16 janvier 2018

Du propulseur de javelot au cerveau électronique

(Publié sur le mur de Jean-Michel Billaut)
Les débats souvent acrimonieux sur l'impact de l'intelligence artificielle quant à l'avenir de l'homme me semblent manquer gravement de contexte historique. La réalité des choses est que le désir d'étendre les capacités du corps et de l'esprit humain est non pas une menace pour l'humanité, mais une caractéristique innée et globalement positive de l'espèce.
Il y a au moins 15 000 ans, nos ancêtres ont d'abord allongé artificiellement leur bras en inventant le propulseur de javelot et l'arc et la flèche. Puis le chariot, la roue et la voile leur ont permis de multiplier leur force pour transporter des charges et leur rapidité pour se déplacer. Les moulins de toutes sortes augmentaient leur pouvoir de traiter ressources et matières premières (céréales en farine, olives et tournesol en huile, fibres en tissus, eau remontant contre la pesanteur pour irriguer...). Il s'agissait clairement dans tout cela d'améliorer les possibilités du corps humain. En même temps, l'élevage et le dressage mettaient à notre service une variété d'espèces animales qui, souvent, étaient plus fortes et plus rapides que nous... et parfois guère moins intelligentes.
L'invention de l'écriture quelques millénaires plus tard a servi à la fois à accroître notre capacité de communiquer à travers l'espace et le temps, et à multiplier le pouvoir de notre mémoire d'emmagasiner des informations. C'était la première tentative systématique pour élargir, cette fois, les moyens du cerveau et de la capacité de penser; elle allait provoquer des découvertes dans les mathématiques, la chimie, la physique, l'astronomie et créer un écart quantique entre nos pouvoirs et ceux des autres espèces... L'utilisation d'artifices dans le domaine mental était cependant une suite parfaitement cohérente de celle qui se poursuivait dans le monde matériel.
Depuis ce temps, toute l'histoire humaine a été marquée par un effort constant pour dépasser nos limites aussi bien physiques qu'intellectuelles. Et les travaux archéologiques récents montrent que ces actions n'ont pas eu de source unique, mais se sont produites indépendamment, souvent simultanément, dans divers coins de la planète sans contact entre eux. En d'autres termes, les inventions ayant pour effet d'accroître les capacités de l'Homme ne sont pas l'effet d'intuitions de génies uniques dans un contexte particulier, mais au contraire le résultat d'un instinct répandu dans un grand nombre de sociétés tout au long de la préhistoire et de l'histoire.
Il est tout aussi clair que sans cette caractéristique, l'humanité n'aurait jamais atteint sa position dominante dans l'écosystème planétaire: il a toujours existé des animaux plus gros, plus forts, plus rapides et se reproduisant plus vite que nous, des espèces que, réduits à nos talents naturels, nous n'aurions jamais réussi à dominer, encore moins à obliger à nous servir. L'extension artificielle de nos corps et de nos esprits a été un sérieux avantage dans le «struggle for life» et il n'y a aucune raison que ça change.
Je pense que c'est dans ce contexte qu'il convient d'examiner le rôle que joue et jouera l'intelligence artificielle dans notre future évolution. Non seulement ne s'agit-il pas d'un développement périlleux et inquiétant, mais c'est à la fois une suite parfaitement normale de notre développement comme espèce et une voie pour continuer à améliorer nos capacités d'interagir avec notre société et notre environnement. Comme nous avons trouvé le moyen d'apprivoiser des animaux et des forces naturelles dont le potentiel brut était bien supérieur au nôtre, je ne vois aucune raison de douter que nous saurons mettre à notre service même des cerveaux artificiels infiniment plus puissants, plus rapides et plus efficaces que les nôtres. Et, espérons-le, de les utiliser pour maîtriser les sérieux problèmes que pose la santé de la planète.
Le véritable danger, de fait, ne vient pas de l'artificialité de nos créations, mais au contraire de l'instinct naturel d'agressivité sanguinaire qui nous pousse à transformer en armes et moyens de destruction même les plus bénignes de nos inventions. L'Homme, et non l'intelligence artificielle, est la principale menace pour l'Homme.

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