05 octobre 2017

Mauvais temps beau temps


Entre le drame de la chute douloureuse de Marie-José avant-hier et le plaisir presque coupable d'un festin portugais en banlieue de Porto ce midi, je ne sais plus quoi ressentir.
Mardi, 19h10. Je pianote sur mon iPad des échanges avec mes copains, surtout sur les suites du référendum catalan et les stupides réactions madrilènes, quand j'entends un bruit de choc et un cri «Yves!!!». Je me précipite et vois ma compagne étendue de tout son long dans le couloir qui mène à la salle de bains, le visage entièrement couvert de sang. Perte d'équilibre, suivie d'une chute incontrôlée. J'ouvre la porte de la cabine et lance un «Au secours!» à la femme de chambre Aletha, qui échappe du coup la pile de draps qu'elle porte. Elle accourt avec son adjointe, et lance un signal d'urgence sur son téléphone.
Deux minutes plus tard, arrive le médecin de bord filipino, Francisco, avec son infirmière et un des préposés aux passagers. Après un examen préliminaire un peu rassurant, nous relevons Marie-José et l'installons sur une chaise roulante qui est apparue comme par magie, pour la descendre à la petite infirmerie du pont No 4. Là, examen plus détaillé accompagné d'un épongeage prolongé de l'hémorrhagie — si vous ne le savez pas, aucune blessure ne saigne autant qu'un coup à la tête.
Suivent une douzaine de points de suture ponctués de cris (elle déteste se faire piquer), prise de sa pression, d'un échantillon sanguin, pansements un peu partout, prescriptions. Retour à la cabine et nuit plutôt mouvementée et inconfortable, tandis que le 7-Seas Navigator poursuit sa route houleuse vers l'Espagne.
Mercredi à midi pile, sitôt accostés, un taxi adapté nous amène au bel hôpital moderne perché au-dessus du port de Gijon, en Asturies. Après une assez courte attente, une dame médecin rondelette vient pour l'examiner... mais bloque tout net en voyant les papiers que je lui transmets de l'infirmerie de bord: «Où est la liste des médicaments qu'elle prend? Sans ça, je ne puis rien faire.» Du moins, c'est ce que mon espagnol rudimentaire déduit de son volubile discours, car personne sur place ne parle ni anglais ni français.
Après cinq minutes de discussion très peu polyglotte qui ne mènent clairement à rien, je tourne les talons et fonce sur la réception: «LLamame un taxi, por favor!» Par bonheur, la réceptionniste a compris et un quart d'heure plus tard, je suis de retour à l'urgence avec la précieuse liste. Il faut encore une heure pour les divers tests, scan crânien et auscultations qui, heureusement, montrent qu'il n'y a rien de grave — la pire crainte était d'un caillot dans le cerveau, comme elle en avait subi un il y a trois ans à Tahiti, qui avait résulté en une embolie pulmonaire presque mortelle un an plus tard.
La bonne nouvelle, c'est qu'elle va pouvoir poursuivre la croisière jusqu'au bout, à moins d'un retournement de situation peu probable. La mauvaise, c'est qu'elle a la tête d'un adversaire malheureux de Mohammed Ali après quinze rondes... et, vu sa coquetterie naturelle, elle n'a pas la moindre envie d'affronter ainsi déguisée nos co-voyageurs pendant les prochains jours. Cela vient encore renforcer sa récente sauvagerie instinctive, et me prive d'arguments pour m'y opposer.
Cela fait qu'hier, à Ferrol (Galice), nous passons le gros de la journée sur notre véranda à contempler une ville étonnamment pimpante sous un soleil presque printanier, au lieu d'aller tout près du port nous régaler d'une cuisine régionale renommée dans un quartier ancien d'un charme imprévu; Ferrol a la triste réputation, exacte mais bien involontaire, d'avoir donné naissance au Caudillo, le dictateur fasciste Francisco Franco.
Par chance, je me rattrappe aujourd'hui à l'escale suivante, Leixões, port de commerce de Porto — dans la marina duquel nous avions passé trois jours idylliques il y a dix ans sur le Bum Chromé, en compagnie de ma soeur Marie et de son compagnon Jean et du cousin Charles Larcher. Cette banlieue portuaire anonyme n'a rien de réjouissant, mais quelques pas hors de la gare maritime me mènent à la porte d'un trésor imprévu.
Au bord d'une ruelle du port, un bloc tout blanc flanqué d'une terrasse vitrée porte le titre «O Bem Arranjadinho» (le bel arrangement?) au-dessus d'un menu affiché assez appétissant. J'entre dans une salle presque vide, propre mais peu décorée, avec un beau vieux bar au fond (j'ai toujours eu un faible pour les bars, hein?) et une espèce de gnôme qui me rappelle de près notre copain restaurateur Mistouf de Montpellier m'interpelle en quatre langues.
Hésitant, je me laisse conduire à une table ronde nappée de blanc près de la fenêtre. La carte est assez attirante, avec une version française par surcroît. À peine assis, je fais face à une planche soutenant quatre petits bols: minuscules olives noires, salade de thon, uvas (oeufs de poisson) et pois chiches, suivie d'une corbeille de pains aussi variés que succulents. C'est l'entrée, qu'on le veuille ou non.
Parmi les plats, une morue à la crème me fait de l'oeil, que je commande sans doute à tort. Derrière moi, la salle se remplit: pas un seul touriste, mais trois ou quatre couples, deux petites familles et un groupe d'une douzaine de personnes clairement en mode «party»... et tout le monde commande la même chose — qui n'est même pas au menu. «Le spécial du jour, m'explique le gnôme, un plat régional typique.» Cela consiste en une desserte à roulette portant une gigantesque marmite remplie à plat bord d'un odorant riz aux fruits de mer, accompagnée... d'un porcelet rôti à la broche. Peu banal comme assemblage, mais tout le monde se régale visiblement. Si j'avions su. La prochaine fois...
Pas que j'aie à me plaindre. Non seulement la morue est onctueuse et pleine de saveur, mais la terrine contient de quoi nourrir une petite armée. À ma grande surprise, je me ressers deux fois, enfournant par-dessus une salade croquante à l'oignon cru et deux ou trois verres d'un vinho verde que le garçon me verse en cascade d'un mètre de haut, pour prouver que ses fines bulles ne sont pas du chiqué.
Un bon dessert de meringue au citron est suivi d'un de ces cafés à la fois lourds et fins dont les Portugais ont le secret... et surtout d'un couronnement merveilleusement étonnant: le gnôme me sort un ballon d'aguardiente de vin de porto de 30 ans d'âge, à côté duquel il place une coupelle de marrons grillés sur charbon de bois! Après un instant d'hésitation, j'en pèle un que je croque accompagné d'une lampée de conhac... et c'est l'extase totale! Le tout pour moins de 40 euros.
Je rentre à bord sur un petit nuage, retrouver Azur... qui merci au ciel se porte toujours bien.

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