repas important à bord, Amandine s'est surpassée, avec un foie gras absolument fondant et goûteux accompagné d'une confiture maison de fraises sauvages et framboises, suivi d'un très délicat magret de canard au sang, servi avec des pâtes fraîches auxquelles nous sommes invités à mélanger les lardons grillés du même volatile. Un vrai péché, qu'aggravent encore un banyuls rouge capiteux, doux comme un écho de la confiture aux petits fruits, puis un coteaux-du-languedoc sec mais velouté.
À peine avons-nous le temps d'un thé vert ou d'un café qu'Aurore vient nous prendre pour la visite de sa ville natale de Béziers, que nous connaissions déjà (elle est à moins d'une heure de route de Montpellier).

Le seul épisode digne de mention est l'arrêt à l'"escalier d'eau" de Fonséranes, dont les neuf écluses (sept sont fonctionnelles) s'enchaînent pour faire franchir aux barges et péniches une dénivellation de 25 mètres sur une distance d'à peine 315 mètres en un peu plus de vingt minutes à la descente, une demi-heure à la montée.
Retour au bercail pour un souper "léger"… qui consiste en une crémeuse vichyssoise semée de ciboulette et bordée de fines tranches de saucisson sec, suivie d'un pied-de-porc en gelée nappé d'une délicieuse sauce à la moutarde. Honnêtement, aucun de nous trois n'a faim, mais gourmandise et politesse (pas question de faire de peine à la cuisinière en rejetant son ultime et méritoire effort) aidant, nous nous faisons une douce violence.
Un dernier digestif siroté sur le pont éclairé d'une spectaculaire pleine lune, puis il faut à contre-coeur descendre faire les bagages pour le dur retour à la réalité du vendredi matin, qui nous ramènera à Montpellier à bord d'un inconfortable train régional bondé d'autres vacanciers.

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