03 novembre 2010

De Rothenberg et Durer à Ratisbonne

(30 octobre 2010 ) L'allemande Regensburg, notre étape de mercredi, c'est Ratisbonne en français. Par une inversion inattendue, les langues germaniques et nordiques ont retenu la racine du nom latin de cette très vieille cité (Regina), les langues latines le nom celtique (Ratas).
Sous une appellation ou l'autre, ce "Patrimoine de l'humanité" selon l'UNESCO mérite la visite. Pas tant pour un monument en particulier -- quoique certains, dont la cathédrale et le très vieux (1017) pont de pierre sur le Danube, sont remarquables --, mais pour le cadre et l'atmosphère très spéciale d'une grande ville médiévale presque intacte et encore habitée. Il y a des scories touristiques, certes, mais la plupart des gens qu'on croise dans les petites rues tordues et inégalement pavées sont du "vrai monde" qui travaillent, boivent, s'amusent, se courtisent là tout naturellement, sans s'occuper de nous.
La ville est aussi truffée d'exemples réjouissants d'humour moyen-âgeux: l'enseigne de fer forgé peint de l'auberge "Jonas et la baleine", la fontaine du curé prêchant aux oies, le gigantesque Goliath peint défiant David, le coude nonchalamment appuyés sur une vraie fenêtre à double arceau sur le mur du Goliathaus.
Lunch mémorable à l'Historische Ect, resto d'une sobriété toute moderne au rez-de chaussée de cette bâtisse semi-millénaire, près de la cathédrale: soupe à la queue de bœuf, daurade royale, poularde au vin rouge, tartelette aux pommes caramélisées, rouge de Bavière spätlese 2005.
Bonne conférence le lendemain matin sur l'histoire du canal Main-Danube et le rêve plus que millénaire de pouvoir naviguer sans interruption d'une rive à l'autre de l'Europe. Cela couvrait depuis la "Fossa Carolina" imaginée et commandée en 793 par Charlemagne -- dont personne ne sait si elle a jamais été complétée -- jusqu'au canal actuel réalisé entre 1971 et 1992.
Il fait 171 km de long et 16 écluses sur plus de 200 mètres de dénivellation et, topologiquement, transforme l'Europe de l'Ouest en île.
Lunch léger de très bonnes pâtes au pesto "al dente", et départ pour Nuremberg en autocar (le bateau est amarré sur le canal, assez loin de la ville). Les passagers se divisent en deux groupes, l'un intéressé à l'histoire plus récente de la guerre 1939-45 et des procès nazis, l'autre (dont nous) par la dimension artistique et historique plus ancienne.
Traversée d'une banlieue industrielle et ouvrière sans intérêt jusqu'aux murs, en grande partie reconstruits à l'originale, de la cité médiévale détruite par les Alliés au début de 1945. Le château-fort est assez spectaculaire, mais pas autant que celui de Carcassonne.
En revanche, la résidence-musée d'Albrecht Dürer à elle seule vaut presque le voyage: une belle maison de pierre et de colombages-torchis perchée sur le coin d'une charmante place moyen-âgeuse, directement sous les murailles. Les pièces: salon, chambre, cuisine, atelier, ont été replacées dans leur état originel, décorées de quelques oeuvres (et pas mal de reproductions) du maître. On y accède par des escaliers de bois sombres et escarpés, durs-durs pour les vieilles jambes mais bah! Ça en vaut la peine.
Une descente en pente douce le long de rues pittoresques nous amène à la place principale, envahie déjà par le Marché de Noël où je déniche, parmi les multiples étalages de pain d'épices, un comptoir de jouets en bois, autre grande spécialité locale. J'en ressors avec quelques souvenirs, notamment un "combat de coqs" articulé qui me rappelle les joujoux primitifs de notre enfance.
Azur, pendant ce temps, m'attendait au Bratwurst Röslein, grande brasserie typiquement franconienne où les deux troupeaux de la croisière Tauck doivent se regrouper pour le souper. Celui-ci, bouillon aux dumplings et petites saucisses grillées locales accompagnées de choucroute et de moutarde douce, manque un peu de caractère, mais la bière brune (Tücher Dunkel) est excellente. Mon voisin de table, qui a la tête d'un Groucho Marx interprété par Dürer, en avale sans hésiter cinq chopines -- je me contente de trois. Il y a aussi un accordéoniste dont la présence ici s'explique sans doute par le fait qu'il n'y a pas dans le vieux quartier de station de métro où il puisse exercer son "art".
Retour à bord en autocar via la grand-place, ornée d'une étincelante fontaine polychrome. Dodo fourbu mais paisible.
Pendant ce temps, nous sortons du canal et commençons à descendre le Main, affluent majeur du Rhin -- nous avons donc franchi quelque part pendant la nuit dernière la "ligne de partage des eaux" entre le bassin de la Mer Noire et celui de la Mer du Nord.
Coïncidence? Toujours est-il que le temps se met au beau et le thermomètre à la hausse. En revanche, notre route est semée d'une multitude d'écluses étroites dans lesquelles le Swiss Sapphire doit s'insérer aussi délicatement qu'un pied de femme dans un escarpin. Et de ponts et viaducs très bas qui obligent le capitaine à condamner le pont-promenade et à abaisser la passerelle de pilotage qui, à notre grande surprise, se replie sur elle-même en trois sections comme un télescope. À l'occasion, nous apercevons la tête de l'officier de quart qui jaillit d'une trappe dans le toit comme un polichinelle d'une boîte à surprises!
Haßfurt, en Franconie, est une minuscule ville paisible dont on fait le tour (cinq rues, quatre églises) en vingt minutes. Elle n'a rien de particulier, nous ne nous y arrêtons, après de savants manœuvres d'arrimage et d'ajustement de la passerelle d'embarquement, que pour récupérer un groupe d'excursionnistes partis ce matin visiter une autre forteresse dans l'arrière-pays. J'en profite pour acheter au marché deux fromages et un brandy locaux, en cas de petite fringale dans la cabine. Sait-on jamais...
Samedi, à Wurzburg, il faut se lever tôt pour entreprendre une assez longue balade à travers la campagne franconienne, toute de basses collines, de cultures maraîchères et de vignes. Pour aboutir à ce qui restera sans doute un des joyaux de la partie germanique de la croisière, Rothenburg.
Nous empruntons d'abord une potence sous les impressionnantes murailles (qui rappellent Aigues-Mortes) ceinturant la vieille cité et parcourons la grande place du marché, où les préparatifs d'une foire régionale vont bon train, pour atteindre la plus petite mais bien plus pittoresque Place de l'Hôtel de ville, toute en pente et en pavés capricieux. La belle cathédrale gothique voisine se distingue surtout par ses fabuleuses sculptures sur bois des 14e et 15e siècles.
Retour sur la place pour un délicieux chocolat chaud et la contemplation de l'original jacquemart de l'horloge: sur le coup de midi, tous les jours depuis quelques siècles, le général conquérant sort d'une fenêtre pour surveiller, bâton de commandement en main, le bourgmestre buvant d'un seul trait dans la fenêtre voisine un gigantesque hanap de vin blanc local, condition imposée pour surseoir à l'incendie de la ville. L'histoire ne dit pas la taille du "hangover" enduré le lendemain par le brave homme, seulement que Rothenburg fut sauvée.
Le restaurant d'hôtel que nous a indiqué le patron du café est non seulement agréable, calme et spacieux, il fait spécialité de gibier. Azur a donc droit à un succulent canard sauvage au four, moi à un goûteux ragoût genre goulasch de cerf, sanglier et bécasse arrosé d'un rouge local atypique, presque noir et très corsé. Nos compagnons de table californiens, Sheldon et Theresa, s'en tiennent à des plats plus standards... Ils le regretteront.
Retour à Wurzburg en fin d'après-midi pour une visite de la tape-à-l'oeil Résidence du prince-évêque, un Versailles (ou du moins Schönbrunn) en miniature. La pièce de résistance en est le démesuré escalier d'honneur coiffé d'une immense et superbe fresque bombée, pour laquelle Monseigneur avait fait venir spécialement de Venise Jean-Baptiste Tiepolo, le grand-maître incontesté du plafond rococo. Photos interdites.
La (trop longue mais) satisfaisante journée s'achève par une périlleuse descente au fond de l'interminable cellier de la Résidence, vaguement illuminé de chandelles, où l'on nous offre une dégustation de trois vins locaux dont seul le dernier, un riesling, mérite mention.
Heureusement, la journée d'aujourd'hui n'a consisté qu'à nous laisser descendre le long du Main, d'une petite écluse à l'autre, en admirant distraitement les bourgs et hameaux riverains, proprets et pimpants, d'une rigueur toute allemande.

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