05 novembre 2010

L'aube de la Lorelei et Apollinaire

(4 novembre 2010) Dimanche sur le Main encore, en descendant tout doucement vers le Rhin. La croisière étant foncièrement américaine, on se prépare à célébrer l'Halloween, fête par excellence des grands enfants (plusieurs déguisés pour l'occasion).

Surprise très sympa, ça prend la forme d'une soirée d'amateurs qui fait la part belle aux talents de l'équipage et du personnel de bord. Saynètes humoristiques sur la vie à bord, pantomime, démonstration d'instruments de bambou par trois garçons javanais, chorégraphie hip-hop rigolote... Et pour finir, les employés invitent à danser leurs passagères et passagers préférés.
Lundi de la Toussaint, nous laissons à tribord sans même ralentir Frankfurt am Main, grande capitale régionale moderne, puis à babord Mainz (Mayence) qui marque l'embouchure du Main et notre entrée dans le beaucoup plus vaste Rhin. Ça nous paraît un peu idiot de rater ainsi deux villes importantes et dynamiques, mais tant pis. Nous ne faisons escale qu'à la nuit tombante dans le centre par excellence du vignoble du riesling rhénan, Rudesheim, gros bourg pittoresque hyper-touristique. À voir le foisonnement des restos, bars à vin, hôtels, pensions, galeries, caves, celliers et boutiques, on se demande s'il reste place pour quelques authentiques habitants. Pour ne pas déparer l'atmosphère, c'est un petit train sur pneumatiques, frère jumeau de ceux de la Place d'Armes à Québec ou du Vieux-Port de Marseille, qui nous emmène après moult détours au Musikkabinett, un assez original musée consacré aux automates musicaux anciens. Il y a là de tout, depuis la classique cage à serins-boîte à musique du 18e jusqu'à un complexe et ingénieux orchestre mécanique dont les rouleaux contrôlent une quinzaine d'instruments tonitruants, en passant par une jolie collection d'orgues de barbarie à manivelle. Sans oublier une copie quasi conforme du piano mécanique à pédales qui ornait le salon de notre jeunesse. Nostalgie... Et pour finir, un souper communautaire au riesling (forcément) mettant en vedette le fleuron de la gastronomie locale, le sauerbraten: une sorte de daube de bœuf mariné. Avec accompagnement d'un orchestre on ne peut plus "oum pa-pah" jouant valses et polkas dans un vacarme à vous fendre la tête. Comment le peuple qui se goinfre d'une musique populaire aussi épaisse a pu engendrer également Bach, Haydn et Beethoven est une chose qui me dépasse.
Par une curieuse erreur de program- mation, il faut se réveiller presque en pleine nuit mardi matin pour avoir une chance d'apercevoir dans une pénombre embrumée ce qui aurait dû être un des clous, sinon LE clou de la croisière: la stupéfiante série, quasi ininterrompue, des archi-romantiques châteaux du Rhin, agrippés à leurs pitons et promontoires au-dessus de leurs pimpants villages au sud de Coblence.
Heureusement, lorsque nous arrivons à la courbe du fleuve qui contourne le Rocher de la Loreleï, le jour s'est enfin levé. J'en profite pour partager avec quelques autres courageux lève-tôt la Nuit rhénane d'Apollinaire, qui me paraît taillée sur mesures pour l'occasion: "Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme "Écoutez la chanson lente d'un batelier "Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes "Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds "Debout, chantez plus fort en faisant une ronde "Que je n'entende plus le chant du batelier "Et mettez près de moi toutes ces filles blondes "Au regard immobile, aux nattes repliées "Le Rhin, le Rhin est ivre où les vignes se mirent "Tout l'or des nuits vient en tremblant s'y refléter "La voix chante toujours à en râle-mourir "Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été "Mon verre s'est brisé dans un éclat de rire." Nous laissons tomber la visite de Coblence pour nous laisser tout doucement entraîner le long des nombreux détours du fleuve jusqu'à Cologne, notre dernière escale.
Éblouissement de la visite de l'immense et géniale cathédrale gothique, un peu gâté par une guide en retard sur son horaire qui nous fait tout parcourir au pas de course et par la lumière défaillante d'un entre-chien-et-loup pluvieux. Sans compter la frustration de ne rien voir d'autre de ce qui nous paraît une fort belle ville. Mercredi se lève sur les méandreux bancs de sable surmontés de vastes prairies plates parsemées de moutons qui marquent l'arrivée du Rhin aux Pays-Bas. Encore une ou deux écluses (les 67e et 68e du voyage, pour ceux que ça pourrait intéres- ser), et le Swiss Sapphire vient s'amarrer pour de bon au quai des croisières, quelques encablures à l'ouest de la Gare centrale, cœur de la vieille cité marine d'Amsterdam. Emballage des bagages, coquetel et souper d'adieu, échange d'adresses Internet (bientôt oubliées?) avec les plus sympathiques de nos co-passagers... Une dernière nuit un peu nerveuse dans la cabine qui était presque devenue "chez nous". Demain, c'est un autre monde.

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