07 juillet 2015

La planche de salut de la Grèce... et de l'Europe?

Il faut dire les choses comme elles sont: Alexis Tsipras et son équipe de Syriza sont les seuls à pouvoir résoudre la crise grecque sans dommage majeur non seulement pour leur pays, mais aussi pour l'Eurozone et l'Union européenne dans son ensemble. Toute tentative pour les écarter ou les marginaliser est contraire aux intérêts de tous, y compris l'Allemagne. Je m'explique: 

1. Singularité et cohésion 

Il n'y a pas d'autre interlocuteur valide en Grèce. Syriza, élu minoritairement il y a six mois, occupe maintenant tout le terrain. Les anciens partis de gouvernement se sont disqualifiés: la Nouvelle Démocratie de droite se retrouve sans chef ni programme ni crédibilité interne ou externe, et probablement sans base populaire solide; le Pasok socialiste est réduit à un moignon sans pouvoir, ni influence, ni capacité de remonter la pente dans un avenir prévisible. Aube dorée est non seulement un groupe quasi nazi obstinément anti-européen, donc inacceptable comme négociateur, mais sa popularité semble avoir plafonné. Tous les autres, y compris les communistes de KKE, ne sont que des groupuscules sans importance ni futur. Par contre, Tsipras et Syriza ont réussi à travers une période pénible, chaotique et divisive, non seulement à maintenir la cohésion d'une alliance fragile, presque contre nature avec leur partenaire de droite nationaliste ANEL, mais encore à obtenir l'adhésion graduelle de nombreux partisans de leurs rivaux aussi bien de droite que de gauche. Le résultat du référendum de dimanche l'a clairement démontré. L'accord conclu hier avec la quasi-totalité des dirigeants politiques a complété la transformation de ce qu'on appelle toujours à tort un «parti de gauche radicale» en un mouvement citoyen et nationaliste qui s'est constitué une plate-forme inclusive de gauche modérée rejoignant les préoccupations d'une très large majorité des Grecs. Il y aurait une élection demain, ce serait sans doute un raz-de-marée! Mme Merkel et ses acolytes doivent cesser de rêver d'un gouvernement grec de technocrates à leur botte ou d'une «union nationale» prête à toutes les concessions, formée de leurs anciens amis magouilleurs.

2. Perspicacité et vision 

Tout au long de ses six mois au pouvoir, le gouvernement Syriza a manifesté dans l'ensemble une vision lucide et terre-à-terre de la situation du pays, bien éloignée de la perspective simpliste et rigide de ses interlocuteurs bruxellois, autant que du «romantisme» dont on l'a accusé. Entouré d'un état-major d'une indéniable compétence, le ministre des Finances Yanis Varoufakis, spécialiste de la théorie des jeux, était aussi largement reconnu dans les cercles internationaux comme un des plus grands, sinon le plus grand expert sur l'économie grecque... ce qui a sans doute contribué à lui mériter l'inimitié de ses vis-à-vis de Bruxelles, à qui il ne se privait pas de mettre sous le nez leurs propres lacunes à cet égard, sans doute avec la morgue assez fréquente chez un intellectuel du plus haut niveau à l'égard de praticiens médiocres. 
La décision qu'on a tant reprochée à Alexis Tsipras de donner dès le départ priorité à des mesures allégeant les difficultés et les privations du peuple plutôt que de s'empresser de fournir à la troïka, à coups de coupes-sombres et de sacrifices imposés aux plus pauvres, des gages de sa soumission à leur vision des choses était aussi raisonnable que conforme au mandat qui lui avait été confié en janvier. L'évolution de ses positions à la table des négociations a été d'un remarquable réalisme, alors même que Mmes Merkel et Lagarde, campées sur leurs positions aveuglément néolibérales, la traitaient de «non adulte». Enfin et surtout, la manoeuvre ultime du déclenchement d'un référendum au moment crucial et sur la question qui montrait le plus clairement l'arrogance, le manque de compassion humaine et de perspective de ses adversaires, loin d'être le «coup de poker» dénoncé par la majorité des soi-disant experts, était un choix, risqué peut-être, mais basé sur une froide lecture de la situation et du rapport de forces dont le résultat a montré la justesse. 

3. Efficacité et adaptation 

On ne cesse de rappeler les erreurs commises par Tsipras et Syriza au lendemain de leur élection. Ces erreurs sont réelles, elles étaient sans doute inévitables vu que personne ou presque dans le nouveau régime n'avait l'expérience du gouvernement. Pour les remettre en perspective, on peut les comparer à celles commises en France en 2007 par Sarkozy, puis en 2012 par Hollande, en Espagne par Rajoy, aux USA par Obama, etc. dont la majorité n'avaient même pas cette excuse de l'inexpérience du pouvoir. On verra que dans la plupart des cas, les gaffes grecques prêtaient moins à conséquences et surtout qu'elles ont duré beaucoup moins longtemps: Syriza a fait preuve d'une remarquable rapidité d'apprentissage des rouages administratifs et d'une redoutable efficacité dans son fonctionnement, aussi bien dans la gouvernance que dans le jeu politique interne et dans la négociation extrêmement difficile et périlleuse avec une troïka et un Eurogroupe qui faisaient tout pour lui semer des peaux de bananes sous les pieds. Cela est encore plus frappant si on compare sa performance sur chacun de ces trois plans avec celles des deux régimes qui l'ont précédée à Athènes, la gauche du Pasok et la droite de Nea Demokratia. 

4. Honnêteté et indépendance 

C'est peut-être le facteur majeur en faveur de Syriza... et vu le barrage de propagande anti-grec que nous servent la majorité des médias, il est presque normal que ce soit celui qui est le moins mentionné. Or, Bruxelles et la troïka ne cessent d'insister, avec raison, sur l'importance pour l'avenir de la Grèce dans l'Europe d'une réforme fondamentale de l'État grec et de son administration. Sans paraître se rendre compte de la schizophrénie de leur attitude, puisque dans le même temps ils font l'impossible pour disqualifier ou faire tomber la seule équipe qui a toutes qualifications pour réaliser cette réforme.
Nous avons déjà mentionné ci-dessus sa perspicacité et sa compétence. Plus important encore est le fait que le gouvernement actuel n'est en rien mouillé dans les magouilles, les tricheries et les trafics d'influence qui ont marqué tous les régimes précédents, de gauche comme de droite. Et non seulement il arrive au pouvoir les mains nettes, mais il a aussi les mains libres: comme il n'est pas issu des élites traditionnelles profondément compromises et qu'il n'a reçu d'elles aucune aide financière, médiatique ou autre pour se faire élire, il n'a aucun intérêt à les favoriser, et tout avantage à épouser systématiquement contre elles la cause du peuple, des retraités, des chômeurs et des travailleurs ordinaires. Lesquels n'auront aucune objection, au contraire, à ce qu'il mette fin à des pratiques douteuses qui ont jusqu'ici largement profité aux riches plutôt qu'aux pauvres. 

5. Autorité et crédibilité 

On objectera, non sans raison, que certaines des mesures nécessaires de cette réforme seront impopulaires. La méfiance des Grecs à l'égard de l'administration est proverbiale et date de l'ère de l'occupation ottomane, l'évasion fiscale est un sport national, les régimes de retraite sont truffés de combines et de passe-droits qui avantagent indûment plusieurs catégories de travailleurs, en particulier de fonctionnaires. Mais contrairement à une illusion trop répandue, ces irrégularités sont loin de bénéficier à la majorité, dont je soupçonne qu'elle ne les a même jamais réclamées: il est bien plus vraisemblable qu'elles sont dues à des cadeaux ou à des promesses électorales à des clientèles spécifiques que les partis traditionnels voulaient s'attacher. Syriza a donc la possibilité d'y mettre fin en s'appuyant sur la masse moins favorisée... à la condition de pouvoir démontrer que ce qu'on enlève aux privilégiés ira en grande partie dans les poches des plus démunis, non des banquiers et autres créanciers internes ou externes, une évidence que les eurocrates refusent de voir. 
Pour cette opération certainement douloureuse, l'outil crucial dont seuls disposent Tsipras et son équipe est l'indéniable autorité qu'ils ont acquise — et méritée — par leur gestion de la crise ces derniers mois. C'est cette autorité, renforcée par une réputation d'honnêteté et un préjugé favorable pour les classes populaires, qui leur permettra de faire avaler à ces dernières d'amères prescriptions en démontrant d'une part qu'elles sont inévitables et d'autre part qu'elles ne dureront pas plus que le temps minimum nécessaire. Parallèlement, ils pourront faire comprendre aux classes bourgeoises (celles qui ont massivement voté oui au référendum) que si elles veulent continuer à jouir des avantages de l'euro et du marché européen dont elles sont les principales bénéficiaires, elles n'auront pas d'autre option que de consentir des sacrifices plus lourds que ceux du petit peuple... contrairement à ce que tente, contre toute logique et contre son propre intérêt bien compris, d'imposer l'Eurogroupe (Allemagne en tête). 

 À cette analyse, j'ajoute d'autres réactions «à chaud» que m'ont inspirées sur Facebook les évènements de la dernière semaine: 
Mercredi dernier — La dette... allemande! 
Mme Merkel connaît-elle l'expression «Londoner Schuldenabkommen»? C'est le titre allemand de l'accord réduisant la dette publique de l'Allemagne, signé par 27 pays — dont la Grèce et l'Espagne — à Londres en 1953. Le plus intéressant n'est pas le fait archi-connu que la dette de plus de 30 milliards de marks, dont 16 milliards datant de la 1ère Guerre mondiale, a alors été réduite de moitié. Ce sont les conditions de cette réduction et du remboursement du reste qu'il faut connaître. 
En premier lieu, la réduction s'appliquait également à tous les créanciers, publics comme privés et même individuels, sans échappatoire. Deuxièmement, l'Allemagne n'était tenue de rembourser qu'à la hauteur de ses excédents commerciaux et jusqu'à un plafond de 3% par année, sur 30 ans. Donc, pour être remboursés, les pays créanciers devaient acheter des produits allemands et ainsi favoriser activement la croissance du pays. Enfin, aucune condition n'était imposée quant à la gestion interne du pays... lequel, une quinzaine d'années plus tôt, mettait l'Europe à feu et à sang. 
Ça ne vous donne pas des idées quant à la solution à la crise grecque, Mme Merkel? 
Jeudi dernier — Un OUI catastrophique? 
J'écoute les débats échevelés sur la crise grecque et ça me pose la question que personne ne veut soulever: Et si les Grecs votent OUI aux conditions de l'Europe dimanche? Qu'arrive-t-il à la Grèce? à l'euro? à l'Europe? La réponse qui me paraît le plus vraisemblable tient en un mot: catastrophe!
Catastrophe pour la Grèce, économique d'abord. La soumission aux exigences de la troïka signifie un approfondissement de la crise, un gonflement continu de la dette, un appauvrissement des retraités, une montée continue du chômage, etc. Rien ne permet de croire que les mêmes causes ne continueront pas à produire les mêmes effets constatés depuis cinq ans, surtout qu'il n'y aura plus à Athènes d'interlocuteur crédible pour amener les eurotechnocrates à limiter les dégâts. 
Catastrophe politique ensuite. Évidemment le gouvernement de Syriza va sauter, le seul qui depuis quinze ans s'est vraiment appliqué à corriger les dysfonctionnements de l'État, le seul qui n'ait pas partie liée avec les profiteurs responsables majeurs de la situation, le seul qui ait offert une solution alternative réaliste pour sortir du bourbier. Pour être remplacé par quoi? Soit par le chaos, soit par les combinards qui l'ont précédé, champions du favoritisme, protecteurs de l'évasion fiscale, rois de la manipulation frauduleuse des budgets, soit par une extrême-droite anti-européenne et anti-démocratique à saveur nazie. 
Catastrophe pour l'euro, qui après un sursaut momentané va presque inévitablement subir une dégelée sur les marchés maintenant plus conscients de sa fragilité innée, tandis que les taux d'intérêt des emprunts de bon nombre des pays membres vont se remettre à grimper. En même temps, la Zone euro n'aura pas d'autre choix que de faire subsister sous perfusion quasi éternelle un État chargé d'une dette impossible à rembourser et sans le moindre espoir d'une vraie reprise économique. 
Quant à l'Europe, elle aura démontré à la fois son incapacité fondamentale à résoudre ses propres crises, son absence de solidarité entre ses États et ses peuples, son caractère foncièrement antidémocratique et sa soumission aux diktats économiques internes (notamment allemands) et externes. Le plus vraisemblable est qu'elle va commencer tout doucement à se «détricoter»... 
Et il se trouve tout un lot de politiciens soi-disant démocratiques et prétendument adultes pour inciter les Grecs à voter OUI à tout cela? Hé ben, mon vieux... 
(NOTE: Bien sûr, le pire décrit ci-dessus ne s'est pas produit, mais je crois que mon analyse demeure pertinente pour la suite des choses, si l'Allemagne et ses alliés persistent dans leur stratégie actuelle.)
Vendredi dernier — Le petit doigt 
Est-ce l’histoire légendaire qui se répète, du petit Hans Brinker de Spaarndam, bouchant de son doigt pendant toute une nuit un trou minuscule dans la digue néerlandaise, empêchant ainsi la Mer du Nord d’élargir l’orifice pour inonder des kilomètres de polders? 
Est-il possible que la volonté du peuple grec soit aujourd’hui le «petit doigt enfantin» qui seul bloque le raz-de-marée sur l’Europe d’un barbarisme économique déterminé, avec l’appui actif de la majorité des dirigeants politiques élus – et la complicité tacite des autres –, à chasser hors du continent toute velléité de démocratie et de respect pour les besoins et les décisions des citoyens? Si l’UE parvient à mettre au pas la Grèce, il est évident qu’elle en usera de même dans quelques mois ou quelques années avec l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, l’Italie, pourquoi pas la France? Jusqu’à ce qu’il ne reste plus de digue du tout… et plus d’Europe unie. 
Il faut se rappeler également que les dirigeants «sérieux» qui considèrent le référendum grec comme une «mauvaise chose» sont les mêmes qui ont balayé sous le tapis les résultats de leurs propres référendums en France, aux Pays-Bas et en Irlande, pour faire adopter une Constitution européenne ultra-libérale et technocratique dont il était clair qu’une bonne partie de leurs peuples ne voulaient pas… et dont on voit aujourd’hui les désastreux effets. 
La Grèce, petite, socialement troublée, économiquement exsangue, paraît un bien faible rempart contre les hordes économistes… mais il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir d’un petit doigt d’enfant. Pouvons-nous, devons-nous espérer malgré tout un nouveau «miracle grec»? 
Samedi dernier — Paraphrasé de l'économiste américain Paul Krugman, Prix Nobel: «Les technocrates européens sont comme les médecins de Molière, pour qui le seul remède est toujours de saigner le patient... et quand le patient va plus mal, de le saigner encore plus...» On ne saurait mieux décrire ce qui se passe dans la crise grecque. 
En réponse à Yves Loiseau qui demandait «Et si le OUI gagne, que font les partisans européens du NON le lendemain?» La réponse est simple: continuer de faire progresser le mouvement citoyen [Syriza, Podemos, Cinque stelle, Indignados, FDG, etc,) pour renverser les dėmocraties bourgeoises «représentatives» qui bloquent la construction d'une Europe des peuples. Ça prendra le temps qu'il faudra: en France, aux USA, en Angleterre, en Russie, il a fallu entre 3 et 5 générations pour passer de la monarchie à la démocratie bourgeoise... Les vraies révolutions s'étalent dans la durée. Mon regret, c'est que je ne verrai sans doute pas la fin de celle-ci... ça ne veut pas dire qu'elle n'est pas nécessaire. 
Lundi, au lendemain du référendum Fascinant. Toutes, mais TOUTES les réponses «européennes» au OXI grec sont des réactions typiques de notables prétentieux convaincus qu'ils savent mieux que tout peuple ce qui est bon pour lui... sans qu'aucun n'ait eu même le soupçon d'une tentation de consulter ses propres citoyens. Deux exceptions: Mélenchon du Front de Gauche et Iglesias de Podemos. 
«La balle est dans le camp grec», dit par ailleurs tout le monde. Sur quelle base? La Grèce a fait le 22 juin des propositions parfaitement spécifiques qui répondaient aux conditions de l'Eurogroupe. Ce dernier a répliqué le 25 juin en en rejetant la moitié et en accroissant ses exigences. Une contre-proposition que le peuple grec a refusée massivement hier. Donc, si l'on se fie aux règles habituelles de la négociation, ce sont les propositions d'Athènes qui sont toujours sur la table; ce devrait être à l'UE de revenir avec de nouvelles réponses. Non? 
Ce matin — Face à ce qui se passe dans l'Eurogroupe et la troïka, Tsipras devrait avertir charitablement ses vis-à-vis que désormais, toute entente conclue avec eux sera automatiquement soumise par référendum à l'électorat grec — probablement avec l'appui de l'ensemble des partis politiques du pays, qui se sont rangés hier derrière lui!

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