21 mars 2025

Un Signal d'alarme à bien évaluer

Je termine la lecture du surprenant «Les Ingénieurs du chaos» de Giuliano da Empoli, sur les manoeuvres des experts technologues en exploitation de l'opinion publique à des fins personnelles.

En premier lieu, le livre est extrêmement bien documenté et trace le portrait d'un danger réel de manipulation sociale et politique des masses citoyennes en utilisant les outils d'analyse et de diffusion ciblée offerts par l'Internet. Il décrit en détail ce qui se cache derrière le populisme «virtuel» d’extrême-droite qui est né en Italie avec le mouvement Cinque Stelle, puis s’est étendu notamment à l’Angleterre du Brexit, au Brésil de Bolsonaro et aux USA de Donald Trump et Steve Bannon (c'était avant l'irruption d'Elon Musk), où il a connu ses plus grands succès et réalise aujourd’hui ses plus grands ravages.. 

L’auteur défend avec beaucoup de crédibilité la thèse que ces mouvements ne sont pas spontanés, mais orchestrés cyniquement par des manipulateurs experts qui ont trouvé la recette pour combiner les peurs souvent justifiées des peuples face à l’avenir, leur rejet des élites traditionnelles et l’absence de contraintes éthiques sur l’Internet et les réseaux sociaux, trois fortes tendances que les progressistes n’ont pas su ou voulu voir à temps. Il souligne que les manipulations n'ont souvent pas d'objectif idéologique ferme, et font au contraire flèche de tout bois (et de toute opinion et son contraire) pour atteindre un objectif principal concret, qu'il soit financier ou politique, sans souci de cohérence ou de vérité.

Ce qui ouvre une nouvelle piste à ma réflexion, celle d’une réforme en profondeur de l'information publique comme condition cruciale d’une nécessaire refondation politique, idée déjà suggérée par mon ami Pierre Sormany… Le livre ne mentionne cependant pas ou très peu deux autres aspects du problème global de l'information politique et sociale qui me paraissent pertinents: les manoeuvres occultes des spécialistes russes pour influencer, cette fois dans un sens spécifique, les décisions électorales ou administratives des USA et de certains pays occidentaux, et la curiosité intrusive de la Chine sur les échanges virtuels de toutes sortes, qui à la différence des deux autres phénomènes n'a qu'accessoirement et rarement pour but et pour effet d'influencer l'opinion. 

Parmi les conclusions de l'auteur, deux me frappent particulièrement: (a) Ce ne sont pas les recettes classiques de la démocratie représentative qui vont offrir une réponse efficace à ces dangers; au contraire, les atermoiements, les erreurs d'analyse des élites en place et leur tendance à infantiliser les électorats favorisent les manipulations même les plus irréalistes des «faiseurs de chaos». (b) Une vraie réponse implique nécessairement de lutter contre les peurs du citoyen moyen en lui proposant, plutôt que de simples sauvegardes et un retour au statu quo, un projet porteur d'espoir et une image plus optimiste d'un avenir réalisable malgré les défis que cela pose.

J'ajouterais qu'à cette exigence, à laquelle je souscris entièrement et qui est d'ailleurs un des points de départ de mon projet de «Démocratie citoyenne», un autre élément essentiel de solution est la responsabilisation de chacune et chacun quant à son propre sort et à celui de sa collectivité. À partir du moment où une personne doit envisager les conséquences réelles des choix qu'implique son bulletin de vote (au-delà de la simple sélection de «représentants» qui seront ensuite libres de gouverner comme ils veulent), il est probable qu'elle verra le besoin de donner moins d'importance à ses réactions affectives et à ses préjugés personnels pour acquérir une vision plus réaliste et plus objective de la décision à prendre et de ses effets. 

Trois cas spécifiques me donnent au moins partiellement raison sur ce plan: la désaffection majeure et la perte de confiance qui ont frappé l'électorat français après le refus méprisant par ses élus du rejet par référendum de la Constitution européenne de 2005; le retournement de l'opinion publique britannique face aux effets négatifs d'un Brexit très mal documenté; la révolte rapide et vigoureuse des électeurs de Donald Trump devant la réalité catastrophique (pourtant prévisible) du début de son second mandat.


06 mars 2025

Trump trouillard et brouillon, mais qui en profite?

Depuis six semaines, Donald Trump se montre à la fois peureux et mal préparé. Lui et ses adjoints divers, notamment Elon Musk, adoptent sans avertir ni réfléchir des mesures administratives ou financières improvisées à l'emporte-pièce puis reculent dès qu'on s'aperçoit qu'elles ont des effets directs ou secondaires nuisibles, ou qu'une opposition publique forte se développe à leur encontre. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de son obsession, les tarifs douaniers: ses constants changements de cap (envers Canada, Mexique, Chine, Europe...) créent une incertitude généralisée autant dans les entreprises et chez les consommateurs des USA eux-mêmes que des pays visés. 

Je m'étonne que ses adversaires et critiques n'exploitent pas cette incohérence par des tactiques originales et efficaces soit pour le mettre en contradiction avec lui-même, soit pour semer la bisbille dans son camp, en particulier dans les milieux d'affaires conservateurs; ils ne font souvent que réagir au coup par coup et sans se coordonner à chaque divagation de sa part. 

La Chine, en position de force face à lui, est sans doute l'État qui a les réactions les plus cohérentes et les mieux pensées jusqu'ici... et elle sera probablement celui qui profitera le plus du chaos qu'il crée, aussi bien économiquement que politiquement. L'Europe, aux prises avec ses contradictions internes, et le Canada, où la prochaine échéance électorale joue dans ce dossier un rôle nuisible, s'en sortent nettement moins bien. Le Mexique, bizarrement et malgré la fragilité de sa situation, tire mieux son épingle du jeu en réservant prudemment ses gestes pour profiter ensuite rapidement des ouvertures qui s'offrent inévitablement.

22 février 2025

Triple péril

Ce qui se passe aux USA est inconcevable dans LE pays à qui une grande partie de la planète faisait confiance pour son avenir. Disons la chose crûment: on assiste à un triple affrontement d’incompétences et d’irresponsabilités. Aussi bien de la part des Démocrates dans l’opposition que des Républicains au pouvoir… et d’un électorat qui doit choisir entre les deux.

* Les premiers sont non seulement désemparés, ils refusent obstinément d’admettre que le problème n’en est pas un de personnalités (dans un camp comme dans l’autre), mais d’institutions dysfonctionnelles et de la sacralisation d’une Constitution vieillotte dont les principes sont sans doute vénérables, mais dont les règles pratiques et les mécanismes sont désuets, inadaptés aux défis de l’ère moderne et visiblement incapables de contrer l’ascension même d’un lunatique sénile.

* Les seconds sont tellement obsédés à la fois par une reconquête apparente du pouvoir et par la peur panique des rages d’un prétendant-dictateur populiste dont ils ont stupidement encouragé le retour contre leur propre intérêt, qu’ils ont perdu tout contact avec la réalité… et avec leur clientèle électorale, qui risque fort de se retourner contre eux à la première occasion.

* Mais le pire est le sort et le rôle des simples citoyens votants et consommateurs, qui vont payer très cher le prix d’un véritable enchaînement d’erreurs pourtant flagrantes et évitables:

 - Ils ont choisi de croire les promesses irréalistes d’un menteur congénital plutôt que la franchise d’une candidate moins aguichante, dont la vision n’était sans doute pas suffisamment audacieuse.

  - Ils ont préféré le mirage de leurs intérêts personnels à court terme à la certitude d’une prospérité collective qui, quoique réclamant des sacrifices temporaires, pouvait assurer leur confort à long terme.

 - Ils ont voulu réagir au déclin prévisible d’un pouvoir impérial insoutenable sur la planète par un retour vers le passé voué à l’échec, plutôt que d’affronter un avenir plus modeste mais parfaitement viable,  notamment grâce à des outils technologiques qui étaient à leur portée.

 - Ils ont répété leur dangereuse habitude de prétendre que parce qu’ils avaient élu un Président, il répondrait à leurs attentes malgré des lacunes flagrantes (comme Nixon, Carter, G.W. Bush et Joe Biden?).

La conséquence de ce constat est que le reste du monde doit cesser de regarder vers Washington pour faire face aux véritables et sérieux défis que pose le nouveau millénaire. Hélas, aucun des autres candidats au leadership n’est vraiment plus fiable:

 - L’Europe est indécise et divisée… et le sang-froid habituellement réaliste des Britanniques aux prises avec le Brexit lui fait tristement défaut.

 - La Russie est retombée dans ses vieux démons et se fiche bien du sort du monde pourvu qu’elle ait l’illusion de le dominer.

 - La Chine, pourtant l’option la plus prometteuse (elle a quarante siècles d’histoire non-agressive et non-impérialiste face au reste du monde), se retrouve sous la gouverne d’un quasi-dictateur atypique dont il est difficile de cerner les intentions réelles.

Si vous avez une meilleure solution que de faire confiance à un électorat plus instruit et mieux informé, bienvenue. Mais ça presse!

13 février 2025

Mea culpa…

 Ma réaction à une grande partie des informations dérangeantes qui circulent ici et ailleurs (dont une partie par ma faute, et je m’en veux!) est qu’elles sont vraies, mais pour la plupart de simples confirmations des craintes manifestées par les milieux progressistes depuis des mois. Je ne vois pas bien en quoi les répéter à satiété contribue à avancer vers une solution: il me paraît évident que la gravité de la situation exige bien plus que des regrets et plaintes stériles et des alertes dispersées sur des thèmes disparates. 

Nous devrions plutôt unir nos forces pour définir et mettre en place des initiatives et des projets d’envergure qui peuvent effectivement contrer ce qui se passe, dans l’immédiat et pour l’avenir.  Ce qui implique des actions concertées pour utiliser les moyens légaux existants, si peu efficaces qu’ils soient, en parallèle avec des manifestations et des mouvements populaires de contestation à l’intérieur des USA mais aussi dans les pays visés ou déjà victimes des politiques de Musk-Trump,  de Macron et autres réactionnaires... 

Par exemple, la volonté de boycotter les produits yankees est certainement louable, mais si elle se résume à un retour de flamme pour «l'achat chez soi», elle va vite montrer ses limites. Les acteurs socialement engagés du monde commercial (économie sociale et coopérative...) devraient d'urgence travailler ensemble à travers les frontières et profiter de l'occasion pour développer des réseaux de circulation et de distribution entre leurs organisations, en mettant l'accent sur l'échange de produits qui existent ou peuvent être produits plus naturellement dans un pays ou une région et pas dans d'autres.

Il faut aussi (moins évident mais tout aussi nécessaire) réfléchir sur le fond du problème et proposer des réformes pratiques, d’abord politiques mais avec des implications sociales et économiques, qui répondent aux angoisses et insatisfactions justifiées de masses de citoyens qui se sentent impuissants et infantilisés par le système existant. Sans un volet positif, porteur d’espoir, les mesures purement défensives et les protestations ne régleront rien… comme l’ont démontré les malheureux échecs à moyen et long terme du Printemps arabe, des Indignados, d’Occupy Wall Street, des Nuits blanches et autres mouvements populaires pourtant forts et bien intentionnés.

Par ailleurs, j'ai passé une bonne partie de la journée à prendre connaissance sur le Web et dans divers médias des réactions des dirigeants et chefs d'État du reste du monde à ce qui se passe à Washington. Mon constat alarmant est qu'à l'unanimité (s'il y a des exceptions, elles sont loin d'être visibles) cela consiste en une défense pure et simple du statu quo politique accompagnant des bordées de mesures économiques foncièrement néo-libérales. Pas un seul geste en faveur d'une évolution de la démocratie dans le sens des aspirations populaires, et tout plein d'actions qui prétendent protéger le niveau de vie des peuples, mais qui relèvent en réalité d'une préoccupation quasi maniaque pour le bien-être des entreprises... et de leurs relations privilégiées avec les gouvernements. Ce qui, si ma lecture de la situation est correcte, est bien plus de nature à aggraver la conjoncture qu'à l'améliorer.

11 février 2025

Et si c’est nous qui avions tort?

 Il me vient un désagréable mais lancinant soupçon, sans doute issu de la confiance que trente ans d’analyse et de réflexion m’ont convaincu d’accorder malgré tout au gros bon sens du «monde ordinaire»de notre planète. Et si le peuple américain avait voté comme il l’a fait en novembre non par aberration ou sur la base de promesses fallacieuses et irréalistes, mais parce qu’il avait pris conscience, plus ou moins confusément, de la nécessité d’un urgent volte-face dans l’orientation et la structure des institutions publiques face aux très réels défis, la plupart inédits, que pose le 21e siècle? 

Dans ce cas, la tragédie n’est pas que le peuple soit idiot ou irresponsable, mais que l’incapacité de ses élites «démocratiques» traditionnelles de percevoir cette nécessité et de l’affronter positivement l’ait poussé dans les bras du seul camp qui semblait ouvert à un réel changement de direction. Un camp qui hélas  s’avère le plus vicieux et le moins capable d’envisager l’indispensable transition dans un sens progressiste et équitable, précipitant au contraire son pays (et peut-être le monde) dans un stérile retour vers un passé déplorable. On  peut probablement appliquer le même raisonnement à la décision des Britanniques de risquer le Brexit contre le conservatisme figé de l’Union européenne, et à la confusion ubuesque qui règne en France depuis une bagarre sur l’avenir des retraites où aucun des camps en présence n’a su offrir de solution humaine et réaliste à ce qui est un gigantesque problème dans un pays rapidement vieillissant.

Et dans les trois cas, malgré leur évidentes différences, il est dramatique de voir que l’ensemble des «respectables» dirigeants et des faiseurs d’opinion, au lieu de s’attaquer au problème de fond, débattent superficiellement et sans fin de responsabilités et culpabilités individuelles qui ne sont probablement, en réalité, que des symptômes et des effets secondaires. Je rappelle que ces trois cas sont ceux des trois pays qui sont les inventeurs et les défenseurs les plus marquants de la Démocratie telle que nous la connaissons.