08 mai 2014

Vivre à Venise

Santa Maria Formosa est un des grands «campi» du Sestier (quartier) Castello de Venise, une place publique typique et pittoresque mais peu fréquentée par les touristes. Une église trapue du même nom à campanile carré dans un coin, face à un petit canal traversé par deux ponts entre lesquels s'active un café-snack populaire; deux rangées opposées de belles maisons anciennes plus ou moins décrépites aux fenêtres à arcades romanes, gothiques ou mozarabes, au rez-de chaussée desquelles s'ouvrent des commerces (resto, pharmacie, banque, coiffeur, petite épicerie-fourre-tout...); un kiosque à journaux, une fontaine et un marché à ciel ouvert au centre; et à l'autre bout notre hôtel, le Ruzzini Palace, élégant palais tout blanc du 17e siècle avec une entrée principale à double porte de fer forgé surmontée de lanternes sur la place et une «porte de mer» sur le canal derrière.
C'est par cette dernière que nous sommes arrivés en water-taxi le matin du premier mai, après un débarquement étrangement cafouilleux. Les services habituellement impeccables de Seabourn avaient, semble-t-il, pris congé pour la Fête du Travail. Informations erronées, bus-navettes invisibles, plus d'un quart d'heure à pied chargés de bagages, sans aide ni indications claires le long de quais venteux et de parkings déserts, pour arriver à un ponton d'embarquement-taxi où le personnel local et les employés de la croisière ne s'entendaient bruyamment pas, et dans deux langues au moins, sur les façons de faire ou les priorités. Certains passagers qui avaient payé jusqu'à 400 dollars US pour le transport à leur hôtel ou à l'aéroport trépignaient de rage et d'impatience (non sans raison), ce qui n'aidait pas les choses.
Nous avons fini par trouver à l'autre bout des quais la jeune femme, gentille et efficace, de la société de «motoscafe» où j'avais réservé par Internet. Une dizaine de minutes plus tard, nos valises et nous avons pris place dans un confortable canot automobile de bois verni qui nous a promenés à travers une bonne moitié de la ville pour enfin nous déposer au mini-quai du Ruzzini. Après une courte attente, on nous a installés dans une chambre immense du premier étage, au plafond de poutres apparentes peintes en trompe-l'oeil et aux deux grandes fenêtres donnant sur la place. C'est ici que nous allions apprendre pendant quelques jours l'art raffiné de vivre à Venise.
Dès le premier midi, nous nous retrouvons — sur les conseils de l'hôtel — sur une banquette exiguë d'Al Mascaron, le parfait restaurant de quartier sombre et remuant d'une des étroites et tortueuses «calli» voisines. Immense et délicieuse salade de pieuvre et céleri, foie de veau à la Vénitienne et fritto misto de fruits de mer avec une carafe de (bon) rouge maison. Tout le monde nous dévisage; nous comprendrons plus tard que ce n'est pas en tant qu'étrangers, mais pour avoir commis le sacrilège de n'avoir pas pris l'incontournable «primo piatto» de pâtes, pour lequel le chef est renommé.
Retour sur la place pour la grappa. De temps à autre, l'espace est traversé par un troupeau de visiteurs entraînés au pas de charge par un(e) guide brandissant un fanion de couleur vive. Mais dans l'ensemble, il est facile ici d'oublier que Venise est une des grandes destinations touristiques de la planète, et de se laisser aller au charme de la flânerie. Assis à l'un des trois cafés, nous regardons les gamines et gamins poursuivre avec fougue leurs ballons de football auxquels le pavage inégal imprime des tracés erratiques.
Il y a aussi les jeunes couples poussant leurs bébés prospères dans des landaus cahotants; la dame toujours en blanc et noir qui promène à pas menus ses quatre pékinois (trois en laisse, un dans son cabas) dont elle recueille soigneusement les crottes avec une truelle de plastique mauve; le vieux monsieur en chandail et casquette  de tweed qui sort de la boulangerie tous les jours à midi pile, son pain rond sous le bras; la marchande de journaux dont les pantalons collants et les chemisiers flamboyants sont un défilé de mode permanent...
Dès le premier soir, comme nous allons passer commande au café le plus près de l'hôtel, un jeune homme à la table voisine nous prévient: «La bière est bonne, les apéros sont costauds. Si vous voulez manger, les sandwiches sont OK, mais ne touchez pas à la pizza», avec un geste du pouce éloquent vers la terrasse de l'autre côté dont c'est la spécialité.
Le lendemain, nous sommes partis en bateau-taxi rendre visite aux copains suisses de la croisière, qui avaient choisi un des hôtels proposés par Seabourn, le cinq-étoiles de luxe Luna Baglioni. Quand nous y sommes arrivés, nous avons ressenti un petit pincement de regret: l'endroit est magnifique, un palais aristocratique de la Renaissance donnant directement sur le Grand Canal et restauré de façon grandiose, tout en marbres et cuivres rutilants, tapisseries et tableaux anciens. De plus, il est à deux minutes de marche de la Place Saint-Marc.
Mais quand nous avons vu la clientèle... En grande majorité des étrangers riches et prétentieux, costumés et pomponnés (Esther et François, avec leurs jeans et vêtements sport pourtant d'excellente facture, juraient avec le reste), comme une sorte de bulle archi-touristique engoncée dans une Venise de cinéma! Après un verre chaleureux d'adieu avec nos amis, nous avons été soulagés de retourner à pied vers le terre-à-terre (si l'on peut dire) de Santa Maria Formosa.
Le jour suivant, la serveuse du petit déjeûner, toute la réception de l'hôtel, le waiter du café aux sandwiches et la pharmacienne nous appellent déjà par notre nom. Et je commence à connaître assez bien le labyrinthe environnant pour ne pas devoir sortir mon plan de Venise quand je vais au trou-dans-le-mur du marchand d'électronique de Calle Lunga de Sta Maria pour nous procurer un (génial) chargeur à quatre sorties pour iPod, iPad etc. alimenté par la curieuse prise murale triple italienne.

Entre-temps, nous avons ciblé, de l'autre côté du pont derrière l'église (six marches à monter, huit à descendre) au bout de la Ruga Giuffa qui mène vers San Marco, ce qui allait devenir notre table de prédilection. Le Giardinetto s'ouvre sur une salle de bar aux chaleureuses boiseries qu'on traverse pour s'installer à la vaste terrasse entourée de verdure et de brique antique qui lui donne son nom. C'est là que j'apprends, sans trop de douleur, comment s'ordonne un vrai repas vénitien. 
Il y a d'abord l'aperitivo, presque toujours un «spritz» bitter (Campari ou Fernet-Branca) ou plus doux (Aperol) accompagné d'antipasto — bruschetta, anchois marinés, portobellos grillés... Suit le sacro-saint «primo piatto» de pasta, qui peut être archi-simple: spaghetti aliolio (ail et huile d'olive) ou absolument décadent: tagliatelles noires à l'encre de seiches avec sauce aux écrevisses à la crème. Troisième étape inévitable, le «secundo piatto» principal, de viande ou de poisson, servi sans accompagnement sauf, parfois, une louche de polenta. Au Giardinetto, cela veut dire presque obligatoirement: la succulente anguille grillée toute nue ou l'escalope de veau maison (habillée de sauce crémeuse aux champignons et marsala), quoique le fritto misto de menu fretin enrichi de crevettes n'est pas sans mérite.
Le dessert, et ça se comprend, n'est pas obligatoire... mais tiramisu, crema caramel ou panacotta sont très, très difficiles à refuser. Et pour couronner le tout, un minuscule café si tassé qu'il est presque solide. Enfin, les coeurs bien accrochés ont droit à une transparente grappa du Frioul ou à une Vecchia Romana ambrée.
«Tout ça est bien beau, me direz-vous, mais qu'avez-vous fait à Venise à part manger?» Nous avons aussi bu, vous devez vous en douter. Et ce n'est pas tout. 
Suivant l'excellent précepte du Maréchal de Turenne («Tu trembles, carcasse...»), nous avons obligé samedi nos vieilles guibolles à arpenter une bonne moitié de la longueur de la ville, depuis la gare de Piazzale Roma jusqu'à San Marco. Cela a commencé dans ce qui avait tout l'air d'une trappe à touristes au bord du Grand Canal mais qui nous a servi, à notre ébahissement, un miraculeux risotto noir à la seiche avec un pichet de fin soave d'un jaune presque vert.
Nous avons remonté la Lista di Spagna dans une foule dense totalement vierge de Vénitiens (sauf les vendeurs de souvenirs et raccoleurs) jusqu'à San Geremia, où j'ai eu une amusante mais pas toujours compréhensible conversation multilingue avec un vieux peintre de paysages en série au pinceau étonnamment habile avec un bon oeil pour la couleur et la lumière, de qui j'ai fini par acheter une petite vue à l'huile d'une embouchure de canal — dont je me demande maintenant ce que je pourrai bien faire!
L'étape suivante au bout de la Strada Nuova a été une pause bière/San Pellegrino à une mini-terrasse où nos voisins étaient des Texans en vadrouille. 
Nous avons ensuite trouvé le tour de nous égarer dans un écheveau de ruelles et de campielli à l'épreuve de toutes les cartes et tous les compas. Avec l'aide de résidants compatissants mais pas toujours experts, avons abouti sur le magnifique Campo San Giovanni e Paolo, où l'orgueilleux condottiere Colleoni nous narguait du haut de son cheval. «T'as pas de quoi te vanter, bonhomme, ai-je réagi, toi aussi tu t'es perdu!» En effet, il avait posé comme condition pour son appui à Venise dans une quelconque guerre qu'on érige sa statue équestre «face à San Marco». Mais un doge farceur (paraît qu'il y en a eu) a tenu plus ou moins parole... en le faisant statufier devant la Scuola (confrérie) San Marco, où il campe encore, plutôt que la célébrissime basilique. 
Toujours est-il qu'en repartant, nous nous sommes encore fourvoyés pour finir, au lieu de Sta Maria Formosa qui se trouvait à deux rues et un pont de là, au beau milieu des pigeons de la Place Saint-Marc. Et Azur qui n'avait même pas un croûton rassis pour les nourrir!
Le gag final a été de découvrir que pour rentrer chez nous, c'était deux fois plus loin d'aller prendre le vaporetto que de le faire à pied.
C'est donc dimanche avant-midi qu'a eu lieu la grande excursion en bateau-autobus, avec quelques touristes, soit, mais surtout une masse de Vénitiens amoureux de  leur ville dont c'est un des passe-temps favoris. Du pont du Rialto, la Ligne 2 nous a amenés jusqu'à la Ferrovia (gare), d'où nous sommes repartis dans l'autre sens (Ligne 1) pour parcourir la totalité du Grand Canal jusqu'à Sta Elena, puis la lagune jusqu'au Lido. Impossible de parler du paysage qui défilait des deux côtés sans tomber dans tous les pires clichés touristiques... et impossible de se taire devant tant de beauté et d'harmonie surgissant d'une pareille cacophonie de formes, de styles et de couleurs. Là où Paris, Londres ou Vienne sont parvenues à leur élégance par un ferme embrigadement de leurs architectures, Venise a fait mieux encore en garrochant son imagination dans toutes les directions... avec un suprême instinct de la fusion des accords les plus discordants. 
J'ai pensé à un autre aspect, moins reluisant, de la réalité vénitienne dimanche en achetant, chez la marchande de journaux-gravure-de-mode, un exemplaire du Gazzettino, ce quotidien tabloïde que Donna Leon et son fictif «commissario» Guido Brunetti adorent détester... pour y trouver par pure coïncidence, étalés sur quatre pages, les ragots les plus outranciers sur le suicide avec son arme de service d'un policier de la Questura, possiblement à la suite d'une magouille mafieuse. Tout comme dans un polar de la Signora Leon!
Ce n'est que lundi que j'ai fini par visiter «notre» église, dont il faut avouer que face aux fabuleux trésors de ses rivales plus célèbres, elle n'offre pas un étalement de grandes merveilles... sauf le polyptique de Sainte-Barbe de Palma le Vieux (1473) et une Vierge avec Saint-Dominique de Tiepolo qui, à eux deux, suffiraient à faire la renommée d'un sanctuaire dans toute ville moins richement douée!
En soirée, nous sommes partis à pied vers San Marco pour un sympathique concert d'«opéra de chambre»: un petit ensemble à cordes accompagnait un duo soprano-ténor dans un pot-pourri d'airs fameux du répertoire, autour de pièces vocales moins connues de la gloire locale, Vivaldi. À la suite de quoi, comme de vrais Vénitiens, nous sommes revenus à pied par les rues mal éclairées, lampe de poche en main, jusqu'«à la maison» où passer une dernière nuit avant de refaire les bagages pour le départ vers Montpellier.
Ah oui, et nous n'avons, en cinq jours, pas mis le pied sur la moindre gondole!

1 commentaire:

Gerald Gauthier a dit...

Toujours aussi captivant ! Mais ça serait bon d'y insérer des photos ici et là... :)