03 mai 2014

Petite musique d'Éphèse

Pour le dernier «Évènement spécial» de la croisière autour du monde, Seabourn avait bien choisi son cadre. Samedi dernier en fin d'après-midi, deux cars nous ont emmenés avec les quelque 70 autres «survivants» du périple depuis le port vacancier de Kusadasi en Turquie jusqu'à ce qui sont sûrement les ruines gréco-romaines les plus grandioses et parmi les mieux conservées de l'Asie mineure: Éphèse. 
L'ancien port majeur de la Grande Grèce puis de l'empire romain est aujourd'hui bien reculé dans les terres. Comme bien d'autres (je pense à notre quasi-voisine camarguaise Aigues-Mortes), l'estuaire qui lui avait donné naissance s'est enlisé, notamment suite au déboisement intensif causé par les besoins de matériaux des chantiers navals, et l'antique plan d'eau est désormais une plaine partiellement marécageuse de cinq kilomètres. Il faut voir là-dessus ce qui a été une des lectures de chevet de mon voyage, «The Great Sea» de David Abulafia, sans doute le meilleur et le plus fascinant livre sur la Méditerranée après Fernand Braudel — et juste avant le délectable «Que sont les siècles pour la mer» de Max Gallo.
Les cars ont dépassé les restes imposants de l'immense amphithéatre (24 000 places) creusé à flanc de colline où Saint Paul avait, dit-on, prêché pour la première fois aux Gentils — sans autre succès que de se faire arrêter pour avoir troublé l'ordre public et transporter à Rome, d'où il a écrit, évidemment, son Épitre aux Éphésiens. Ils nous ont déposés à l'entrée d'une longue allée ombragée, au bout de laquelle nous avons pu circuler à la lumière du soleil tombant sur le forum, dans les rues pavées bordées d'anciens palais et de temples, pour aboutir à la cour de la Bibliothèque Celsius. Là, entre une façade romaine à arcs ornée de statues remarquablement restaurée d'un côté et un portique hellénistique à colonnes de l'autre, avaient été dressées des tables vêtues de rose et de blanc où chaque place était marquée par une grande assiette de vermeil. Dans le crépuscule orangé, un spectacle d'une beauté à vous laisser sans voix. Peu importe d'ailleurs, puisque tandis que nous prenions place, un trio d'instrumentistes installé dans l'entrée de la bibliothèque meublait très joliment le silence avec la «Petite musique de nuit». 
Nous nous sommes retrouvés assis avec deux couples, notamment des Japonais dont le mari ne parle pas anglais (ou si peu) et la femme est passionnée de peinture, en particulier d'aquarelle dont elle fait des paysages délicats, ce qui l'amenait à me bombarder de questions pertinentes et techniques sur l'acrylique et mes façons de peindre, surtout en voyage. Mais pendant un excellent repas entièrement composé de spécialités locales et de vins du Proche-Orient, cela donnait une curieuse conversation syncopée d'abord par les intermèdes musicaux (Schubert ayant succédé à Mozart) puis par des hiatus «linguistiques» où Mme Hara traduisait pour Monsieur et moi pour Marie-José; disons que ça manquait un peu de spontanéité, on se serait crus par moments à une table non de banquet, mais de pourparlers diplomatiques!
J'imagine que c'est le décor classique d'Éphèse (ou bien l'influence pernicieuse de Venise où nous avons maintenant débarqué) qui me pousse à faire aujourd'hui un blogue aussi «intellectuel», mais c'est bien fait pour ceux qui me reprochaient d'insister exagérément sur le côté gastronomique: vous ne saurez même pas ce qu'il y avait au menu, na! Et le naturel reviendra sans doute au galop...
Le souper s'étant terminé dans une obscurité trouée de lampions, nous sommes partis à tâtons rejoindre le reste des passagers du Sojourn, déjà bien assis sur une place en ruines transformée en salle de concert, où la soirée s'est poursuivie pendant une heure enchanteresse aux accents romantiques (Liszt et Tchaikovsky entre autres) puis modernes (Debussy) d'un bon orchestre de chambre dont la soliste principale était une remarquable flûtiste...
Nous ne risquons pas d'oublier Éphèse.

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