20 novembre 2013

Tour de l'île (sans Yôles et sans Félix)

Un autre séjour en Martinique prend bientôt fin, dans l'habituel mélange de nostalgie (Dis, quand reviendrons-nous?) et d'anticipation complaisante de retrouver notre cocon montréalais... et même le froid et la neige, au fond.
Nous en avons profité pour faire une solide réserve de soleil, de chaleur et d'air marin, pour mettre de l'ordre et réparer quelques déficiences à bord du Bum Chromé, pour renouer avec voisins de ponton, amis et parents, pour qu'Azur effectue son incontournable pélerinage sur la tombe de sa grand-mère au Diamant...
Le clou de ce passage reste notre semaine de balade en mer qui, cette fois, n'aura pas mis le cap sur les autres Antilles, mais se sera contentée de faire le tour de "notre" île (salut Félix) au rythme le plus nonchalant possible. Nous avions déjà fait ce périple (même à deux reprises), mais à la cadence trépidante du Tour des Yôles, au milieu d'une flotille carnavalesque de centaines de bateaux de toutes tailles et de toutes sortes, surchargés de passagers-spectateurs aussi fêtards qu'enthousiastes.
Cette fois, nous avons pris le large presque en catimini par un calme mardi matin, avec le précieux Twiggy comme homme à tout faire et le taciturne Moris Dogué comme skipper. En contournant la Pointe des Salines vers la Table du Diable, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait à peine dix noeuds de vent de nord-est, assez pour sortir les voiles mais pas pour couper les moteurs. Et juste la houle qu'il fallait pour nous bercer agréablement.

En milieu d'après-midi, nous sommes entrés dans la Baie du François et avons constaté avec une stupéfaction ravie que nous étions tout fins seuls sur le fabuleux mouillage des Fonds blancs. Nous avons donc choisi le meilleur ancrage imaginable, face à l'ovale turquoise éclatante de la "Baignoire de Joséphine", à l'abri de la falaise de l'îlet voisin. Plongée de la jupe tribord juste avant le coucher du soleil, puis re-baignade le lendemain dans la matinée, l'eau chaude et transparente à mi-poitrine et le verre de ti'punch à la main, comme le veut la tradition.
Il était bien près de midi quand nous avons repris la route vers le nord, entre la pointe du Robert et cette quintessence de l'île déserte (trois cocotiers bien détachés piqués sur un banc de sable d'or blanc scintillant!) qu'est le Loup-garou. Même petite brise de trois-quarts avant par tribord que la veille, jusqu'à la presqu'île de la Caravelle, derrière laquelle se niche Tartane. À quinze heures, nous jetions l'ancre face à l'École de pêche, au fond d'une baie bien abritée. Un tour à terre dans le joli bourg riverain de Trinité pour acheter de quoi manger jusqu'au lendemain, puis une soirée de farniente à bord sous les étoiles.
Jeudi, comme rien ne pressait et qu'il n'y avait toujours pas de vent, nous avons décidé de passer une autre nuit sur place. À côté du débarcadère, nous sommes tombés sur le même chauffeur de taxi qui, il y a cinq ou six ans, nous avait emmenés au Manoir Saint-Aubin avant de revenir nous prendre pour visiter le Nord de l'île. Eric, toujours tiré à quatre épingles et féru de jazz antillais, s'est fait un plaisir de nous piloter jusqu'à ce qui est sans doute le meilleur resto traditionnel de la région.

Le Point de vue étale sa belle grande terrasse face à l'océan bleu profond, sous la falaise assez raide qui sépare les villages de Sainte-Marie et Le Marigot. Au menu, Planteur et assiette créole, suivis d'une savoureuse ficassée de cabrit (chevreau) et de glaces artisanales. Une cuisine entièrement réalisée et servie (une rareté aux Antilles) par une équipe de femmes aussi accueillantes que talentueuses...
Vendredi matin, nous avons déjeûné peu aprè le lever du soleil, l'étape du jour étant la plus longue de tout le périple: de Trinité sur la Côte atlantique à Saint-Pierre sur le Versant caraïbe, après avoir doublé l'extrémité nord de la Martinique. Chose peu fréquente, la mer était presque au calme plat quand nous avons atteint le petit port de pêche isolé de Grand-Rivière, habituellement assailli de fortes houles et festonné de gerbes d'écume spectaculaires. Nous avons même pu nous payer le luxe de flâner à l'entrée du havre, défendu par un sévère brise-lames de rochers cyclopéens.
Avant de mouiller pour la nuit au large de la plage de Saint-Pierre, nous avons accosté au débarcadère jouxtant le marché et sommes partis à la distillerie Depaz, sur les pentes de la Montagne Pelée. Coup de chance, le restaurant était encore ouvert et nous a servi une casserolle de lambis au gingembre avec gratin d'ignames dont nos amis gastronomes (lesquels ne le sont pas?) n'ont pas fini d'entendre parler! Il nous restait tout juste l'énergie de faire dans la boutique attenante les petites courses indispensables: deux rhums paille 50 degrés, un punch coco et un schrubb (liqueur à l'écorce d'orange brûlée), un bocal de miel de fleurs de la montagne, un sachet de cannelle fraîche moulue, enfin deux rhums vieux, une cuvée XO vieillie de 23 ans et une "cuvée du géreur" à l'âge encore plus vénérable et à l'arrière-goût de "bagasse" irrésistible.
Samedi matin, la relativement courte descente à moteur vers la Baie de Fort-de-France s'est faite en douceur. Marie-José a pu admirer à sassiété les charmants villages de la Côte caraïbe, Le Carbet, Bellefontaine, Case-Pilote et Schoelcher, qu'elle ne se rappelait pas avoir vus du large depuis des décennies. Nous en avons même profité, en arrivant sur le front de mer de la capitale, pour longer le rivage de la Levée — où accostaient jadis les paquebots — et les murailles du Fort Saint-Louis, antique défense du port, avant de piquer au large avec cette fois une bonne brise arrière jusqu'à la Pointe du Bout, de l'autre côté de la baie.
Impossible de toucher les amis Léna et Jean-Yves, qui habitent une maison haut-perchée au-dessus de l'Anse-à-l'Âne voisine (de toute façon, nous les avions vus la semaine précédente), si bien que le repas prévu avec eux s'est réduit à un casse-croûte à quatre dans le cockpit.
Après une splendide saucette dimanche matin sur la plage de sable doré de la Pointe, nous avons doucettement levé l'ancre pour ce qui s'annonçait une étape sans histoire jusqu'au Diamant. Tu parles!
Dès que nous avons dépassé Petite-Anse, juste avant la pointe du Morne Larcher, nous avons été assaillis par des bourrasques franc-est de 25 à 30 noeuds, soit directement face à notre cap prévu vers le bourg du Diamant et le mouillage de la Chéry. Et comme si ça ne suffisait pas, s'y ajoutait une forte houle croisée venue du sud, qui nous faisait rouler et taper violemment dans la vague plus courte du vent d'est, aspergeant le poste de pilotage surélevé de copieux embruns parfois mêlés de rafales de pluie.
Azur, généralement à l'épreuve des éléments, est descendue se réfugier dans le cockpit, tandis que Moris essayait bravement, mais en vain, d'accoster au nouveau quai face à l'église. C'est seulement quand une solide aussière a pété comme une vulgaire ficelle, cinglant bruyamment la coque babord, qu'il a renoncé et repris le large vers l'anse plus hospitalière de la Chéry, deux milles plus loin.
Là nous attendait le cousin Charles Larcher, qui avait assisté de la rive à notre tentative d'accostage au village. Nous nous sommes entassés tant bien que mal dans sa camionnette jusqu'à Diamant-les-Bains, l'hôtel de charme du bourg, où nous avons retrouvé sa femme Raphaëlle pour un très bon dîner de famille dominical.
Après qu'Azur a sacrifié à la tradition d'allumer deux bougies sur la tombe de sa grand-maman dans le cimetière tout blanc de la Dizac, nous sommes rentrés à la Chéry, où nous avons eu droit à une nuit quelque peu secouée, mais moins désagréable que nous ne le craignions: le reste du vent de la veille, quoique filtré par la végétation de la rive, maintenait le Bum Chromé dans une orientation est-ouest, tandis que la houle persistante du sud parvenait à se frayer un chemin jusqu'au fond de l'anse, faisant rouler le bateau bord sur bord... Un mouvement inhabituel et plutôt inconfortable pour un catamaran.
Les mêmes conditions ont persisté le lendemain, rendant assez chaotique notre dernière et courte étape vers le Marin, marquée en plus par des grains brefs mais violents qui nous ont trempés jusqu'aux os. Une consolation: avant de revenir à quai, nous avons mouillé une petite mais délicieuse heure à la réserve marine de la Pointe Borgnesse, où la baignade sur fond de sable blanc était agrémentée d'un ballet multicolore d'étoiles de mer, crabes saccadés et poissons chatoyants.
Je temine ceci dans le petit matin de la Marina du Marin, face à un lever du soleil qui inonde le skybridge, assaisonné d'un léger souffle d'alizé. À moins d'imprévu, la suite vous parviendra du climat fort différent de la fin d'automne à Montréal.

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