29 novembre 2024

Générations, amitiés et «time travel»

Deux fois en à peine une semaine, je me suis retrouvé «décollé dans le temps». Un peu beaucoup comme le héros Billy Pilgrim du fabuleux roman «Slaughterhouse Five» d’une de mes idoles de jeunesse, Kurt Vonnegut: sa conscience sautait sans avertissement ni volonté expresse d’une époque de sa vie à une autre, du bombardement de Dresde par les Alliés pendant la 2e Guerre mondiale à une Amérique de 1968 sans aucun rapport sauf pour son enlisement dans une autre Guerre, celle du Viêtnam (si vous ne voyez pas le rapport, lisez-le, ça en vaut la peine!). Tout ça, c’est la faute d’un neveu heureusement revu et d’un vieux copain retrouvé.

Quand Vincent, fils de mon frère Antoine et comédien émérite, m’a appelé pour me proposer qu’on lunche ensemble ces jours-ci, je ne me suis pas méfié… J’aurais dû, mais rien à regretter! Il m’avait déjà procuré un remarquable voyage dans le temps il y a une dizaine d’années, lorsqu’il avait accédé à la gloire télégénique en incarnant le «méchant» Séraphin Poudrier des «Pays d’En-haut»… rôle légendaire jusque là monopolisé par le défunt Jean-Pierre Masson. Or Jean-Pierre avait été pour moi non seulement un ami et une sorte de mentor, mais mon Croquemitaine personnel, l’interprète du rôle-titre de la seule de mes pièces jamais jouées à la télé de Radio-Canada, un «Beau Dimanche» enchanté de juin 1961. Double coïncidence, quand c’est arrivé à Vincent, mes amis Sonia del Rio et son mari Claude Normand habitaient à Sainte-Adèle la maison du créateur de Séraphin, Claude-Henri Grignon – jadis patron de l’hebdo Le Petit Journal, qui me donna mon premier emploi à Montréal! Pas besoin de dire qu’en revivant dans les conversations aussi bien avec Vincent qu’avec Sonia mes souvenirs de cette époque, je flottais littéralement pendant des heures entre passé et présent, entre les espoirs naïfs et grandioses d’alors et les pièges imprévus de maintenant.

Et voilà qu’à peine assis à notre table du Molière sur Saint-Denis ce mardi, Vincent me précipite dans un nouveau saut spatio-temporel en cinq mots: «Parle-moi de Gérald Godin». Gérald, c’est pour moi une autre porte tournante vers un passé impossible à oublier. Nous nous sommes connus – et reconnus – peu après notre arrivée à Montréal, lui de Trois-Rivières et moi de Québec, comme journalistes néophytes du Nouveau Journal de Jean-Louis Gagnon. Tous les deux passionnés d’une Révolution tranquille à ses débuts, tous les deux avides d’écriture et de renouveau, tous les deux imbibés de chanson et partageant les mêmes amitiés (Denise Boucher, Gaston Miron, Gilles Vigneault, Claude Gauvreau, Langevin, Péloquin…), nous avons, presque en même temps, rencontré les femmes ex-Parisiennes de nos vies, Marie-José Azur dans mon cas, dans le sien Pauline Julien – avec laquelle j’avais depuis son retour de France un rapport méfiant et agressif, malgré notre commune amitié pour le génial ivrogne Lucien Gagnon (futur inventeur de la Francofête et précurseur des Franco-Folies) que nous hébergions tour-à-tour. Cela a donné quelques sorties pimentées à quatre Chez Clairette, au Press Club, au Théâtre-Club ou au Perchoir d’Haïti… Je n’ai qu’à fermer les yeux un instant pour me retrouver dans ces lieux sacrés d’une Révolution pas si tranquille!

Gérald, un peu à la façon de Sonia del Rio ou de Gilbert Langevin, était ce genre de vieux copain  qu’on aime mais qu’on ne revoit qu’épisodiquement et par hasard, à des années, parfois des décennies de distance. Après l’éphémère Nouveau Journal nous nous sommes croisés dans les couloirs de Radio-Canada et chez des amis chansonniers, dans les conférences de presse et rassemblements politiques, lui pour Parti-Pris et Québec-Presse, moi pour La Presse, ensuite sur le terrain quand j’ai couvert des campagnes électorales et qu’il était devenu politicien, un peu plus tard dans son bureau de Ministre de l’Immigration rue McGill (où il me convoquait pour un café ou une bière quand la paperasse administrative lui puait trop au nez), enfin dans ses dernières années grugées par le cancer, au hasard de déambulations sur Rachel ou au Carré Saint-Louis…

Nous avions bien des divergences, mais elles n’en rendaient les échanges que plus fructueux, pour tous les deux je suppose, puisqu’il en redemandait parfois. Sa passion politique était plus viscérale que la mienne, qui était endiguée par un effort d’objectivité teinté de neutralité que je croyais nécessaire à notre métier, mais un commun sens de l’humour critique et du ridicule nous mettait souvent d’accord; j’aimais le côté provocateur, parfois volontairement mal dégrossi de sa poésie alors qu’il se moquait gentiment du côté un peu savant et moins direct de la mienne; enfin nous étions quasiment jumeaux en partageant des confidences sur les éclats de nos femmes-tempêtes… 

Le vieux copain responsable de mon autre «time travel», c’est Irwin Block, vétéran journaliste de The Gazette avec qui je viens de renouer sur Internet puis en personne devant un verre et une assiette de frites au Café Cherrier (qui prenait dans ma tête, vous verrez pourquoi, des allures de parloir de la Prison Parthenais d’il y a 50 ans!). Il est un peu plus jeune que moi, mais après les trois-quarts de siècle, ça ne veut plus rien dire. Nous nous étions d’abord croisés à l’Expo-67, que nous couvrions pour nos journaux respectifs et qui nous a laissé de splendides souvenirs communs. Mais c’est la quasi-intimité partagée lors des audiences de la Commission Cliche de 1974 sur la pègre dans l’industrie de la construction qui constitue le solide fondement d’une amitié revigorée.

Avec Louis-Gilles Francoeur du Devoir, Irwin et moi avons probablement été les plus assidus à toutes les séances tenues dans les fins-fonds du Centre Parthenais, du début à la fin de l’évènement. Sans compter les coulisses captivantes que constituaient les lunchs-discussions à bâtons rompus avec certains des commissaires et des procureurs-enquêteurs, les soirées parfois bien arrosées et assez frivoles dans les suites réservées à la Commission à l’Hôtel Reine-Élizabeth, enfin l’incroyable fête finale offerte à tous les participants par le juge Robert Cliche dans une cabane à sucre de sa Beauce natale (où Irwin avait improvisé une session de jazz)! Il faut aussi rappeler qu’outre le personnage exceptionnel qu’était Cliche lui-même, le groupe comportait deux futurs premiers ministres du Canada et du Québec, Brian Mulroney et Lucien Bouchard, que nous fréquentions quasi quotidiennement et qui sont restés sinon des amis, du moins de chaleureuses connaissances au long des décennies suivantes! 

Le rappel de tout ça ne pouvait évidemment que me plonger dans un autre voyage temporel, d’autant plus qu’Irwin a réveillé en moi tout un lot de détails savoureux que j’avais oubliés.

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