Je termine la lecture du surprenant «Les Ingénieurs du chaos» de Giuliano da Empoli, sur les manoeuvres des experts technologues en exploitation de l'opinion publique à des fins personnelles.
En premier lieu, le livre est extrêmement bien documenté et trace le portrait d'un danger réel de manipulation sociale et politique des masses citoyennes en utilisant les outils d'analyse et de diffusion ciblée offerts par l'Internet. Il décrit en détail ce qui se cache derrière le populisme «virtuel» d’extrême-droite qui est né en Italie avec le mouvement Cinque Stelle, puis s’est étendu notamment à l’Angleterre du Brexit, au Brésil de Bolsonaro et aux USA de Donald Trump et Steve Bannon (c'était avant l'irruption d'Elon Musk), où il a connu ses plus grands succès et réalise aujourd’hui ses plus grands ravages..
L’auteur défend avec beaucoup de crédibilité la thèse que ces mouvements ne sont pas spontanés, mais orchestrés cyniquement par des manipulateurs experts qui ont trouvé la recette pour combiner les peurs souvent justifiées des peuples face à l’avenir, leur rejet des élites traditionnelles et l’absence de contraintes éthiques sur l’Internet et les réseaux sociaux, trois fortes tendances que les progressistes n’ont pas su ou voulu voir à temps. Il souligne que les manipulations n'ont souvent pas d'objectif idéologique ferme, et font au contraire flèche de tout bois (et de toute opinion et son contraire) pour atteindre un objectif principal concret, qu'il soit financier ou politique, sans souci de cohérence ou de vérité.
Ce qui ouvre une nouvelle piste à ma réflexion, celle d’une réforme en profondeur de l'information publique comme condition cruciale d’une nécessaire refondation politique, idée déjà suggérée par mon ami Pierre Sormany… Le livre ne mentionne cependant pas ou très peu deux autres aspects du problème global de l'information politique et sociale qui me paraissent pertinents: les manoeuvres occultes des spécialistes russes pour influencer, cette fois dans un sens spécifique, les décisions électorales ou administratives des USA et de certains pays occidentaux, et la curiosité intrusive de la Chine sur les échanges virtuels de toutes sortes, qui à la différence des deux autres phénomènes n'a qu'accessoirement et rarement pour but et pour effet d'influencer l'opinion.
Parmi les conclusions de l'auteur, deux me frappent particulièrement: (a) Ce ne sont pas les recettes classiques de la démocratie représentative qui vont offrir une réponse efficace à ces dangers; au contraire, les atermoiements, les erreurs d'analyse des élites en place et leur tendance à infantiliser les électorats favorisent les manipulations même les plus irréalistes des «faiseurs de chaos». (b) Une vraie réponse implique nécessairement de lutter contre les peurs du citoyen moyen en lui proposant, plutôt que de simples sauvegardes et un retour au statu quo, un projet porteur d'espoir et une image plus optimiste d'un avenir réalisable malgré les défis que cela pose.
J'ajouterais qu'à cette exigence, à laquelle je souscris entièrement et qui est d'ailleurs un des points de départ de mon projet de «Démocratie citoyenne», un autre élément essentiel de solution est la responsabilisation de chacune et chacun quant à son propre sort et à celui de sa collectivité. À partir du moment où une personne doit envisager les conséquences réelles des choix qu'implique son bulletin de vote (au-delà de la simple sélection de «représentants» qui seront ensuite libres de gouverner comme ils veulent), il est probable qu'elle verra le besoin de donner moins d'importance à ses réactions affectives et à ses préjugés personnels pour acquérir une vision plus réaliste et plus objective de la décision à prendre et de ses effets.
Trois cas spécifiques me donnent au moins partiellement raison sur ce plan: la désaffection majeure et la perte de confiance qui ont frappé l'électorat français après le refus méprisant par ses élus du rejet par référendum de la Constitution européenne de 2005; le retournement de l'opinion publique britannique face aux effets négatifs d'un Brexit très mal documenté; la révolte rapide et vigoureuse des électeurs de Donald Trump devant la réalité catastrophique (pourtant prévisible) du début de son second mandat.